DEUXIÈME ACTE
La taverne de Lillas Pastia. Tables à droite et à gauche. Carmen, Mercédès, Frasquita, le lieutenant Zuniga, Morales et un lieutenant. C'est la fin d'un dîner. La table est en désordre. Les officiers et les bohémiens raclent de la guitare dans un coin de la taverne et deux bohémiennes, au milieu de la scène, dansent.
Carmen est assise regardant danser les bohémiennes, le lieutenant lui parle bas, mais elle ne fait aucune attention à lui. Elle se lève tout à coup et se met à chanter.
No 12 - Chanson bohème
CARMEN
Les tringles des sistres tintaient
Avec un éclat métallique.
Et sur cette étrange musique
Les zingarellas se levaient.
Tambours de basque allaient leur train.
Et les guitares forcenées
Grincaient sous des mains obstinées,
Même chanson, même refrain.
Tra la la la la la la, Tra la la la la.
Sur ce refrain, les bohémiennes dansent.
CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Tra la la la la, Tra la la la la.
CARMEN
Les anneaux de cuivre et d'argent
Reluisaient sur les peaux bistrées;
D'orange ou de rouge zébrées
Les étoffes flottaient au vent:
La danse au chant se mariait
D'abord indécise et timide.
Plus vive ensuite et plus rapide,
Cela montait, montait, montait!
Tra la la la la la la la, Tra la la la la la.
CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Tra la la la la, Tra la la la la.
CARMEN
Les bohémiens à tour de bras,
De leurs instruments faisaient rage,
Et cet éblouissant tapage,
Ensorcelait les zingaras!
Sous le rythme de la chanson,
Ardentes, folles, enfiévrées,
Elles se laissaient, enivrées,
Emporter par le tourbillon!
Tra la la la la la la, Tra la la la la.
CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Tra la la la la, Tra la la la la.
Mouvement de danse très rapide, très violent. Carmen elle-même danse et vient, avec les dernières notes de l'orchestre, tomber haletante sur un banc de la taverne. Après la danse, Lillas Pastia se met à tourner autour des officiers d'un air embarrassé.
Dialogue parlé
ZUNIGA
Vous avez quelque chose à nous dire, maître Lillas Pastia?
PASTIA
Mon Dieu, messieurs…
MORALÈS
Parle, voyons…
PASTIA
Il commence à se faire tard ... et je suis, plus que personne, obligé d'observer les règlements. Monsieur le corrégidor étant assez mal disposé à mon égard ... je ne sais pas pourquoi il est mal disposé ...
ZUNIGA
Je le sais très bien, moi. C'est parce que ton auberge est le rendez-vous ordinaire de tous les contrebandiers de la province.
PASTIA
Que ce soit pour cette raison ou pour une autre, je suis obligé de prendre garde ... or, je vous le répète, il commence à se faire tard.
MORALÈS
Cela veut dire que tu nous mets à la porte!…
PASTIA
Oh! non, messieurs les officiers ... oh! non ... je vous fais seulement observer que mon auberge devrait être fermée depuis dix minutes …
ZUNIGA
Dieu sait ce qui s'y passe dans ton auberge une fois qu'elle est fermée…
PASTIA
Oh! mon lieutenant …
ZUNIGA
Enfin, nous avons encore, avant l'appel, le temps d'aller passer une heure au théâtre ... vous y viendrez avec nous, n'est-ce pas, les belles?
Pastia fait signe aux bohémiennes de refuser.
FRASQUITA
Non, messieurs les officiers, non, nous restons ici, nous.
ZUNIGA
Comment, vous ne viendrez pas
MERCÉDÈS
C'est impossible ...
MORALÈS
Mercédès!
MERCÉDÈS
Je regrette …
MORALÈS
Frasquita! …
FRASQUITA
Je suis désolée…
ZUNIGA
Mais toi, Carmen,
je suis bien sûr que tu ne refuseras pas …
CARMEN
C'est ce qui vous trompe, mon lieutenant ... Je refuse et encore plus nettement qu'elles deux si c'est possible …
Pendant que le lieutenant parle à Carmen, Moralès et les deux autres lieutenants essayent de fléchir Frasquita et Mercédès.
ZUNIGA
Tu m'en veux?
CARMEN
Pourquoi vous en voudrais-je?
ZUNIGA
Parce qu'il y a un mois, j'ai eu la cruauté de t'envoyer à la prison …
CARMEN
comme si elle ne se rappelait pas
A la prison?
ZUNIGA
J'étais de service, je ne pouvais pas faire autrement.
CARMEN
même jeu
A la prison ... je ne me souviens pas d'être allée à la prison …
ZUNIGA
Je sais pardieu bien que tu n'y es pas allée ... le brigadier qui était chargé de te conduire ayant jugé à propos de te laisser échapper ... et de se faire dégrader et emprisonner pour cela ...
CARMEN
sérieuse
Dégrader et emprisonner? ...
ZUNIGA
Mon Dieu oui ... on n'a pas voulu admettre qu'une aussi petite main ait été assez forte pour renverser un homme...
CARMEN
Oh!
ZUNIGA
Cela n'a pas paru naturel …
CARMEN
Etce pauvre garçon est redevenu simple soldat?
ZUNIGA
Oui... et il a passé un mois en prison …
CARMEN
Mais il en est sorti?
ZUNIGA
Depuis hier seulement!
CARMEN
faisant claquer ses castagnettes
Tout est bien, puisqu'il en est sorti, tout est bien.
ZUNIGA
À la bonne heure, tu te consoles vite …
CARMEN
à part
Et j'ai raison ...
Haut
Si vous m'en croyez, vous ferez comme moi, vous voulez nous emmener, nous ne voulons pas vous suivre ... vous vous consolerez …
MORALÈS
Il faudra bien.
La scène est interrompue par un choeur chanté dans la coulisse.
No 13 - Choeur
CHOEUR
Vivat! Vivat le torero!
Vivat! Vivat Escamillo!
Jamais homme intrépide
N'a par un coup plus beau
D'une main plus rapide
Terrassé le taureau!
Vivat! Vivat! Vivat!
ZUNIGA
Qu'est-ce que c'est que ça?
MERCÉDÈS
Une promenade aux flambeaux …
MORALÈS
Et qui promène-t-on?
FRASQUITA
Je le reconnais ... c'est Escamillo ... un torero qui s'est fait remarquer aux dernières courses de Grenade et qui promet d'égaler la gloire de Montes et de Pepe Illo …
ZUNIGA
Pardieu, il faut le faire venir... nous boirons en son honneur!
MORALÈS
C'est cela, je vais l'inviter.
Il va êi la fenêtre.
Monsieur le torero ... voulez-vous nous faire l'amitié de monter ici? Vous y trouverez des gens qui aiment fort tous ceux qui, comme vous, ont de l'adresse et du courage …
Quittant la fenêtre
Il vient …
PASTIA
suppliant
Messieurs les officiers, je vous avais dit …
ZUNIGA
Ayez la bonté de nous laisser tranquilles, maître Lillas Pastia, et faites-nous apporter de quoi boire ...
CHOEUR
Vivat! Vivat le torero!
Vivat! Vivat Escamillo!
Vivat! Vivat! vivat!
Paraît Escamillo.
Dialogue parlé
ZUNIGA
Ces dames et nous, vous remercions d'avoir accepté notre invitation; nous n'avons pas voulu vous laisser passer sans boire avec vous au grand art de la tauromachie.
ESCAMILLO
Messieurs les officiers, je vous remercie.
ESCAMILLO
Votre toast ... je peux vous le rendre,
Señors, Señors, car avec les soldats
Oui les toreros peuvent s'entendre,
Pour plaisirs ils ont les combats.
Le cirque est plein, c'est jour de fête,
Le cirque est plein du haut en bas.
Les spectateurs perdant la tête,
Les spectateurs s'interpellent à grands fracas:
Apostrophes, cris et tapage
Poussés jusques à la fureur.
Car c'est la fête du courage,
C'est la fête des gens de coeur.
Allons en garde! Allons! Allons! Ah!
Toréador, en garde,
Toréador, toréador,
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour,
L'amour t'attend!
TOUS
Toréador en garde,
Toréador, toréador
En combattant songe qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend,
Toréador, l'amour, l'amour t'attend!
ESCAMILLO
Tout d'un coup on fait silence;
On fait silence. Ah que se passe-t-il?
Plus de cris; c'est l'instant
Le taureau s'élance en bondissant hors du toril …
Il s'élance, il entre, il frappe, un cheval roule
Entraînant un picador.
«Ah bravo toro!», hurle la foule.
Le taureau va ... il vient ... il vient et frappe encor!
En secouant ses banderilles,
Plein de fureur, il court!
Le cirque est plein de sang;
On se sauve, on franchit les grilles;
C'est ton tour maintenant.
Allons en garde! Allons! Allons! Ah!
Toréador, en garde!
Toréador, toréador!
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour t'attend!
TOUS
Toréador en garde!
Toréador! Toréador!
En combattant songe qu'un oeil noir te regarde,
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour, l'amour t'attend!
MERCÉDÈS
L'amour!
ESCAMILLO
L'amour!
FRASQUITA
L'amour!
ESCAMILLO
L'amour!
CARMEN
L'amour!
ESCAMILLO
L'amour!
TOUS
Toréador, Toréador!
L'amour t'attend!
On boit, on échange des poignées de main avec le toréador.