ACTE I
Une plage aride et sauvage de l'île de Ceylan, quelques huttes en bambous; palmiers; au loin, ruines d'une ancienne pagode indoue et la mer éclairée par un soleil ardent. Des pêcheurs achèvent de dresser leurs tentes pendant que des autres dansent et boivent aux sons des instruments indous.
Introduction
CHŒUR
Sur la grève en feu
Où dort le flot bleu,
Nous dressons nos tentes!
Dansez jusqu'au soir,
Filles à l'œil noir,
Aux tresses flottantes!
Chassez, chassez par vos chants,
Chassez, chassez les esprits méchants!
Voilà notre domaine!
C'est ici que le sort
Tous les ans nous ramène,
Prêts à braver la mort!
Sous la vague profonde,
Plongeurs audacieux
À nous la perle blonde
Cachée a tous les yeux!
Sur la grève en feu, etc.
Scène et choeur
ZURGA
Amis, interrompez vos danses et vos jeux!
Il est temps de choisir un chef qui nous commande,
Qui nous protège et nous défende,
Un chef aimé de tous, vigilant, courageux!
CHŒUR
Celui que nous voulons pour maître
Et que nous choisissons pour roi
Ami Zurga, ami Zurga, c'est toi!
ZURGA
Qui, moi?
CHŒUR
Oui, oui, sous notre chef!
Nous acceptons ta loi.
Ami, ami, sois notre chef!
Nous acceptons ta loi.
ZURGA
Vous me jurez obéissance?
CHŒUR
Sois notre chef!
ZURGA
À moi seul la toute puissance?
CHŒUR
Sois notre roi!
ZURGA
Eh bien! c'est dit! c'est dit!
CHŒUR
Sois notre chef
À toi seul la toute puissance,
Sois notre chef et notre roi!
ZURGA
C'est dit! c'est dit!
(Nadir paraît au fond et descend parmi les rochers.)
CHŒUR
Mais qui vient là?
ZURGA
(allant au devant de Nadir)
Nadir! Nadir! ami de ma jeunesse
Est-ce bien toi que je revois?
CHŒUR
C'est Nadir, le coureur des bois!
NADIR
Oui, Nadir, votre ami d'autrefois!
Parmi vous compagnons que mon bon temps renaisse!
Des savanes et des forêts
Où les traqueurs tedant rêts,
Des savanes et des forêts
J'ai sondé l'ombre et le mystère!
J'ai suivi le poignard aux dents,
Le tigre fauve aux yeux ardents,
Et le jaguar et la panthère!
Ce que j'ai fait hier, mes amis,
Vous le feriez demain!
Oui, vous le feriez demain!
Compagnons, donnons-nous la main!
CHŒUR
Amis, amis, donnons-lui la main!
ZURGA
Demeure parmi nous, Nadir,
Et sois des nôtres!
NADIR
Oui! mes vœux désormais
Mes plaisirs sont les vôtres!
ZURGA
Eh bien! prends part à nos jeux!
Ami, bois avec moi, danse et chante avec eux!
Avant que la pêche commence,
Saluons le soleil, l'air et la mer immense!
CHŒUR
Sur la grève en feu, etc
(Les pêcheurs dansent, puis se dispersent. Zurga et Nadir restent seuls.)
Récit
ZURGA
C'est toi, toi qu'enfin je revois!
Après de si longs jours, après de si longs mois
Où nous avons vécu séparés l'un de l'autre,
Brahma nous réunit! quelle joie est la nôtre!
Mais parle, es-tu resté fidèle à ton serment?
Est-ce un ami que je revois ou bien un traître?
NADIR
De mon amour profond, j'ai su me rendre maître!
ZURGA
Oublions le passé, fêtons ce doux moment!
Soyons frères, restons amis toute la vie!
Mon cœur a banni sa folie!
NADIR
Oui, le calme est venu pour toi,
Mais l'oubli ne viendra jamais!
ZURGA
Que dis-tu?
NADIR
Zurga, quand tous deux nous toucherons à l'âge
Où les rêves des jours passés
De notre âme sont effacés,
Tu te rappelleras notre dernier voyage;
Et notre halte aux portes de Candi.
ZURGA
C'était le soir!
Dans l'air par la brise attiédi,
Les brahmines au front inondé de lumière,
Appelaient lentement la foule à la prière!
Duo
NADIR
Au fond du temple saint
Paré de fleurs et d'or,
Une femme apparaît!
Je crois la voir encore!
ZURGA
Une femme apparaît!
Je crois la voir encore!
NADIR
La foule prosternée
La regarde, etonnée,
Et murmure tous bas:
Voyez, c'est la déesse!
Qui dans l'ombre se dresse
Et vers nous tend les bras!
ZURGA
Son voile se soulève!
Ô vision! ô rêve!
La foule est à genoux!
NADIR et ZURGA
Oui, c'est elle!
C'est la déesse plus charmante et plus belle!
Oui, c'est elle!
C'est la déesse qui descend parmi nous!
Son voile se soulève et la foule est à genoux!
NADIR
Mais à travers la foule
Elle s'ouvre un passage!
ZURGA
Son long voile déjà
Nous cache son visage!
NADIR
Mon regard, hélas!
La cherche en vain!
ZURGA
Elle fuit!
NADIR
Elle fuit!
Mais dans mon âme soudain
Quelle étrange ardeur s'allume!
ZURGA
Quel feu nouveau me consume!
NADIR
Ta main repousse ma main!
ZURGA
Ta main repousse ma main!
NADIR
De nos cœurs l'amour s'empare
Et nous change en ennemis!
ZURGA
Non, que rien ne nous sépare!
NADIR
Non, rien!
ZURGA et NADIR
Jurons de rester amis!
Oh oui, jurons de rester amis!
Oui, c'est elle! C'est la déesse!
En ce jour qui vient nous unir,
Et fidèle à ma promesse,
Comme un frère je veux te chérir!
C'est elle, c'est la déesse
Qui vient en ce jour nous unir!
Oui, partageons le même sort,
Soyons unis jusqu'à la mort!
Récit
ZURGA
Que vois-je?
Un pirogue aborde près d'ici!
Je l'attendais!
O dieu Brahma! merci!
NADIR
Qui donc attendais-tu?
ZURGA
Une femme inconnue
Et belle autant que sage,
Que les plus vieux de nous,
Selon le vieil usage,
Loin d'ici, chaque année,
Ont soin d'aller chercher!
Un long voile à nos yeux
Dérobe son visage;
Et nul ne doit la voir,
Nul ne doit l'approcher!
Mais pendant nos travaux,
Debout sur ce rocher,
Elle prie, et son chant
Qui plane sur nos têtes
Écarte les esprits méchants
Et nous protége!
Elle approche! ami,
Fête avec nous son arrivée!
(Léïla, le front couvert d'un voile, paraît suivie de Nourabad. Nadir seul, plongé dans une rêverie profonde, n'aperçoit pas Léïla.)
Choeur
CHŒUR
C'est elle, c'est elle, elle vient!
On l'amène ici! La voici!
(entourant Léïla et lui offrant les fleurs)
Sois la bienvenue,
Amie inconnue,
Daigne accepter nos présents!
Chante, et que l'orage
Apaise sa rage,
Amie à tes doux accents!
Que la troupe immonde
Des esprits de l'onde
S'envole à ta voix!
Ah! viens chasser par tes chants
Les esprits de l'onde,
Des prés et des bois.
Amie inconnue
Ici reçois nos présents
Sois la bienvenue.
Protége-nous!
Veille sur nous!
Scène et choeur
ZURGA
(s'avançant vers Léïla)
Seule au milieu de nous
Vierge pure et sans tache
promets-tu de garder
Le voile qui te cache?
LÉÏLA
Je le jure!
ZURGA
Promets-tu de rester fidèle à ton serment?
De prier nuit et jour au bord du gouffre sombre?
LÉÏLA
Je le jure!
ZURGA
D'écarter par tes chants
Les noirs esprits de l'ombre
De vivre sans ami, sans époux, sans amant?
LÉÏLA
Je le jure!
ZURGA
Si tu restes fidèle et soumise à ma loi,
Nous garderons pour toi la perle la plus belle,
Et l'humble fille alors sera digne d'un roi!
(avec menace)
Mais si tu nous trahis, si ton âme succombe
Aux pièges maudits de l'amour,
Malheur à toi!
CHŒUR
Malheur à toi!
ZURGA
C'est ton dernier jour!
CHŒUR
Malheur à toi!
ZURGA
Pour toi s'ouvre la tombe!
CHŒUR
Malheur à toi!
ZURGA
La mort t'attend!
CHŒUR
Oui!
NADIR
(se levant et s'avançant vers Léïla)
Ah! funeste sort!
LÉÏLA
(à part)
Ah! c'est lui!
ZURGA
(saisissant la main de Léïla)
Qu'as-tu donc? Ta main frissonne et tremble,
D'un noir presentiment ton cœur est agité!
Eh bien, fuis ce rivage où le sort nous rassemble
Reprends ta liberté!
CHŒUR
Parle! réponds!
LÉÏLA
(les yeux tournés vers Nadir)
Je reste!
Je reste ici quand j'y devrais mourir!
Que mon sort glorieux ou funeste s'accomplisse!
Je reste, mes amis, ma vie est à vous.
ZURGA
C'est bien à tous les yeux tu resteras voilée.
Tu chanteras pour nous sous la nuit étoilée,
Tu l'as promis!
LÉÏLA
Je l'ai juré!
ZURGA
Tu l'as juré!
NADIR
Tu l'as juré!
CHŒUR
Brahma, divin Brahma, que ta main nous protége!
Des esprits de la nuit, viens écarter le piège!
O Dieu Brahma, nous sommes tous à tes genoux!
O Brahma, divin Brahma, que ta main nous protége!
(Sur un ordre de Zurga, Léïla gravit le sentier qui conduit au temple, suivie de Nourabad; ils disparaissent bientôt dans les profondeurs du temple; les hommes descendent sur le rivage; Zurga se rapproche de Nadir qui n'a cessé de suivre du regard de Léïla qui, une seule fois, s'est retournée vers lui, lui tend la main et s'éloigne avec un dernier groupe de pêcheurs. Le jour baisse peu à peu.)
Récit
NADIR
(seul)
À cette voix quel trouble agitait tout mon être?
Quel fol espoir? Comment ai-je cru reconnaître?
Hélas! devant mes yeux déjà, pauvre insensé,
La même vision tant de fois a passé!
Non, non, c'est le remords, la fièvre, la délire!
Zurga doit tout savoir, j'aurais tout lui dire!
Parjure à mon serment, j'ai voulu la revoir!
J'ai decouvert sa trace, et j'ai suivi ses pas!
Et caché dans la nuit et soupirant tout bas,
J'écoutais ses doux chants emportés dans l'espace.
NADIR
Je crois entendre encore,
Caché sous les palmiers,
Sa voix tendre et sonore
Comme un chant de ramier!
O nuit enchanteresse!
Divin ravissement!
O souvenir charmant!
Folle ivresse! doux rêve!
Aux clartés des étoiles,
Je crois encore la voir,
Entr'ouvrir ses longs voiles
Aux vents tièdes du soir!
O nuit enchanteresse!
Divin ravissement!
O souvenir charmant!
Folle ivresse! doux rêve!
Charmant souvenir!
(Il s'entend sur une natte et s'endort.)
Final
CHŒUR
(dans la coulisse)
Le ciel est bleu!
La mer est immobile et claire!
Le ciel est bleu!
(Léïla, amenée par Nourabad, paraît sur le rocher qui domine la mer.)
NOURABAD
Toi, reste là, debout sur ce roc solitaire!
(Les fakirs s'accropissent aux pieds de Léïla, et s'allument un bûcher de branches et d'herbes sèches dont Nourabad attise la flamme, après avoir tracé du bout de sa baguette un cercle magique dans l'air.)
Aux lueurs du brasier en feu,
Aux vapeurs de l'encense qui monte jusqu'à Dieu,
Chante, chante, nous t'écoutons!
NADIR
(à demi endormi)
Adieu, doux rêve! Adieu!
LÉÏLA
(debout sur la roche)
O Dieu Brahma!
O maître souverain du monde!
CHŒUR
(dans la coulisse)
O Dieu Brahma!
LÉÏLA
Blanche Siva!
Reine à la chevelure blonde!
CHŒUR
Blanche Siva!
LÉÏLA
Esprits de l'air, esprits de l'onde . . .
NADIR
(se réveillant)
Ciel! . . .
LÉÏLA
. . . Des rochers, des prés, des bois! . . .
NADIR
. . . Encore cette voix!
LÉÏLA
. . . Écoutez ma voix!
CHŒUR
Esprits de l'air,
Esprits de l'onde,
Esprits des boix!
LÉÏLA
Dans le ciel sans voile,
Parsemé d'étoiles,
Au sein de la nuit
Trasparent et pur,
Comme dans un rêve,
Penché sur la grève,
Mon regard, oui, mon regard vous suit
À travers la nuit!
Ma voix vous implore,
Mon cœur vous adore,
Mon chant léger,
Comme un oiseau semble voltiger!
CHŒUR
Ah! chante, chante encore!
Oui, que ta voix sonore,
Ah! que ton chant léger,
Loin de nous, chasse tout danger!
LÉÏLA
Ah!
NADIR
(Il s'est glissé jusqu'au pied du rocher.)
Dieu c'est elle!
Léïla! Léïla!
(Léïla se penche vers lui et écarte son voile un instant.)
Ne redoute plus rien! Me voici! Je suis là!
Prêt à donner mes jours, mon sang pour te défendre!
CHŒUR
Ah! chante, chante, encore! etc.
LÉÏLA
Pour toi, pour toi que j'adore,
Ah! je chante encore!
Je chante pour toi que j'adore!
Il est là! Il m'écoute! Ah!
NADIR
Ah! Chante, chante encore!
O toi que j'adore,
Ne crains nul dnager!
Je viens pour te protéger!
Ne crains rien, je suis là!
Léïla, ne crains rien!
Léïla, je suis là!