▼ACTE QUATRIÈME▲
(Un salon dans un restaurant)
▼SCÈNE PREMIÈRE▲
(Garçons de café, puis Alfred)
CHOEUR des garçons
Bien bichonnés et bien rasés,
Bien pommadés et bien frisés
Pimpants,
Fringants,
Proprets,
Coquets
Et discrets,
Quand vient minuit, l'heure joyeuse,
L'heure amoureuse,
Nous servons dans les cabinets.
(Entre Alfred; habit noir, cravate blanche, serviette à la main)
▼ALFRED▲
La maison compte sur vous, messieurs; nous avons ce soir, ici, une grande fête, un bal masqué offert à toutes ces dames et à tous ces messieurs par un Brésilien fraîchement débarqué, ce sera charmant et le souper sera formidable! Appelé par la confiance du patron à l'honneur de vous commander, je ne crois pas inutile de vous donner quelques conseils.
▼I▲
Avant toute chose il faut être
Mystérieux et réservés;
N'ayez jamais l'air de connaître
Ces messieurs quand vous les servez:
Si parfois au bras d'une actrice
Un homme grave ici se glisse,
Fermez les yeux!
Ne gênons pas les amoureux,
Fermez les yeux.
▼TOUS▲
Fermons les yeux,
Ne gênons pas les amoureux,
Fermons les yeux.
▼II▲
▼ALFRED▲
Quelquefois la porte résiste,
Soyez prudents en pareil cas,
Le garçon maladroit insiste,
Mais le malin n'insiste pas.
Sans frapper, partez au plus vite,
Et quand vous reviendrez ensuite,
Fermez les yeux,
Ne gênons pas les amoureux,
Fermez les yeux.
▼TOUS▲
Fermons les yeux,
Ne gênons par les amoureux,
Fermons les yeux.
▼ALFRED▲
(parlé)
Allez, messieurs; et chacun à son poste.
(Il dépose sa serviette sur un meuble. Sortent les garçons de café)
▼SCÈNE II▲
▼ALFRED▲
(seul)
Une grande fête; pas fâché de ça, moi! Je vais donc avoir encore une occasion de les passer en revue ces dix ou douze adorables femmes, qui, depuis quinze ans, dans la galanterie française, tiennent le haut du pavé. Toujours les mêmes… la vieille garde!… qui se rend toujours et ne meurt jamais!… Les autres ont beau crier: »place aux jeunes,« le public n'aime que les noms connus. Pourquoi cela? Je me le demande!
(Entrent deux femmes masquées et en domino)
▼SCÈNE III▲
(Alfred, Albertine, Charlotte)
▼ALBERTINE▲
Bonsoir, Alfred.
▼ALFRED▲
Bonsoir, mes chattes.
▼CHARLOTTE▲
Le duc est arrivé…
▼ALFRED▲
Le duc… je crois bien qu'il est arrivé le duc… il est là, il vous attend…
▼CHARLOTTE ET ALBERTINE▲
Bonsoir, Alfred.
▼ALFRED▲
Bonsoir, mes anges.
(Il les embrasse, et elles se laissent embrasser. – Paraît Gondremark, – Albertine et Charlotte entrent dans le cabinet)
▼SCÈNE IV▲
(Gondremark, Alfred)
▼GONDREMARK▲
(qui a vu Alfred embrasser Charlotte)
Oh! pardon.
▼ALFRED▲
C'est moi, monsieur, qui vous demande pardon… Qu'y a-t-il pour le service de monsieur?…
▼GONDREMARK▲
J'avais vu entrer ces deux jeunes personnes…
▼ALFRED▲
Albertine et Charlotte!…
▼GONDREMARK▲
Vous les connaissez… Je me suis bien aperçu tout à l'heure que vous les connaissiez!…
▼ALFRED▲
Oh! moi, je les connais toutes…
▼GONDREMARK▲
(à part avec admiration)
C'est un homme de plaisir… J'avais envie de voir un homme de plaisir… en voilà un…
(haut)
Vous venez souvent ici?
▼ALFRED▲
Ici?…
▼GONDREMARK▲
Oui.
▼ALFRED▲
J'y demeure.
▼GONDREMARK▲
Vous y demeurez?
▼ALFRED▲
Oui, j'ai une petite chambre en haut.
▼GONDREMARK▲
(à part)
Je savais bien qu'il y avait des gens qui passaient leur existence ici… mais je ne croyais pas qu'on pût y demeurer… Une petite chambre… en haut!… c'est très-commode… on est tout porté…
(à Alfred)
Vous êtes garçon, alors?
▼ALFRED▲
Sans doute.
▼GONDREMARK▲
A la bonne heure, si vous aviez été marié… il vous aurait été impossible….
(En le regardant avec curiosité)
Ainsi, là, vraiment, vous les connaissez toutes?…
▼ALFRED▲
Sans exception… Qui est-ce qui les connaîtrait, si, moi, je ne les connaissais pas?…
▼GONDREMARK▲
Quelle existence!…
▼ALFRED▲
Ah!…
▼GONDREMARK▲
Celle-ci après celle-là, la blonde après la brune, la brune après la blonde… C'est alléchant, je ne dis pas le contraire, c'est alléchant, mais, au milieu de cette ribambelle de femmes, a-t-on le temps d'aimer et d'être aimé?…
▼ALFRED▲
Mon Dieu, vous savez, ça dépend du service.
▼GONDREMARK▲
ous dites?
▼ALFRED▲
Vous voulez prendre la question de plus haut… ça m'est égal, prenons-la de plus haut! Vous me demandez si, au milieu de cette ribambelle de femmes, on a le temps d'aimer…
▼GONDREMARK▲
Et d'être aimé?…
▼ALFRED▲
Non, on ne l'a pas…
(avec force)
Non, on ne l'a pas… mais, voyons, monsieur, on ne peut
pas tout avoir… avoir les femmes et avoir l'amour, ce serait trop; celui qui a l'amour ne peut pas avoir les femmes, celui qui a les femmes ne peut pas avoir l'amour, il faut choisir, moi, j'ai choisi les femmes…
▼GONDREMARK▲
Vous avez bien fait.
▼ALFRED▲
N'est-ce pas?
▼GONDREMARK▲
(s'inclinant devant Alfred)
Décidément vous avez bien fait, et il ne me reste qu'à me féliciter d'avoir rencontré un homme aussi … Voulez-vous me faire un plaisir?…
▼ALFRED▲
(saluant)
C'est mon état…
▼GONDREMARK▲
Dites-moi votre nom…
▼ALFRED▲
Alfred!…
▼GONDREMARK▲
Alfred?…
▼ALFRED▲
Alfred, maître-d'hôtel!…
▼GONDREMARK▲
(furieux)
Maître-d'hôtel!
▼ALFRED▲
Mais oui…
▼GONDREMARK▲
M. de Gardefeu, lui aussi, m'a dit qu'il était maître-d'hôtel, il m'a dit que les quarante messieurs qui nous suivaient au bois de Boulogne étaient quarante maîtres-d'hôtel, et vous venez à votre tour…
▼ALFRED▲
Mais, monsieur…
▼GONDREMARK▲
Je chatierai M. de Gardefeu quand je le rencontrerai; quant à vous, puisque je vous tiens, votre carte! donnez-moi votre carte!
▼ALFRED▲
(tirant de la poche de son habit une carte de restaurateur)
Ma carte, voici.
▼GONDREMARK▲
(lisant)
Potage St-Germain, croûte au pot, potage à la bisque. Qu'est ce que ça veut dire?
▼ALFRED▲
Puisque je suis maître-d'hôtel.
▼GONDREMARK▲
Vous êtes donc sérieusement?…
▼ALFRED▲
Vous en doutez.
(Il reprend sa serviette, fait deux ou trois salutations et vient se camper devant Gondremark)
Là, êtes-vous convaincu?…
▼GONDREMARK▲
Eh bien… approchez puisque vous êtes maître-d'hôtel, approchez, je vous dis… il me faudrait un cabinet, puisque vous êtes maître-d'hôtel, un cabinet pour moi tout seul… parce que j'attends une personne…
▼ALFRED▲
Pour vous tout seul; à deux alors?
(fredonnant)
Fermons les yeux…
▼GONDREMARK▲
Vous dites…
▼ALFRED▲
Rien… Qui ça, cette personne?
▼GONDREMARK▲
Mademoiselle Métella.
▼ALFRED▲
Comment peut-elle souper avec vous ce soir!… Elle doit être invitée au bal du Brésilien…
▼GONDREMARK▲
Oui, elle me l'a dit; mais elle a ajouté qu'elle trouverait moyen de s'échapper…
▼ALFRED▲
Elle en est bien capable… Je vais vous chercher un cabinet.
▼GONDREMARK▲
Vous la connaissez aussi, mademoiselle Métella?
▼ALFRED▲
Puisque je vous dis que je les connais toutes.
▼GONDREMARK▲
(courant après lui)
Attends un peu, toi, attends un peu, puisque tu es maître-d'hôtel…
(Alfred s'enfuit poursuivi par Gondremark)
▼SCÈNE V▲
▼GONDREMARK▲
(seul)
S'est-on assez moqué de moi… L'amiral suisse… avec son habit qui a craqué dans le dos, le général Porto-Rico et le prince de Manchabal… et ce Raoul de Gardefeu!… Mais maintenant nous ne sommes plus dans l'hôtel de M. de Gardefeu. Nous sommes au Grand-Hôtel, au vrai Grand-Hôtel, derrière les Invalides.
(Alfred passe la tête sans entrer)
▼ALFRED▲
Monsieur… Eh! la v'là, mademoiselle Métella, la v'là.
(Entre Métella)
▼SCÈNE VI▲
(Gondremark, Alfred, Métella)
▼GONDREMARK▲
(allant au devant de Métella)
Ah! madame…
▼MÉTELLA▲
Je vous en prie, débarrassez-moi.
▼GONDREMARK▲
(enlevant le manteau de Métella)
Comment donc…
▼MÉTELLA▲
(bas, pendant que le baron va déposer le manteau sur une chaise)
Alfred!…
▼ALFRED▲
Madame…
▼MÉTELLA▲
Tout à l'heure, une dame masquée viendra me demander… dès qu'elle sera venue vous m'avertirez.
▼ALFRED▲
Ça suffit!
(Il sort en reprenant à demi-voix le refrain: fermons les yeux)
▼SCÈNE VII▲
(Métella, Gondremark)
▼GONDREMARK▲
Ah! Métella.
▼MÉTELLA▲
(préoccupée)
Laissez-moi un instant…
▼GONDREMARK▲
Qu'est-ce que vous avez?…
▼MÉTELLA▲
Quelque chose que je cherche et que je ne peux pas… Je viens de rencontrer un jeune homme.
▼GONDREMARK▲
Un jeune homme…
▼MÉTELLA▲
Oui, c'est très-singulier, je me souviens que je l'ai aimé à la folie, et je ne peux pas me rappeler son nom…
▼GONDREMARK▲
Oh! oh!
▼MÉTELLA▲
Je vous ai fâché?…
▼GONDREMARK▲
Non… mais…
▼MÉTELLA▲
Vous êtes surpris?…
▼GONDREMARK▲
Dame! je venais à vous… je peux le dire… je venais à vous… avec des trésors de tendresse plein le cœur… et puis, dès le premier mot… vous me cassez bras et jambes.
▼MÉTELLA▲
Ah!… vous en entendrez bien d'autres…
▼GONDREMARK▲
Vraiment!…
▼MÉTELLA▲
Nous sommes dans le restaurant à la mode, mon cher, et minuit vient de sonner.
Rondeau
C'est ici l'endroit redouté des mères,
L'endroit effroyable où les fils mineurs
Font sauter l'argent gagné par leurs pères,
Et rognent la dot promise à leurs sœurs.
Minuit sonne, écoutez,
Mon cher, et profitez.
A minuit sonnant commence la fête,
Maint coupé s'arrête,
On en voit sortir
De jolis messieurs, des femmes charmantes
Qui viennent pimpantes
Pour se divertir;
La fleur du panier, des brunes, des blondes,
Et, bien entendu, des rousses aussi…
Les jolis messieurs sont de tous les mondes,
C'est un peu mêlé ce qu'on trouve ici!
Tout cela s'anime et se met en joie.
Frou frou de la soie
Le long des couloirs;
C'est l'adagio de la bacchanale
Dont la voix brutale
Gronde tous les soirs!
Rires éclatants, fracas du champagne,
On cartonne ici, on danse là-bas.
Et le piano qui grince accompagne
Sur des airs connus d'étranges ébats!
Le bruit monte, monte, et devient tempête.
La jeunesse en fête
Chante à plein gosier;
Est-ce du plaisir ou de la furie?
On parle, on crie
Tant qu'on peut crier!
Quand on ne peut plus, il faut bien se taire,
La gaieté s'en va petit à petit;
L'un dort tout debout, l'autre dort par terre,
Et voilà comment la fête finit.
Quand vient le matin, quand paraît l'aurore,
On en trouve encore
Mais plus de gaieté,
Les brillants viveurs sont mal à leur aise,
Et dans le grand seize
On voudrait du thé.
Ils s'en vont enfin, la mine blafarde,
Ivres de champagne et de faux amour,
Et le balayeur s'arrête, regarde,
Et leur crie: Ohé! les heureux du jour!
▼GONDREMARK▲
Moi aussi, je suis venu pour me divertir.
(Il veut prendre la taille de Métella; celle-ci se dégage)
▼MÉTELLA▲
Qu'est-ce que c'est?…
▼GONDREMARK▲
Cette réponse, Métella? vous n'avez pas oublié que vous avez une réponse à me donner…
▼MÉTELLA▲
La réponse à la lettre de M. de Frascata.
▼GONDREMARK▲
Oui, vous savez…
▼MÉTELLA▲
Je sais, je sais… Eh bien, mon ami, cette réponse…
▼GONDREMARK▲
C'est oui…
▼MÉTELLA▲
Non, c'est non…
▼GONDREMARK▲
Non…
▼MÉTELLA▲
Non…
▼GONDREMARK▲
Allons donc, pas possible…
▼MÉTELLA▲
Raisonnons un peu, mon ami… Ce que vous voulez de moi, c'est mon cœur…
▼GONDREMARK▲
(après une certaine hésitation)
Oui.
▼MÉTELLA▲
Eh bien… pour le moment, c'est comme un fait exprès, mon cœur est pris pour le moment; je suis amoureuse, éperdument amoureuse…
▼GONDREMARK▲
Qu'est-ce que ça fait?…
▼MÉTELLA▲
Ça fait beaucoup; si je vous écoutais maintenant, ce serait par dépit; si je me donnais à vous, ce serait parce que je suis folle; dans ces conditions-là, j'en suis sûre, vous ne voudriez pas de moi…
▼GONDREMARK▲
Mais si!…
▼MÉTELLA▲
Vraiment?…
▼GONDREMARK▲
Parole!…
▼MÉTELLA▲
Oh! ces hommes…
▼GONDREMARK▲
Nous sommes comme ça, dans le Nord… Voyons, Métella…
▼MÉTELLA▲
J'ai dit: non.
▼GONDREMARK▲
A la bonne heure, mais je n'aurais jamais cru qu'un étranger arrivant à Paris, avec de bonnes références…
(avec fureur)
C'est indigne, ce que vous faites là, c'est abominable!…
▼MÉTELLA▲
Mon ami…
▼GONDREMARK▲
Et je le dirai à tout le monde, à Stockholm, vous entendez, je le dirai à tout le monde…
(Alfred passe la tête)
▼ALFRED▲
Eh! madame… c'est une dame masquée… elle est en bas… dans sa voiture…
▼MÉTELLA▲
Priez-la de monter.
( Alfred disparaît)
▼GONDREMARK▲
Tout le monde le saura à Stockholm, tout le monde le saura.
▼MÉTELLA▲
Vous m'en voulez?
▼GONDREMARK▲
Il n'y a pas de quoi, peut-être…
▼MÉTELLA▲
Si fait, il y a de quoi… ce n'est certainement pas moi qui dirai le contraire… mais vous n'êtes pas aussi malheureux que vous croyez…Je vous ai ménagé une petite surprise… j'ai amené… une amie…
▼GONDREMARK▲
(plus furieux encore)
Une amie!
▼MÉTELLA▲
Oui… une personne charmante qui ne demandera pas mieux que de souper avec vous…
▼GONDREMARK▲
Selon vous, alors, j'ai l'air du monsieur auquel on repasse les amies.
▼MÉTELLA▲
Baron…
▼GONDREMARK▲
Frascata me l'a bien dit… c'est une des choses qu'il m'a dites, Frascata… ne te laisse jamais fourrer les amies…
▼MÉTELLA▲
Taisez-vous, la voici.
(Entre la baronne amenée par Alfred)
▼ALFRED▲
Celle-là je ne la connais pas.
(Il indique Métella à la baronne et il sort)
▼GONDREMARK▲
(se promenant pendant les répliques suivantes)
La voilà, l'amie…
▼MÉTELLA▲
(allant à la baronne)
Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai fait venir, madame la baronne…
▼LA BARONNE▲
(bas)
Oui, je comprends… et je ne sais comment vous en remercier, hier vous m'avertissiez du guet-à-pens dans lequel M. de Gardefeu voulait me faire tomber et aujourd'hui…
▼MÉTELLA▲
(bas)
Ne me remerciez pas, tout ce que j'ai fait c'est un peu pour moi que je l'ai fait.
▼GONDREMARK▲
(à part)
Elle est hideuse.
▼MÉTELLA▲
(à Gondremark qui tourne autour de la baronne tout en l'examinant avec défiance)
Elle est très-bien, je vous assure, je vous laisse avec elle.
▼GONDREMARK▲
Comment vous me laissez…
▼MÉTELLA▲
Je vais retrouver le jeune homme dont je vous parlais tout à l'heure, j'ai fini par me rappeler son nom.
▼GONDREMARK▲
Et ce nom?…
▼MÉTELLA▲
Raoul de Gardefeu!
▼GONDREMARK▲
Raoul de Gardefeu! Il faut en finir!
(Mouvement de sortie. La baronne arrête Gondremark)
▼SCÈNE VIII▲
(Le baron, la baronne, puis Alfred)
▼LE BARON▲
Ah! c'est l'amie, je l'oubliais. Vous êtes l'amie, vous?
(à part)
Toujours Raoul de Gardefeu!
(à la baronne)
Vous êtes l'amie et vous voulez manger…
▼LA BARONNE▲
(déguisant sa voix)
Oui…
▼LE BARON▲
N'ayez pas peur, vous mangerez.
▼LA BARONNE▲
(avec satisfaction)
Ah!
▼LE BARON▲
Elle est contente, pauvre femme… il y peut-être longtemps…
(à part)
Si je savais où le trouver ce Raoul de Gardefeu… Ah!
(Il sonne. Entre Alfred)
Vingt francs pour vous si vous me dites où je trouverai M. de Gardefeu…
▼ALFRED▲
Il sera ici tout à l'heure, au bal du Brésilien.
▼LE BARON▲
Moi aussi, j'y serai.
(Il veut sortir)
▼LA BARONNE▲
(le retenant une seconde fois)
Eh bien, ce souper…
▼LE BARON▲
(avec bonté)
Elle a peur parce que je m'en vais… elle a peur de ne pas avoir… Pauvre femme!…pauvre femme!… Alfred, il faudrait donner quelque chose à cette pauvre femme, quelque chose de nourrissant…
▼ALFRED▲
Un bon bouillon.
▼LE BARON▲
Oui… et après, tout ce qu'elle voudra.
▼LA BARONNE▲
Vous partez?…
▼LE BARON▲
N'ayez pas peur, je reviens, l'amie. A nous deux, M. de Gardefeu!…
(Il sort)
▼LA BARONNE▲
Courez après mon mari, monsieur, ramenez-le…
▼ALFRED▲
C'est votre mari?… Pauvre femme!
▼LA BARONNE▲
Courez.
▼ALFRED▲
Pas la peine, il va revenir. Madame ferait mieux de l'attendre.
▼LA BARONNE▲
Où ça, l'attendre?
▼ALFRED▲
Ici, madame; nous avons un cabinet spécial, le cabinet des femmes du monde… Vite, madame, car j'entends la bande joyeuse qui arrive…
▼LA BARONNE▲
(En la faisant entrer dans le cabinet il lui baise la main)
Eh bien!…
▼ALFRED▲
Pardonnez-moi, madame, l'habitude…
(Il la fait entrer)
Et allez donc! voilà les vrais viveurs.
Ohé! ohé!
▼SCÈNE IX▲
(Masques, hommes et femmes, puis le Brésilien, Gabrielle, tous deux en costume de Brésilien et de Brésilienne; puis Bobinet et Gardefeu)
▼CHOEUR▲
En avant, les jeunes femmes!
En avant, les gais viveurs!
En avant, petites dames!
On vous dira des douceurs.
Nous arrivons tous amoureux
Et joyeux,
Puis nous partirons un peu gris
Et ravis.
▼LE BRÉSILIEN▲
(entrant avec Gabrielle)
Mes bons amis, je vous présente
Une gantière autrefois innocente,
Et qui, pour moi, renonce à vingt ans de vertu.
▼LE CHŒUR▲
Turlututu.
▼I▲
▼GABRIELLE▲
Hier, à midi, la gantière
Vit arriver un Brésilien.
▼LE BRÉSILIEN▲
Il lui dit: Voulez-vous, gantière,
Vendre des gants au Brésilien?
▼GABRIELLE▲
C'est mon état, dit la gantière,
Quelle couleur, beau Brésilien?
▼LE BRÉSILIEN▲
Sang de bœuf, charmante gantière,
Lui riposta le Brésilien.
▼GABRIELLE▲
Votre main, lui dit la gantière.
La voici, dit le Brésilien,
▼LE BRÉSILIEN▲
Et dans la main de la gantière
Tremblait la main du Brésilien.
▼LE CHŒUR▲
Et dans la main de la gantière
Tremblait la main du Brésilien.
▼II▲
▼GABRIELLE▲
C'est pas tout ça, belle gantière,
Dit tout à coup le Brésilien.
▼LE BRÉSILIEN▲
Les gants, bien moins que la gantière.
Ont attiré le Brésilien.
▼GABRIELLE▲
Partez, s'écria la gantière,
Partez, séduisant Brésilien!
▼LE BRÉSILIEN▲
Tu veux donc, cruelle gantière,
Tu veux la mort du Brésilien!
▼GABRIELLE▲
Un sourire de la gantière
Ressuscita le Brésilien!
▼LE BRÉSILIEN▲
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien!
▼LE CHŒUR▲
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien!
(Entrent Bobinet et Gardefeu, déguisés.)
▼BOBINET ET GARDEFEU▲
Nous voilà!… nous voilà!…
(Rires des autres masques)
▼ALFRED▲
Le souper est servi.
▼LE BRÉSILIEN▲
Allons souper, alors.
▼TOUS▲
Allons souper.
▼LE BARON▲
(entrant)
Un instant, messieurs!
▼SCÈNE X▲
(Les mêmes, le baron)
▼LE BARON▲
Où est M. de Gardefeu?
▼GARDEFEU▲
Me voici, monsieur.
▼LE BARON▲
Nous avons un terrible compte à régler ensemble, monsieur.
▼GARDEFEU▲
Je suis à vos ordres.
▼GABRIELLE▲
On va se battre!
▼LE BRÉSILIEN▲
N'ayez pas peur, mes amis, laissez-nous tous les quatre arranger cette petite affaire. Allez vous mettre à table. A tout à l'heure, charmante gantière!
▼GABRIELLE▲
A tout à l'heure, beau Brésilien.
(Ils sortent. L'orchestre joue en sourdine le motif de la gantière et du Brésilien)
▼SCÈNE XI▲
(Le baron, le Brésilien, Gardefeu, Bobinet)
▼GARDEFEU▲
Petit Bob., veux tu te charger…
▼BOBINET▲
Mais sans doute.
▼LE BARON▲
(au Brésilien)
Je suis étranger, monsieur, vous l'êtes aussi.
▼LE BRÉSILIEN▲
Je le suis.
▼LE BARON▲
Oserai-je alors, en qualité de compatriote… oserai-je vous prier de m'assister?
▼LE BRÉSILIEN▲
Avec plaisir.
▼BOBINET▲
Un mot d'abord. Je consens à me charger de cette affaire, mais à une condition.
▼TOUS▲
Laquelle?…
▼BOBINET▲
C'est que l'on me promettra d'être sérieux… Si l'on ne me promet pas d'être sérieux, j'aime autant ne pas m'en mêler.
▼LE BRÉSILIEN▲
Si ce n'est pas sérieux, il vaut mieux s'en aller. Je m'en vais.
▼GARDEFEU▲
(le retenant)
Mais non, mais non.
▼LE BRÉSILIEN▲
Je m'en vais, je m'en vais.
▼GARDEFEU▲
(le retenant aussi)
Ce sera sérieux… mais puisqu'on vous dit que ce sera sérieux!
▼LE BRÉSILIEN▲
C'est entendu!
▼LE BARON▲
C'est entendu!
▼BOBINET▲
Commençons, alors.
▼LE BRÉSILIEN▲
Commençons. J'ai une idée. Nous éteignons tout dans ce cabinet.
▼BOBINET▲
Bien.
▼LE BRÉSILIEN▲
Nous y laissons ces deux messieurs tout seuls chacun avec un petit couteau comme celui-ci.
(Il tire deux énormes couteaux de sa ceinture)
▼BOBINET▲
Bien… très-bien cela!
▼LE BRÉSILIEN▲
Nous nous en allons, nous fermons les portes, nous allons souper gaiement, et, demain matin, avant de partir, nous venons constater le résultat
▼BOBINET▲
(au baron et à Gardefeu)
Pas mal du tout! Ça vous va-t-il, ça?
▼LE BARON▲
Peuh!
▼GARDEFEU▲
Peuh!
▼LE BARON▲
J'aimerais mieux être enfermé tout seul dans un cabinet.
▼GARDEFEU▲
Oui, chacun son cabinet.
▼LE BARON▲
Et chacun son couteau.
▼BOBINET▲
Ça n'a pas l'air de vous aller… Autre chose alors.
▼GARDEFEU▲
Oui, autre chose.
▼BOBINET▲
Je vois votre affaire, je la vois; elle est simple comme bonjour. Nous allons, monsieur et moi, rédiger un petit procès-verbal.
▼LE BRÉSILIEN▲
(mécontent)
Un procès-verbal.
▼LE BARON▲
J'aime mieux ça.
▼LE BRÉSILIEN▲
Un procès-verbal, ça n'est pas sérieux; je m'en vais.
▼GARDEFEU▲
Il n'y a pas autre chose à faire.
▼BOBINET▲
Voyons, d'abord, qui est-ce qui se plaint?
▼LE BRÉSILIEN▲
Qui est-ce qui se plaint, oui?
▼LE BARON▲
Mais c'est moi, pardieu, c'est moi qui me plains!
▼BOBINET▲
Et de quoi vous plaignez-vous?
▼GARDEFEU▲
Oui, de quoi?
▼LE BRÉSILIEN▲
Répondez… de quoi vous plaignez vous?
▼LE BARON▲
Je vais vous le dire… Je me plains de la farce un peu violente qui m'a été jouée par monsieur.
(Il montre Gardefeu)
▼BOBINET▲
Précisez la farce.
▼GARDEFEU▲
On vous dit de préciser.
▼BOBINET▲
Voulez-vous préciser, oui ou non?
▼LE BRÉSILIEN▲
Si vous ne précisez pas, je m'en vais.
▼LE BARON▲
(le retenant)
Mais non! mais non! Je vais préciser. Quand je suis arrivé à Paris j'ai trouvé monsieur à la gare…
▼LE BRÉSILIEN▲
De feu…
▼LE BARON▲
Monsieur s'est fait passer pour un guide et m'a mené chez lui.
▼BOBINET▲
Y étiez-vous mal, chez lui?
▼LE BARON▲
Non, j'y étais très-bien!
▼GARDEFEU▲
Et combien vous ai-je demandé par jour? Dites un peu?
▼LE BARON▲
Cent sous par jour… cent sous!
▼GARDEFEU▲
Et pour quatre personnes.
▼BOBINET▲
Cent sous pour quatre personnnes et vous vous plaignez!!…
▼LE BARON▲
Ce n'est pas de cela que je me plains.
▼BOBINET▲
N'en parlez pas alors, et continuez.
▼TOUS LES TROIS▲
Continuez.
▼LE BARON▲
Monsieur m'a fait croire que j'étais invité dans le grand monde, et m'a envoyé chez vous, vous savez bien?
▼BOBINET▲
Eh! eh! cela devient une affaire personnelle… Dites tout de suite que vous vous y êtes ennuyé chez moi.
▼LE BARON▲
Je ne peux pas dire ça… d'abord parce que ce ne serait pas poli…et puis parce que ça ne serait pas vrai.
▼GARDEFEU▲
Vous ne vous êtes pas ennuyé?
▼LE BARON▲
Oh! non!
▼BOBINET▲
Vous vous êtes amusé peut-être?
▼LE BARON▲
Et ferme!
▼TOUS▲
De quoi vous plaignez-vous, alors?
▼LE BRÉSILIEN▲
Écoutez-moi bien, de quoi vous plaignez-vous puisque vous vous êtes amusé?
▼LE BARON▲
C'est vrai, au fait, puisque je me suis amusé, de quoi est-ce… Je n'avais pas considéré la question à ce point de vue.
▼BOBINET▲
(éclatant)
Non vraiment, messieurs, c'est trop fort… Comment, mon ami vous trouve à la gare… il se dit: voilà un malheureux étranger qui va être berné, volé, pillé… il vous emmène chez lui, il vous loge, il vous héberge… il vous fait faire ma connaissance!… et vous vous plaignez!!…
▼TOUS LES TROIS▲
(furieux)
Et vous vous plaignez!!!
▼BOBINET▲
Est-ce que mon vin de champagne n'était pas bon?
▼LE BARON▲
Si fait, très-bon!
▼BOBINET▲
Et madame l'amirale… hé?
▼LE BARON▲
Oh! madame l'amirale!… très-bonne aussi, madame l'amirale.
▼GARDEFEU▲
Eh bien, alors?
▼LE BARON▲
C'est vrai… en examinant bien la chose… je ne vois pas du tout de quoi je pourrais me plaindre.
▼BOBINET▲
Tout est arrangé, alors?
▼LE BRÉSILIEN▲
Il n'y a plus qu'à leur donner des petits couteaux.
▼GARDEFEU▲
Puisqu'on vous dit qu'on n'en veut plus.
▼BOBINET▲
Il est insupportable à la fin!
▼LE BRÉSILIEN▲
Qu'est-ce que vous avez dit?
▼BOBINET▲
J'ai dit que vous étiez insupportable.
▼LE BRÉSILIEN▲
Alors c'est toi qui va le prendre le petit couteau.
▼BOBINET▲
(furieux)
Eh bien, donnez-le-moi!
▼LE BARON▲
(voulant les séparer)
Messieurs nos témoins, messieurs nos témoins!
▼SCÈNE XII▲
(Gabrielle, Métella, la baronne, entrant)
▼LA BARONNE▲
Vous ne vous batterez pas.
▼LE BARON▲
Vous ici, baronne!
▼LA BARONNE▲
Mais oui. Vous savez bien, la pauvre femme de tout à l'heure… c'était moi la pauvre femme.
▼LE BARON▲
Pardonnez-moi.
▼LA BARONNE▲
Oui! mais partons.
▼LE BARON▲
C'est entendu.
▼MÉTELLA▲
(à Gardefeu)
Vous comprenez maintenant… tout ce que j'ai fait…
▼GARDEFEU▲
(l'interrompant)
Vous l'avez fait parce que vous m'aimiez.
▼MÉTELLA▲
Sans doute.
▼GARDEFEU▲
Ah! Métella… Métella…
(Il lui baise la main)
▼BOBINET▲
Dites donc, Métella, il vient de me venir une idée…
▼MÉTELLA▲
Quelle idée?
▼BOBINET▲
C'est de me remettre à vous aimer.
▼MÉTELLA▲
Excellente, cette idée-là.
▼BOBINET▲
(baisant l'autre main)
Ah! Métella! Métella!
▼GARDEFEU▲
(même jeu de l'autre côté)
Ah! Métella! Métella!
▼LE BRÉSILIEN▲
Eh bien, il n'y a plus qu'à leur donner les petits couteaux.
▼TOUS▲
Ah! ah!
▼GABRIELLE▲
Mais puisqu'on vous dit que tout est arrangé.
▼LE BRÉSILIEN▲
Allons souper, alors, allons souper… Du bruit et du champagne pendant toute la nuit. Buvons et chantons.
Final
Par nos chansons et par nos cris
Célébrons Paris.
▼TOUS▲
Célébrons Paris.
▼LE BRÉSILIEN▲
▼I▲
En cherchant dans la ville
On trouverait, je crois,
Quelque maison tranquille
Pleine de bons bourgeois.
▼MÉTELLA▲
Ces dignes personnages
Ne font pas comme nous,
Ils disent qu'ils sont sages,
Nous disons qu'ils sont fous!
Et pif, et pif, et pif, et paf!
▼TOUS▲
Et pif, et pif, et pif, et paf!
Oui, voilà la vie parisienne.
Du plaisir à perdre l'haleine,
Oui, voilà la vie parisienne!
▼LE BARON▲
▼II▲
Des amants, des maîtresses,
Qui s'aiment en riant!
Des serments, des promesses,
Qu'emportera le vent!
▼GABRIELLE▲
Des chansons qui babillent,
Baisers pris et rendus!
Des flacons qui pétillent!
En avant les grands crus!
Et pif, et pif, et pif, et paf, etc.
▼TOUS▲
Et pif, et pif, et pif, et paf! etc.
▼LA BARONNE▲
▼III▲
Des maris infidèles
Au bercail ramenés,
▼MÉTELLA▲
Des séducteurs modèles
Bernés et consolés.
▼GABRIELLE▲
Drames et comédies
Allant tant bien que mal,
Puis, après ces folies,
Un pardon général.
▼TOUS▲
Et pif, et pif, et pif, et paf!
Oui, voilà la vie parisienne, etc.
ACTE QUATRIÈME
Un salon dans un restaurant
SCÈNE PREMIÈRE
Garçons de café, puis Alfred
CHOEUR des garçons
Bien bichonnés et bien rasés,
Bien pommadés et bien frisés
Pimpants,
Fringants,
Proprets,
Coquets
Et discrets,
Quand vient minuit, l'heure joyeuse,
L'heure amoureuse,
Nous servons dans les cabinets.
Entre Alfred; habit noir, cravate blanche, serviette à la main
ALFRED
La maison compte sur vous, messieurs; nous avons ce soir, ici, une grande fête, un bal masqué offert à toutes ces dames et à tous ces messieurs par un Brésilien fraîchement débarqué, ce sera charmant et le souper sera formidable! Appelé par la confiance du patron à l'honneur de vous commander, je ne crois pas inutile de vous donner quelques conseils.
I
Avant toute chose il faut être
Mystérieux et réservés;
N'ayez jamais l'air de connaître
Ces messieurs quand vous les servez:
Si parfois au bras d'une actrice
Un homme grave ici se glisse,
Fermez les yeux!
Ne gênons pas les amoureux,
Fermez les yeux.
TOUS
Fermons les yeux,
Ne gênons pas les amoureux,
Fermons les yeux.
II
ALFRED
Quelquefois la porte résiste,
Soyez prudents en pareil cas,
Le garçon maladroit insiste,
Mais le malin n'insiste pas.
Sans frapper, partez au plus vite,
Et quand vous reviendrez ensuite,
Fermez les yeux,
Ne gênons pas les amoureux,
Fermez les yeux.
TOUS
Fermons les yeux,
Ne gênons par les amoureux,
Fermons les yeux.
ALFRED
parlé
Allez, messieurs; et chacun à son poste.
Il dépose sa serviette sur un meuble. Sortent les garçons de café
SCÈNE II
ALFRED
seul
Une grande fête; pas fâché de ça, moi! Je vais donc avoir encore une occasion de les passer en revue ces dix ou douze adorables femmes, qui, depuis quinze ans, dans la galanterie française, tiennent le haut du pavé. Toujours les mêmes… la vieille garde!… qui se rend toujours et ne meurt jamais!… Les autres ont beau crier: »place aux jeunes,« le public n'aime que les noms connus. Pourquoi cela? Je me le demande!
Entrent deux femmes masquées et en domino
SCÈNE III
Alfred, Albertine, Charlotte
ALBERTINE
Bonsoir, Alfred.
ALFRED
Bonsoir, mes chattes.
CHARLOTTE
Le duc est arrivé…
ALFRED
Le duc… je crois bien qu'il est arrivé le duc… il est là, il vous attend…
CHARLOTTE ET ALBERTINE
Bonsoir, Alfred.
ALFRED
Bonsoir, mes anges.
Il les embrasse, et elles se laissent embrasser. – Paraît Gondremark, – Albertine et Charlotte entrent dans le cabinet
SCÈNE IV
Gondremark, Alfred
GONDREMARK
qui a vu Alfred embrasser Charlotte
Oh! pardon.
ALFRED
C'est moi, monsieur, qui vous demande pardon… Qu'y a-t-il pour le service de monsieur?…
GONDREMARK
J'avais vu entrer ces deux jeunes personnes…
ALFRED
Albertine et Charlotte!…
GONDREMARK
Vous les connaissez… Je me suis bien aperçu tout à l'heure que vous les connaissiez!…
ALFRED
Oh! moi, je les connais toutes…
GONDREMARK
à part avec admiration
C'est un homme de plaisir… J'avais envie de voir un homme de plaisir… en voilà un…
haut
Vous venez souvent ici?
ALFRED
Ici?…
GONDREMARK
Oui.
ALFRED
J'y demeure.
GONDREMARK
Vous y demeurez?
ALFRED
Oui, j'ai une petite chambre en haut.
GONDREMARK
à part
Je savais bien qu'il y avait des gens qui passaient leur existence ici… mais je ne croyais pas qu'on pût y demeurer… Une petite chambre… en haut!… c'est très-commode… on est tout porté…
à Alfred
Vous êtes garçon, alors?
ALFRED
Sans doute.
GONDREMARK
A la bonne heure, si vous aviez été marié… il vous aurait été impossible….
En le regardant avec curiosité
Ainsi, là, vraiment, vous les connaissez toutes?…
ALFRED
Sans exception… Qui est-ce qui les connaîtrait, si, moi, je ne les connaissais pas?…
GONDREMARK
Quelle existence!…
ALFRED
Ah!…
GONDREMARK
Celle-ci après celle-là, la blonde après la brune, la brune après la blonde… C'est alléchant, je ne dis pas le contraire, c'est alléchant, mais, au milieu de cette ribambelle de femmes, a-t-on le temps d'aimer et d'être aimé?…
ALFRED
Mon Dieu, vous savez, ça dépend du service.
GONDREMARK
ous dites?
ALFRED
Vous voulez prendre la question de plus haut… ça m'est égal, prenons-la de plus haut! Vous me demandez si, au milieu de cette ribambelle de femmes, on a le temps d'aimer…
GONDREMARK
Et d'être aimé?…
ALFRED
Non, on ne l'a pas…
avec force
Non, on ne l'a pas… mais, voyons, monsieur, on ne peut
pas tout avoir… avoir les femmes et avoir l'amour, ce serait trop; celui qui a l'amour ne peut pas avoir les femmes, celui qui a les femmes ne peut pas avoir l'amour, il faut choisir, moi, j'ai choisi les femmes…
GONDREMARK
Vous avez bien fait.
ALFRED
N'est-ce pas?
GONDREMARK
s'inclinant devant Alfred
Décidément vous avez bien fait, et il ne me reste qu'à me féliciter d'avoir rencontré un homme aussi … Voulez-vous me faire un plaisir?…
ALFRED
saluant
C'est mon état…
GONDREMARK
Dites-moi votre nom…
ALFRED
Alfred!…
GONDREMARK
Alfred?…
ALFRED
Alfred, maître-d'hôtel!…
GONDREMARK
furieux
Maître-d'hôtel!
ALFRED
Mais oui…
GONDREMARK
M. de Gardefeu, lui aussi, m'a dit qu'il était maître-d'hôtel, il m'a dit que les quarante messieurs qui nous suivaient au bois de Boulogne étaient quarante maîtres-d'hôtel, et vous venez à votre tour…
ALFRED
Mais, monsieur…
GONDREMARK
Je chatierai M. de Gardefeu quand je le rencontrerai; quant à vous, puisque je vous tiens, votre carte! donnez-moi votre carte!
ALFRED
tirant de la poche de son habit une carte de restaurateur
Ma carte, voici.
GONDREMARK
lisant
Potage St-Germain, croûte au pot, potage à la bisque. Qu'est ce que ça veut dire?
ALFRED
Puisque je suis maître-d'hôtel.
GONDREMARK
Vous êtes donc sérieusement?…
ALFRED
Vous en doutez.
Il reprend sa serviette, fait deux ou trois salutations et vient se camper devant Gondremark
Là, êtes-vous convaincu?…
GONDREMARK
Eh bien… approchez puisque vous êtes maître-d'hôtel, approchez, je vous dis… il me faudrait un cabinet, puisque vous êtes maître-d'hôtel, un cabinet pour moi tout seul… parce que j'attends une personne…
ALFRED
Pour vous tout seul; à deux alors?
fredonnant
Fermons les yeux…
GONDREMARK
Vous dites…
ALFRED
Rien… Qui ça, cette personne?
GONDREMARK
Mademoiselle Métella.
ALFRED
Comment peut-elle souper avec vous ce soir!… Elle doit être invitée au bal du Brésilien…
GONDREMARK
Oui, elle me l'a dit; mais elle a ajouté qu'elle trouverait moyen de s'échapper…
ALFRED
Elle en est bien capable… Je vais vous chercher un cabinet.
GONDREMARK
Vous la connaissez aussi, mademoiselle Métella?
ALFRED
Puisque je vous dis que je les connais toutes.
GONDREMARK
courant après lui
Attends un peu, toi, attends un peu, puisque tu es maître-d'hôtel…
Alfred s'enfuit poursuivi par Gondremark
SCÈNE V
GONDREMARK
seul
S'est-on assez moqué de moi… L'amiral suisse… avec son habit qui a craqué dans le dos, le général Porto-Rico et le prince de Manchabal… et ce Raoul de Gardefeu!… Mais maintenant nous ne sommes plus dans l'hôtel de M. de Gardefeu. Nous sommes au Grand-Hôtel, au vrai Grand-Hôtel, derrière les Invalides.
Alfred passe la tête sans entrer
ALFRED
Monsieur… Eh! la v'là, mademoiselle Métella, la v'là.
Entre Métella
SCÈNE VI
Gondremark, Alfred, Métella
GONDREMARK
allant au devant de Métella
Ah! madame…
MÉTELLA
Je vous en prie, débarrassez-moi.
GONDREMARK
enlevant le manteau de Métella
Comment donc…
MÉTELLA
bas, pendant que le baron va déposer le manteau sur une chaise
Alfred!…
ALFRED
Madame…
MÉTELLA
Tout à l'heure, une dame masquée viendra me demander… dès qu'elle sera venue vous m'avertirez.
ALFRED
Ça suffit!
Il sort en reprenant à demi-voix le refrain: fermons les yeux
SCÈNE VII
Métella, Gondremark
GONDREMARK
Ah! Métella.
MÉTELLA
préoccupée
Laissez-moi un instant…
GONDREMARK
Qu'est-ce que vous avez?…
MÉTELLA
Quelque chose que je cherche et que je ne peux pas… Je viens de rencontrer un jeune homme.
GONDREMARK
Un jeune homme…
MÉTELLA
Oui, c'est très-singulier, je me souviens que je l'ai aimé à la folie, et je ne peux pas me rappeler son nom…
GONDREMARK
Oh! oh!
MÉTELLA
Je vous ai fâché?…
GONDREMARK
Non… mais…
MÉTELLA
Vous êtes surpris?…
GONDREMARK
Dame! je venais à vous… je peux le dire… je venais à vous… avec des trésors de tendresse plein le cœur… et puis, dès le premier mot… vous me cassez bras et jambes.
MÉTELLA
Ah!… vous en entendrez bien d'autres…
GONDREMARK
Vraiment!…
MÉTELLA
Nous sommes dans le restaurant à la mode, mon cher, et minuit vient de sonner.
Rondeau
C'est ici l'endroit redouté des mères,
L'endroit effroyable où les fils mineurs
Font sauter l'argent gagné par leurs pères,
Et rognent la dot promise à leurs sœurs.
Minuit sonne, écoutez,
Mon cher, et profitez.
A minuit sonnant commence la fête,
Maint coupé s'arrête,
On en voit sortir
De jolis messieurs, des femmes charmantes
Qui viennent pimpantes
Pour se divertir;
La fleur du panier, des brunes, des blondes,
Et, bien entendu, des rousses aussi…
Les jolis messieurs sont de tous les mondes,
C'est un peu mêlé ce qu'on trouve ici!
Tout cela s'anime et se met en joie.
Frou frou de la soie
Le long des couloirs;
C'est l'adagio de la bacchanale
Dont la voix brutale
Gronde tous les soirs!
Rires éclatants, fracas du champagne,
On cartonne ici, on danse là-bas.
Et le piano qui grince accompagne
Sur des airs connus d'étranges ébats!
Le bruit monte, monte, et devient tempête.
La jeunesse en fête
Chante à plein gosier;
Est-ce du plaisir ou de la furie?
On parle, on crie
Tant qu'on peut crier!
Quand on ne peut plus, il faut bien se taire,
La gaieté s'en va petit à petit;
L'un dort tout debout, l'autre dort par terre,
Et voilà comment la fête finit.
Quand vient le matin, quand paraît l'aurore,
On en trouve encore
Mais plus de gaieté,
Les brillants viveurs sont mal à leur aise,
Et dans le grand seize
On voudrait du thé.
Ils s'en vont enfin, la mine blafarde,
Ivres de champagne et de faux amour,
Et le balayeur s'arrête, regarde,
Et leur crie: Ohé! les heureux du jour!
GONDREMARK
Moi aussi, je suis venu pour me divertir.
Il veut prendre la taille de Métella; celle-ci se dégage
MÉTELLA
Qu'est-ce que c'est?…
GONDREMARK
Cette réponse, Métella? vous n'avez pas oublié que vous avez une réponse à me donner…
MÉTELLA
La réponse à la lettre de M. de Frascata.
GONDREMARK
Oui, vous savez…
MÉTELLA
Je sais, je sais… Eh bien, mon ami, cette réponse…
GONDREMARK
C'est oui…
MÉTELLA
Non, c'est non…
GONDREMARK
Non…
MÉTELLA
Non…
GONDREMARK
Allons donc, pas possible…
MÉTELLA
Raisonnons un peu, mon ami… Ce que vous voulez de moi, c'est mon cœur…
GONDREMARK
après une certaine hésitation
Oui.
MÉTELLA
Eh bien… pour le moment, c'est comme un fait exprès, mon cœur est pris pour le moment; je suis amoureuse, éperdument amoureuse…
GONDREMARK
Qu'est-ce que ça fait?…
MÉTELLA
Ça fait beaucoup; si je vous écoutais maintenant, ce serait par dépit; si je me donnais à vous, ce serait parce que je suis folle; dans ces conditions-là, j'en suis sûre, vous ne voudriez pas de moi…
GONDREMARK
Mais si!…
MÉTELLA
Vraiment?…
GONDREMARK
Parole!…
MÉTELLA
Oh! ces hommes…
GONDREMARK
Nous sommes comme ça, dans le Nord… Voyons, Métella…
MÉTELLA
J'ai dit: non.
GONDREMARK
A la bonne heure, mais je n'aurais jamais cru qu'un étranger arrivant à Paris, avec de bonnes références…
avec fureur
C'est indigne, ce que vous faites là, c'est abominable!…
MÉTELLA
Mon ami…
GONDREMARK
Et je le dirai à tout le monde, à Stockholm, vous entendez, je le dirai à tout le monde…
Alfred passe la tête
ALFRED
Eh! madame… c'est une dame masquée… elle est en bas… dans sa voiture…
MÉTELLA
Priez-la de monter.
Alfred disparaît
GONDREMARK
Tout le monde le saura à Stockholm, tout le monde le saura.
MÉTELLA
Vous m'en voulez?
GONDREMARK
Il n'y a pas de quoi, peut-être…
MÉTELLA
Si fait, il y a de quoi… ce n'est certainement pas moi qui dirai le contraire… mais vous n'êtes pas aussi malheureux que vous croyez…Je vous ai ménagé une petite surprise… j'ai amené… une amie…
GONDREMARK
plus furieux encore
Une amie!
MÉTELLA
Oui… une personne charmante qui ne demandera pas mieux que de souper avec vous…
GONDREMARK
Selon vous, alors, j'ai l'air du monsieur auquel on repasse les amies.
MÉTELLA
Baron…
GONDREMARK
Frascata me l'a bien dit… c'est une des choses qu'il m'a dites, Frascata… ne te laisse jamais fourrer les amies…
MÉTELLA
Taisez-vous, la voici.
Entre la baronne amenée par Alfred
ALFRED
Celle-là je ne la connais pas.
Il indique Métella à la baronne et il sort
GONDREMARK
se promenant pendant les répliques suivantes
La voilà, l'amie…
MÉTELLA
allant à la baronne
Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai fait venir, madame la baronne…
LA BARONNE
bas
Oui, je comprends… et je ne sais comment vous en remercier, hier vous m'avertissiez du guet-à-pens dans lequel M. de Gardefeu voulait me faire tomber et aujourd'hui…
MÉTELLA
bas
Ne me remerciez pas, tout ce que j'ai fait c'est un peu pour moi que je l'ai fait.
GONDREMARK
à part
Elle est hideuse.
MÉTELLA
à Gondremark qui tourne autour de la baronne tout en l'examinant avec défiance
Elle est très-bien, je vous assure, je vous laisse avec elle.
GONDREMARK
Comment vous me laissez…
MÉTELLA
Je vais retrouver le jeune homme dont je vous parlais tout à l'heure, j'ai fini par me rappeler son nom.
GONDREMARK
Et ce nom?…
MÉTELLA
Raoul de Gardefeu!
GONDREMARK
Raoul de Gardefeu! Il faut en finir!
Mouvement de sortie. La baronne arrête Gondremark
SCÈNE VIII
Le baron, la baronne, puis Alfred
LE BARON
Ah! c'est l'amie, je l'oubliais. Vous êtes l'amie, vous?
à part
Toujours Raoul de Gardefeu!
à la baronne
Vous êtes l'amie et vous voulez manger…
LA BARONNE
déguisant sa voix
Oui…
LE BARON
N'ayez pas peur, vous mangerez.
LA BARONNE
avec satisfaction
Ah!
LE BARON
Elle est contente, pauvre femme… il y peut-être longtemps…
à part
Si je savais où le trouver ce Raoul de Gardefeu… Ah!
Il sonne. Entre Alfred
Vingt francs pour vous si vous me dites où je trouverai M. de Gardefeu…
ALFRED
Il sera ici tout à l'heure, au bal du Brésilien.
LE BARON
Moi aussi, j'y serai.
Il veut sortir
LA BARONNE
le retenant une seconde fois
Eh bien, ce souper…
LE BARON
avec bonté
Elle a peur parce que je m'en vais… elle a peur de ne pas avoir… Pauvre femme!…pauvre femme!… Alfred, il faudrait donner quelque chose à cette pauvre femme, quelque chose de nourrissant…
ALFRED
Un bon bouillon.
LE BARON
Oui… et après, tout ce qu'elle voudra.
LA BARONNE
Vous partez?…
LE BARON
N'ayez pas peur, je reviens, l'amie. A nous deux, M. de Gardefeu!…
Il sort
LA BARONNE
Courez après mon mari, monsieur, ramenez-le…
ALFRED
C'est votre mari?… Pauvre femme!
LA BARONNE
Courez.
ALFRED
Pas la peine, il va revenir. Madame ferait mieux de l'attendre.
LA BARONNE
Où ça, l'attendre?
ALFRED
Ici, madame; nous avons un cabinet spécial, le cabinet des femmes du monde… Vite, madame, car j'entends la bande joyeuse qui arrive…
LA BARONNE
En la faisant entrer dans le cabinet il lui baise la main
Eh bien!…
ALFRED
Pardonnez-moi, madame, l'habitude…
Il la fait entrer
Et allez donc! voilà les vrais viveurs.
Ohé! ohé!
SCÈNE IX
Masques, hommes et femmes, puis le Brésilien, Gabrielle, tous deux en costume de Brésilien et de Brésilienne; puis Bobinet et Gardefeu
CHOEUR
En avant, les jeunes femmes!
En avant, les gais viveurs!
En avant, petites dames!
On vous dira des douceurs.
Nous arrivons tous amoureux
Et joyeux,
Puis nous partirons un peu gris
Et ravis.
LE BRÉSILIEN
entrant avec Gabrielle
Mes bons amis, je vous présente
Une gantière autrefois innocente,
Et qui, pour moi, renonce à vingt ans de vertu.
LE CHŒUR
Turlututu.
I
GABRIELLE
Hier, à midi, la gantière
Vit arriver un Brésilien.
LE BRÉSILIEN
Il lui dit: Voulez-vous, gantière,
Vendre des gants au Brésilien?
GABRIELLE
C'est mon état, dit la gantière,
Quelle couleur, beau Brésilien?
LE BRÉSILIEN
Sang de bœuf, charmante gantière,
Lui riposta le Brésilien.
GABRIELLE
Votre main, lui dit la gantière.
La voici, dit le Brésilien,
LE BRÉSILIEN
Et dans la main de la gantière
Tremblait la main du Brésilien.
LE CHŒUR
Et dans la main de la gantière
Tremblait la main du Brésilien.
II
GABRIELLE
C'est pas tout ça, belle gantière,
Dit tout à coup le Brésilien.
LE BRÉSILIEN
Les gants, bien moins que la gantière.
Ont attiré le Brésilien.
GABRIELLE
Partez, s'écria la gantière,
Partez, séduisant Brésilien!
LE BRÉSILIEN
Tu veux donc, cruelle gantière,
Tu veux la mort du Brésilien!
GABRIELLE
Un sourire de la gantière
Ressuscita le Brésilien!
LE BRÉSILIEN
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien!
LE CHŒUR
Et voilà comment la gantière
Sauva les jours du Brésilien!
Entrent Bobinet et Gardefeu, déguisés.
BOBINET ET GARDEFEU
Nous voilà!… nous voilà!…
Rires des autres masques
ALFRED
Le souper est servi.
LE BRÉSILIEN
Allons souper, alors.
TOUS
Allons souper.
LE BARON
entrant
Un instant, messieurs!
SCÈNE X
Les mêmes, le baron
LE BARON
Où est M. de Gardefeu?
GARDEFEU
Me voici, monsieur.
LE BARON
Nous avons un terrible compte à régler ensemble, monsieur.
GARDEFEU
Je suis à vos ordres.
GABRIELLE
On va se battre!
LE BRÉSILIEN
N'ayez pas peur, mes amis, laissez-nous tous les quatre arranger cette petite affaire. Allez vous mettre à table. A tout à l'heure, charmante gantière!
GABRIELLE
A tout à l'heure, beau Brésilien.
Ils sortent. L'orchestre joue en sourdine le motif de la gantière et du Brésilien
SCÈNE XI
Le baron, le Brésilien, Gardefeu, Bobinet
GARDEFEU
Petit Bob., veux tu te charger…
BOBINET
Mais sans doute.
LE BARON
au Brésilien
Je suis étranger, monsieur, vous l'êtes aussi.
LE BRÉSILIEN
Je le suis.
LE BARON
Oserai-je alors, en qualité de compatriote… oserai-je vous prier de m'assister?
LE BRÉSILIEN
Avec plaisir.
BOBINET
Un mot d'abord. Je consens à me charger de cette affaire, mais à une condition.
TOUS
Laquelle?…
BOBINET
C'est que l'on me promettra d'être sérieux… Si l'on ne me promet pas d'être sérieux, j'aime autant ne pas m'en mêler.
LE BRÉSILIEN
Si ce n'est pas sérieux, il vaut mieux s'en aller. Je m'en vais.
GARDEFEU
le retenant
Mais non, mais non.
LE BRÉSILIEN
Je m'en vais, je m'en vais.
GARDEFEU
le retenant aussi
Ce sera sérieux… mais puisqu'on vous dit que ce sera sérieux!
LE BRÉSILIEN
C'est entendu!
LE BARON
C'est entendu!
BOBINET
Commençons, alors.
LE BRÉSILIEN
Commençons. J'ai une idée. Nous éteignons tout dans ce cabinet.
BOBINET
Bien.
LE BRÉSILIEN
Nous y laissons ces deux messieurs tout seuls chacun avec un petit couteau comme celui-ci.
Il tire deux énormes couteaux de sa ceinture
BOBINET
Bien… très-bien cela!
LE BRÉSILIEN
Nous nous en allons, nous fermons les portes, nous allons souper gaiement, et, demain matin, avant de partir, nous venons constater le résultat
BOBINET
au baron et à Gardefeu
Pas mal du tout! Ça vous va-t-il, ça?
LE BARON
Peuh!
GARDEFEU
Peuh!
LE BARON
J'aimerais mieux être enfermé tout seul dans un cabinet.
GARDEFEU
Oui, chacun son cabinet.
LE BARON
Et chacun son couteau.
BOBINET
Ça n'a pas l'air de vous aller… Autre chose alors.
GARDEFEU
Oui, autre chose.
BOBINET
Je vois votre affaire, je la vois; elle est simple comme bonjour. Nous allons, monsieur et moi, rédiger un petit procès-verbal.
LE BRÉSILIEN
mécontent
Un procès-verbal.
LE BARON
J'aime mieux ça.
LE BRÉSILIEN
Un procès-verbal, ça n'est pas sérieux; je m'en vais.
GARDEFEU
Il n'y a pas autre chose à faire.
BOBINET
Voyons, d'abord, qui est-ce qui se plaint?
LE BRÉSILIEN
Qui est-ce qui se plaint, oui?
LE BARON
Mais c'est moi, pardieu, c'est moi qui me plains!
BOBINET
Et de quoi vous plaignez-vous?
GARDEFEU
Oui, de quoi?
LE BRÉSILIEN
Répondez… de quoi vous plaignez vous?
LE BARON
Je vais vous le dire… Je me plains de la farce un peu violente qui m'a été jouée par monsieur.
Il montre Gardefeu
BOBINET
Précisez la farce.
GARDEFEU
On vous dit de préciser.
BOBINET
Voulez-vous préciser, oui ou non?
LE BRÉSILIEN
Si vous ne précisez pas, je m'en vais.
LE BARON
le retenant
Mais non! mais non! Je vais préciser. Quand je suis arrivé à Paris j'ai trouvé monsieur à la gare…
LE BRÉSILIEN
De feu…
LE BARON
Monsieur s'est fait passer pour un guide et m'a mené chez lui.
BOBINET
Y étiez-vous mal, chez lui?
LE BARON
Non, j'y étais très-bien!
GARDEFEU
Et combien vous ai-je demandé par jour? Dites un peu?
LE BARON
Cent sous par jour… cent sous!
GARDEFEU
Et pour quatre personnes.
BOBINET
Cent sous pour quatre personnnes et vous vous plaignez!!…
LE BARON
Ce n'est pas de cela que je me plains.
BOBINET
N'en parlez pas alors, et continuez.
TOUS LES TROIS
Continuez.
LE BARON
Monsieur m'a fait croire que j'étais invité dans le grand monde, et m'a envoyé chez vous, vous savez bien?
BOBINET
Eh! eh! cela devient une affaire personnelle… Dites tout de suite que vous vous y êtes ennuyé chez moi.
LE BARON
Je ne peux pas dire ça… d'abord parce que ce ne serait pas poli…et puis parce que ça ne serait pas vrai.
GARDEFEU
Vous ne vous êtes pas ennuyé?
LE BARON
Oh! non!
BOBINET
Vous vous êtes amusé peut-être?
LE BARON
Et ferme!
TOUS
De quoi vous plaignez-vous, alors?
LE BRÉSILIEN
Écoutez-moi bien, de quoi vous plaignez-vous puisque vous vous êtes amusé?
LE BARON
C'est vrai, au fait, puisque je me suis amusé, de quoi est-ce… Je n'avais pas considéré la question à ce point de vue.
BOBINET
éclatant
Non vraiment, messieurs, c'est trop fort… Comment, mon ami vous trouve à la gare… il se dit: voilà un malheureux étranger qui va être berné, volé, pillé… il vous emmène chez lui, il vous loge, il vous héberge… il vous fait faire ma connaissance!… et vous vous plaignez!!…
TOUS LES TROIS
furieux
Et vous vous plaignez!!!
BOBINET
Est-ce que mon vin de champagne n'était pas bon?
LE BARON
Si fait, très-bon!
BOBINET
Et madame l'amirale… hé?
LE BARON
Oh! madame l'amirale!… très-bonne aussi, madame l'amirale.
GARDEFEU
Eh bien, alors?
LE BARON
C'est vrai… en examinant bien la chose… je ne vois pas du tout de quoi je pourrais me plaindre.
BOBINET
Tout est arrangé, alors?
LE BRÉSILIEN
Il n'y a plus qu'à leur donner des petits couteaux.
GARDEFEU
Puisqu'on vous dit qu'on n'en veut plus.
BOBINET
Il est insupportable à la fin!
LE BRÉSILIEN
Qu'est-ce que vous avez dit?
BOBINET
J'ai dit que vous étiez insupportable.
LE BRÉSILIEN
Alors c'est toi qui va le prendre le petit couteau.
BOBINET
furieux
Eh bien, donnez-le-moi!
LE BARON
voulant les séparer
Messieurs nos témoins, messieurs nos témoins!
SCÈNE XII
Gabrielle, Métella, la baronne, entrant
LA BARONNE
Vous ne vous batterez pas.
LE BARON
Vous ici, baronne!
LA BARONNE
Mais oui. Vous savez bien, la pauvre femme de tout à l'heure… c'était moi la pauvre femme.
LE BARON
Pardonnez-moi.
LA BARONNE
Oui! mais partons.
LE BARON
C'est entendu.
MÉTELLA
à Gardefeu
Vous comprenez maintenant… tout ce que j'ai fait…
GARDEFEU
l'interrompant
Vous l'avez fait parce que vous m'aimiez.
MÉTELLA
Sans doute.
GARDEFEU
Ah! Métella… Métella…
Il lui baise la main
BOBINET
Dites donc, Métella, il vient de me venir une idée…
MÉTELLA
Quelle idée?
BOBINET
C'est de me remettre à vous aimer.
MÉTELLA
Excellente, cette idée-là.
BOBINET
baisant l'autre main
Ah! Métella! Métella!
GARDEFEU
même jeu de l'autre côté
Ah! Métella! Métella!
LE BRÉSILIEN
Eh bien, il n'y a plus qu'à leur donner les petits couteaux.
TOUS
Ah! ah!
GABRIELLE
Mais puisqu'on vous dit que tout est arrangé.
LE BRÉSILIEN
Allons souper, alors, allons souper… Du bruit et du champagne pendant toute la nuit. Buvons et chantons.
Final
Par nos chansons et par nos cris
Célébrons Paris.
TOUS
Célébrons Paris.
LE BRÉSILIEN
I
En cherchant dans la ville
On trouverait, je crois,
Quelque maison tranquille
Pleine de bons bourgeois.
MÉTELLA
Ces dignes personnages
Ne font pas comme nous,
Ils disent qu'ils sont sages,
Nous disons qu'ils sont fous!
Et pif, et pif, et pif, et paf!
TOUS
Et pif, et pif, et pif, et paf!
Oui, voilà la vie parisienne.
Du plaisir à perdre l'haleine,
Oui, voilà la vie parisienne!
LE BARON
II
Des amants, des maîtresses,
Qui s'aiment en riant!
Des serments, des promesses,
Qu'emportera le vent!
GABRIELLE
Des chansons qui babillent,
Baisers pris et rendus!
Des flacons qui pétillent!
En avant les grands crus!
Et pif, et pif, et pif, et paf, etc.
TOUS
Et pif, et pif, et pif, et paf! etc.
LA BARONNE
III
Des maris infidèles
Au bercail ramenés,
MÉTELLA
Des séducteurs modèles
Bernés et consolés.
GABRIELLE
Drames et comédies
Allant tant bien que mal,
Puis, après ces folies,
Un pardon général.
TOUS
Et pif, et pif, et pif, et paf!
Oui, voilà la vie parisienne, etc.