TROISIÈME ACTE
SCÈNE 1
Une des tours du château. Un chemin de ronde passe sous une fenêtre de la tour.
MÉLISANDE
à la fenêtre, tandis qu'elle peigne ses cheveux dénoués.
Mes longs cheveux
descendent jusqu'au seuil de la tour;
mes cheveux vous attendent
tout le long de la tour,
et tout le long du jour,
et tout le long du jour.
Saint Daniel et Saint Michel,
Saint Michel et Saint Raphaël,
je suis née un dimanche,
un dimanche à midi.
Pelléas entre par le chemin de ronde.
PELLÉAS
Holà! Holà! Ho!
MÉLISANDE
Qui est là?
PELLÉAS
Moi, moi, et moi!
Que fais-tu là, à la fenêtre,
en chantant comme un oiseau qui n'est pas d'ici?
MÉLISANDE
J'arrange mes cheveux pour la nuit.
PELLÉAS
C'est là ce que je vois sur le mur?
Je croyais que tu avais de la lumière.
MÉLISANDE
J'ai ouvert la fenêtre; il fait trop chaud dans la tour.
Il fait beau cette nuit.
PELLÉAS
Il y a d'innombrables étoiles;
je n'en ai jamais vu autant que ce soir;
mais la lune est encore sur la mer…
Ne reste pas dans l'ombre, Mélisande,
penche-toi un peu,
que je voie tes cheveux dénoués.
Mélisande se penche à la fenêtre.
MÉLISANDE
Je suis affreuse ainsi.
PELLÉAS
Oh! Oh! Mélisande! Oh! tu es belle!!
Tu es belle ainsi!
Penche-toi, penche-toi!
Laisse-moi venir plus près de toi.
MÉLISANDE
Je ne puis pas venir plus près de toi.
Je me penche tant que je peux.
PELLÉAS
Je ne puis pas monter plus haut.
Donne-moi du moins ta main ce soir,
avant que je m'en aille.
Je pars demain.
MÉLISANDE
Non, non, non!
PELLÉAS
Si, si, je pars, je partirai demain.
Donne-moi ta main, ta main,
ta petite main sur mes lèvres.
MÉLISANDE
Je ne te donne pas ma main si tu pars.
PELLÉAS
Donne, donne, donne…
MÉLISANDE
Tu ne partiras pas?
PELLÉAS
J'attendrai, j'attendrai.
MÉLISANDE
Je vois une rose dans les ténèbres.
PELLÉAS
Où donc?
Je ne vois que les branches du saule qui dépasse le mur.
MÉLISANDE
Plus bas, plus bas, dans le jardin;
là-bas, dans le vert sombre.
PELLÉAS
Ce n'est pas une rose.
J'irai voir tout à l'heure,
mais donne-moi ta main
d'abord, d'abord ta main.
MÉLISANDE
Voilà, voilà.
Je ne puis me pencher davantage.
PELLÉAS
Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main!
MÉLISANDE
Je ne puis me pencher davantage.
Je suis sur le point de tomber.
Oh! Oh! Mes cheveux descendent de la tour!
Sa chevelure se révulse tout à coup, tandis qu'elle se penche ainsi, et inonde Pelléas.
PELLÉAS
Oh! Oh! Qu'est-ce que c'est?
Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi!
Toute ta chevelure, Mélisande,
toute ta chevelure est tombée de la tour!
Je les tiens dans les mains,
je les tiens dans ma bouche,
je les tiens dans les bras,
je les mets autour de mon cou.
Je n'ouvrirai plus les mains cette nuit.
MÉLISANDE
Laisse-moi! Laisse-moi!
Tu vas me faire tomber.
PELLÉAS
Non, non, non!
Je n'ai jamais vu de cheveux comme les tiens,
Mélisande.
Vois, vois, vois,
ils viennent de si haut
et ils m'inondent encore jusqu'au coeur;
ils m'inondent encore jusqu'aux genoux!
Et ils sont doux, ils sont doux
comme s'ils tombaient du ciel.
Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux.
Tu vois, tu vois?
Mes deux mains ne peuvent plus les tenir;
il y en a jusque sur les branches du saule.
Ils vivent comme des oiseaux dans mes mains,
et ils m'aiment, ils m'aiment plus que toi.
MÉLISANDE
Laisse-moi, laisse-moi!
Quelqu'un pourrait venir.
PELLÉAS
Non, non, non.
Je ne te délivre pas cette nuit.
Tu es ma prisonnière cette nuit,
toute la nuit, toute la nuit.
MÉLISANDE
Pelléas! Pelléas!
PELLÉAS
Je les noue, je les noue aux branches du saule.
Tu ne t'en iras plus, tu ne t'en iras plus.
Regarde, regarde, j'embrasse tes cheveux…
Je ne souffre plus au milieu de tes cheveux…
Tu entends mes baisers le long de tes cheveux?
Ils montent le long de tes cheveux.
Il faut que chacun t'en apporte.
Tu vois, tu vois, je puis ouvrir les mains.
J'ai les mains libres et tu ne peux plus m'abandonner.
MÉLISANDE
Oh! Oh! Tu m'as fait mal!
Des colombes sortent de la tour et volent autour d'eux dans la nuit.
Qu'y a-tu, Pelléas?
Qu'est-ce qui vole autour moi?
PELLÉAS
Ce sont les colombes qui sortent de la tour…
Je les ai effrayées; elles s'envolent.
MÉLISANDE
Ce sont mes colombes, Pelléas.
Allons-nous-en, laisse-moi;
elles ne reviendraient plus.
PELLÉAS
Pourquoi ne reviendraient-elles plus?
MÉLISANDE
Elles se perdront dans l'obscurité.
Laisse-moi! Laisse-moi relever la tête.
J'entends un bruit de pas. Laisse-moi!
C'est Golaud! Je crois que c'est Golaud!
Il nous a entendus.
PELLÉAS
Attends! Attends! Tes cheveux sont autour de branches.
Ils se sont accrochés dans l'obscurité.
Attends! Attends! Il fait noir.
Entre Golaud par le chemin de ronde.
GOLAUD
Que faites-vous ici?
PELLÉAS
Ce que je fais ici? Je…
GOLAUD
Vous êtes des enfants.
Mélisande, ne te penche pas ainsi à la fenêtre,
tu vas tomber…
Vous ne savez pas qu'il est tard?
Il est près de minuit.
Ne jouez pas ainsi dans l'obscurité.
Vous êtes des enfants…
Quels enfants!… Quels enfants!
II sort avec Pelléas.
Interlude
SCÈNE 2
Les souterrains du château
Entrent Golaud et Pelléas.
GOLAUD
Prenez garde; par ici, par ici.
Vous n'avez jamais pénétré dans ces souterrains?
PELLÉAS
Si, une fois dans le temps; mais il y a longtemps.
GOLAUD
Eh bien, voici l'eau stagnante dont je vous parlais.
Sentez-vous l'odeur de mort qui monte?
Allons jusqu'au bout de ce rocher qui surplomb
et penchez-vous un peu,
elle viendra vous frapper au visage.
Penchez-vous; n'ayez pas peur, je vous tiendrai.
Donnez-moi - non, non, pas la main,
elle pourrait glisser, le bras.
Voyez-vous le gouffre, Pelléas, Pelléas?
PELLÉAS
Oui, je crois que je vois le fond du gouffre.
Est-ce la lumière qui tremble ainsi?
Il se redresse, se retourne et regarde Golaud.
Vous…
GOLAUD
Oui, c'est la lanterne.
Voyez, je l'agitais pour éclairer les parois.
PELLÉAS
J'étouffe ici. Sortons.
GOLAUD
Oui, sortons.
Ils sortent en silence.
SCÈNE 3
Une terrasse au sortir des souterrains
Entrent Golaud et Pelléas.
PELLÉAS
Ah! Je respire enfin!
J'ai cru, un instant, que j'allais me trouver mal dans ces énormes grottes; j'ai été sur le point de tomber.
Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb, et des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée.
Et maintenant, tout l'air de tout la mer!
Il y a un vent frais, voyez, frais comme une feuille qui vient de s'ouvrir, sur les petites lames vertes.
Tiens!
On vient d'arroser les fleurs au bord de la terrasse et l'odeur de la verdure et des roses mouillées monte jusqu'ici.
Il doit être près de midi;
elles sont déjà dans l'ombre de la tour.
Il est midi, j'entends sonner les cloches
et les enfants descendent vers la plage pour se baigner.
Tiens,
voilà notre mère et Mélisande à une fenêtre de la tour.
GOLAUD
Oui; elles se sont réfugiées du côté de l'ombre.
A propos de Mélisande, j'ai entendu ce qui s'est passé et ce qui s'est dit hier au soir.
Je le sais bien, ce sont là jeux d'enfants;
mais il ne faut pas que cela se répète.
Elle est très délicate, et il faut qu'on la ménage,
d'autant plus qu'elle sera peut-être bientôt mère,
et la moindre émotion pourra amener un malheur.
Ce n'est pas la première fois que je remarque qu'il pourrait y avoir quelque chose entre vous.
Vous êtes plus âgé qu'elle, il suffira de vous l'avoir dit…
Evitez-la autant que possible; mais sans affectation, d'ailleurs, sans affectation.
Ils sortent.
Interlude
SCÈNE 4
Devant le château
Entrent Golaud et le petit Yniold.
GOLAUD
Viens, nous allons nous asseoir ici, Yniold;
vien sur mes genoux;
nous verrons d'ici ce qui se passe dans la forêt.
Je ne te vois plus du tout depuis quelque temps.
Tu m'abandonnes aussi;
tu es toujours chez petite mère.
Tiens, nous sommes tout juste assis sous les fenêtres de petite mère.
Elle fait peut-être sa prière du soir ce moment…
Mais dis-moi, Yniold, elle est souvent avec ton oncle Pelléas, n'est-ce pas?
YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit père;
quand vous n'êtes pas là.
GOLAUD
Ah!…Tiens,
quelqu'un passe avec une lanterne dans le jardin.
Mais on m'a dit qu'ils ne s'aimaient pas.
Il paraît qu'ils se querellent souvent… non?
Est-ce vrai?
YNIOLD
Oui, oui, c'est vrai.
GOLAUD
Oui? Ah, ah! Mais à propos de quoi se querellent-ils?
YNIOLD
A propos de la porte.
GOLAUD
Comment! à propos de la porte!
Qu'est-ce que tu racontes là?
YNIOLD
Parce qu'elle ne peut pas être ouverte.
GOLAUD
Qui ne veut pas qu'elle soit ouverte?
Voyons, pourquoi se querellent-ils?
YNIOLD
Je ne sais pas, petit père, à propos de la lumière.
GOLAUD
Je ne te parle pas de la lumière; je te parle de la porte.
Ne mets pas ainsi la main dans la bouche.
Voyons.
YNIOLD
Petit père! Petit père! je ne le ferai plus.
Il pleure.
GOLAUD
Voyons, pourquoi pleures-tu maintenant?
Qu'est-il arrivé?
YNIOLD
Oh! Oh! Petit père! Vous m'avez fait mal!
GOLAUD
Je t'ai fait mal? Qù t'ai-je fait mal?
C'est sans le vouloir.
YNIOLD
Ici, ici, à mon petit bras.
GOLAUD
C'est sans le vouloir; voyons, ne pleure plus;
je te donnerai quelque chose demain.
YNIOLD
Quoi, petit père?
GOLAUD
Un carquois et des flèches.
Mais dis-moi ce que tu sais de la porte.
YNIOLD
De grandes flèches?
GOLAUD
Oui, de très grandes flèches.
Mais pourquoi ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte?
Voyons, réponds-moi à la fin!
Non, non, n'ouvre pas la bouche pour pleurer,
je ne suis pas fâché.
De quoi parlent-ils quand ils sont ensemble?
YNIOLD
Pelléas et petite mère?
GOLAUD
Oui; de quoi parlent-ils?
YNIOLD
De moi; toujours de moi.
GOLAUD
Et que disent-ils de toi?
YNIOLD
Ils disent que je serai très grand.
GOLAUD
Ah! misère de ma vie!
Je suis ici comme un aveugle qui cherche son trésor au fond de l'océan!
Je suis ici comme un nouveau-né perdu dans la forêt et vous…
Mais voyons, Yniold, j'étais distrait; nous allons causer sérieusement.
Pelléas et petite mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là?
YNIOLD
Si, si, petit père.
GOLAUD
Ah, et que disent-ils de moi?
YNIOLD
Ils disent que je deviendrai aussi grand que vous.
GOLAUD
Tu es toujours près d'eux?
YNIOLD
Oui, oui, toujours, petit père.
GOLAUD
Ils ne te disent jamais d'aller jouer ailleurs?
YNIOLD
Non, petit père, ils ont peur quand je ne suis là.
GOLAUD
Ils ont peur? A quoi vois-tu qu'ils ont peur?
YNIOLD
Ils pleurent toujours dans l'obscurité.
GOLAUD
Ah! Ah!
YNIOLD
Cela fait pleurer aussi…
GOLAUD
Oui, oui!
YNIOLD
Elle est pâle, petit père.
GOLAUD
Ah! Ah! patience, mon Dieu, patience!
YNIOLD
Quoi, petit père?
GOLAUD
Rien, rien, mon enfant.
J'ai vu passer un loup dans la foret.
Ils s'embrassent quelquefois? Non?
YNIOLD
Qu'ils s'embrassent, petit père? Non, non.
Ah! Si, petit père, si, une fois, une fois qu'il pleuvait.
GOLAUD
Ils se sont embrassés?
Mais comment, comment se sont-ils embrassés?
YNIOLD
Comme ça, petit père, comme ça!
Il lui donne un baiser sur la bouche; riant.
Ah! Ah! votre barbe, petit père! Elle pique, elle pique!
Elle devient toute grise, petit père,
et vos cheveux aussi, tout gris, tout gris.
La fenêtre, sous laquelle ils sont assis, s'éclaire en ce moment, et sa clarté vient tomber sur eux.
Ah! Ah! Petite mère a allumé sa lampe.
Il fait clair, petit père, il fait clair.
GOLAUD
Oui, il commence à faire clair.
YNIOLD
Allons-y aussi, petit père; allons-y aussi.
GOLAUD
Où veux-tu aller?
YNIOLD
Où il fait clair, petit père.
GOLAUD
Non, non, mon enfant;
restons encore un peu dans l'ombre.
On ne sait pas, on ne sait pas encore.
Je crois que Pelléas est fou.
YNIOLD
Non, petit père, il n'est pas fou,
mais il est trè bon.
GOLAUD
Veux-tu voir petite mère?
YNIOLD
Oui, oui, je veux la voir!
GOLAUD
Ne fais pas de bruit;
je vais te hisser jusqu'à la fenêtre.
Elle est trop haute pour moi, bien que je sois si grand.
Il soulève l'enfant.
Ne fais pas le moindre bruit:
petite mère aurait terriblement peur.
La vois-tu? Est-elle dans la chambre?
YNIOLD
Oui. Oh, il fait clair!
GOLAUD
Elle est seule?
YNIOLD
Oui… Non, non! Mon oncle Pelléas y est aussi.
GOLAUD
Il…
YNIOLD
Ah! Ah! petit père vous m'avez fait mal!
GOLAUD
Ce n'est rien; tais-toi; je ne le ferai plus;
regarde, regarde, Yniold!
J'ai trébuché. Parle plus bas.
Que font-ils?
YNIOLD
Ils ne font rien, petit père.
GOLAUD
Sont-ils près l'un de l'autre?
Est-ce qu'ils parlent?
YNIOLD
Non, petit père, ils ne parlent pas.
GOLAUD
Mais que font-ils?
YNIOLD
Ils regardent la lumière.
GOLAUD
Tous les deux?
YNIOLD
Oui, petit père.
GOLAUD
Ils ne disent rien?
YNIOLD
Non, petit père; ils ne ferment pas les yeux.
GOLAUD
Ils ne s'approchent pas l'un de l'autre?
YNIOLD
Non, petit père, ils ne ferment jamais les yeux…
J'ai terriblement peur!
GOLAUD
De quoi donc as-tu peur? Regarde, regarde!
YNIOLD
Petit père, laissez-moi descendre!
GOLAUD
Regarde!
YNIOLD
Oh! Je vais crier, petit père!
Laissez-moi descendre, laissez-moi descendre!
GOLAUD
Viens!
Ils sortent.