Les Tilleuls
En Septembre, même année
A Wetzler
(La place. Au fond: le temple protestant. A gauche: le presbytère. A droite: la Wirthschaft entourée de houblons. Devant le temple: des tilleuls taillés qui en laissent voir la porte. Un banc sous les tilleuls, près de l'entrée du presbytère. Schmidt et Johann sont assis, attablés devant la Wirthschaft. Au fond, à droite: la route et la campagne. Beau temps; Dimanche, après midi.)
JOHANN
(le verre en main)
Vivat Bacchus! Semper vivat!
C'est dimanche!
SCHMIDT
(de même)
Vivat Bacchus! Semper vivat! c'est dimanche!
JOHANN et SCHMIDT
Vivat! Vivat Bacchus!
Semper vivat! Vivat Bacchus!
Semper vivat!
Vivat Bacchus! semper vivat!
(Une servante sort de la Wirthschaft et sert de nouveau à boire aux des amis.)
JOHANN
Ah! l'admirable journée!
De ce joyeux soleil j'ai l'âme illuminée!
SCHMIDT
Qu'il est doux vivre quand l'air est si léger, le ciel si bleu... le vin si clair!
JOHANN
C'est dimanche!
SCHMIDT
C'est dimanche!
(Orgue dans le temple.)
SCHMIDT
(d'un ton gouailleur)
Allez! chantez l'office et que l'orgue résonne!
(avec gaîté et franchise)
De bénir le Seigneur il est bien des façons,
moi, je le glorifie en exaltant ses dons!
Gloire à celui qui nous donne d'aussi bon vin
et fait l'existence si bonne!
Bénissons le Seigneur!
JOHANN
(de même)
De bénir le Seigneur il est bien des façons,
moi, je le glorifie en exaltant ses dons!
Bénissons le Seigneur! Bénissons le Seigneur!
(regardant)
Du monde! encor du monde! On vient de tous côtés!
Le Pasteur verra bien fêtés ses cinquante ans de mariage!
SCHMIDT
C'est bon pour un Pasteur cinquante ans de ménage,
Dieu le soutient!
Mais moi je n'aurais pu jamais en supporter autant!
(Charlotte et Albert paraissent.)
JOHANN
(se lève en les regardant et se penche vers Schmidt)
Et cependant, j'en sais qui ne s'effraieraient
guère de semblable félicité!
(les désignant)
Tiens! ceux-là... par exemple!
SCHMIDT
(se levant)
Et bien! à leur santé allons vider encore un verre!
(Ils rentrent tous les deux dans la Wirthschaft. Charlotte et Albert sont arrivés sous les tilleuls, ils s'asseoient sur le banc.)
ALBERT
(avec tendresse)
Trois mois! Voici trois mois que nous somme unis!
Ils ont passé bien vite... et pourtant il me semble
que nous avons vécu toujours ensemble!
CHARLOTTE
(doucement)
Albert!
ALBERT
Si vous saviez comme je vous bénis!
(encore plus tendre)
Mais, moi, de cette jeune fille si calme
et souriante au foyer de famille,
ai-je une femme heureuse et sans regrets?
CHARLOTTE
(se levant et simplement)
Quand une femme a près d'elle à toute heure
et l'esprit le plus droit et l'âme la meilleure,
que pourrait-elle regretter?
ALBERT
(ému)
Oh! la douce parole...
et comme à l'écouter je me sens tout heureux...
et j'ai l'âme ravie!
(Charlotte, accompagnée d'Albert, se dirige vers le temple; puis Albert échange quelques mots avec ceux qui vont à l'office. Werther a paru au haut de la route. Il descend et contemple de loin avec un tourment visible l'intimité des deux époux.)
WERTHER
(à lui-même, avec douleur)
Un autre est son époux! Un autre est son époux!
Dieu de bonté, si tu m'avais permis de marcher
dans la vie avec cet ange à mon côté,
mon existence entière n'aurait
jamais été qu'une ardente prière!
Et maintenant... parfois... j'ai peur de blasphémer!
C'est moi! moi!
(douloureusement)
qu'elle pouvait aimer!
J'aurais sur ma poitrine pressé la plus divine,
la plus belle créature que Dieu même ait su former!
C'est moi, c'est moi... qu'elle pouvait aimer!
Lorsque s'ouvrait le ciel qui s'illumine,
soudain je l'ai vu se fermer!
Je l'ai vu se fermer! c'est moi!
c'est moi... qu'elle pouvait aimer! ah!
J'aurais sur ma poitrine pressé la plus divine,
la plus belle créature que Dieu même ait su former!
C'est moi! c'est moi... qu'elle pouvait aimer! s'est moi...
qu'elle pouvait aimer!
Tout mon corps en frisonne, et tout mon être
(avec un accent déchirant)
en pleure!
(Werther dans la plus grande agitation veut s'éloigner, mais il tomber accablé sur le banc, la tête dans ses mains. Schmidt et Johann reparaissent sur le seuil de la Wirthschaft. Schmidt donne le bras à Brühlmann navré et muet.)
SCHMIDT
(en entrant, à Brühlmann)
Si! Kätchen reviendra, je vous dis!
JOHANN
(à Brühlmann, tout en marchant)
A quelle heure et quel jour, aura lieu ce retour,
qu'importe! puisqu'elle reviendra!
SCHMIDT
(geste de dénégation de Brühlmann)
Puisqu'elle reviendra!
JOHANN
Sept ans de fiançailles, ça ne peut s'oublier de la sorte!
SCHMIDT
(entraînant Brühlmann)
Dépêchons-nous! car j'entends le signal,
si nous manquons l'office, au moins, ouvrons le bal!
(Ils sortent en trébuchant. En sortant du temple, Albert est descendu, il pose la main sur l'épaule de Werther qui tressaille et fait un mouvement comme pour s'éloigner d'Albert.)
ALBERT
(à Werther)
Au bonheur dont mon âme est pleine,
Ami, parfois il vient se mêler un remord...
WERTHER
(étonné)
Un remord?
ALBERT
(avec franchise)
Je vous sais un coeur loyal et fort;
Mais celle qui devint ma femme vous apparut
au jour qu'elle était libre encore,
et peut-être près d'elle avez-vous fait un rêve envolé sans retour?
A la voir si belle et si douce je connais trop le prix du bien
qui m'est donné pour ne comprendre pas que sa perte est cruelle!
(lui prenant la main affectueusement)
Comprendre ce tourment, c'est l'avoir pardonné.
WERTHER
Vous l'avez dit:
Mon âme est loyale et sincère,
(contenant à peine son émotion)
...si j'avais du passé trop amer souvenir,
retirant cette main qui la serre,
je fuirais loin de vous pour ne plus revenir!
Mais, comme après l'orage une onde est apaisée,
mon coeur ne souffre plus de son rêve oublié,
et celui qui sait lire au fond de ma pensée...
n'y doit trouver jamais que la seule amitié
et ce sera ma part de bonheur sur la terre.
(Sophie accourt, des fleurs dans les mains.)
SOPHIE
(à Albert, gaîment)
Frère! voyez! Voyez le beau bouquet!
J'ai mis, pour le Pasteur, le jardin au pillage!
Et puis, l'on va danser!
(à Werther)
Pour le premier menuet c'est sur vous je compte...
(observant Werther et grondait légèrement)
Ah! le sombre visage!
(naïvement et gentiment)
Mais aujourd'hui, monsieur Werther,
tout le monde est joyeux! le bonheur est dans l'air!
Du gai soleil pleine de flamme dans l'azur resplendissant
la pure clarté descend de nos fronts jusqu'à notre âme!
Tout le monde est joyeux! le bonheur est dans l'air!
Et l'oiseau qui monte aux cieux dans la brise qui soupire... est revenu pour nous dire que Dieu permet d'être heureux!
Tout le monde est joyeux!
Le bonheur est dans l'air!
Tout le monde est heureux!
WERTHER
(à part, plus sombre)
Heureux! pourrai-je l'être encore?
ALBERT
(à Sophie)
Va porter ton bouquet, chère petite soeur, je te rejoins.
(Sophie s'éloigne de quelques pas.)
(à Werther)
Werther! nous parlions du bonheur...
On le cherche bien loin... on l'appelle... On l'implore!
(avec intention)
Et voici que peut-être il passe en nos chemins...
Un sourire à la lèvre et des fleurs dans les mains!
(Werther garde le silence.)
SOPHIE
(sur le seuil du presbytère à Albert)
Ah! frère, venez vite!
(à Werther)
Vous entendez, Monsieur Werther,
je vous invite pour le premier menuet!
(en s'approchant et en s'éloignant peu à peu)
Du gai soleil plein de flamme dans l'azur resplendissant
la pure clarté descend de nos fronts jusqu'à notre âme!
Tout le monde est joyeux!
Le bonheur est dans l'air!
Tout le monde est heureux!
(en disparaissant)
(Albert a rejoint Sophie et il est entré avec elle dans le presbytère.)
WERTHER
(seul)
Ai-je dit vrai?
L'amour que j'ai pour elle n'est-il pas le plus pur comme le plus sacré!
En mon âme... un coupable désir est-il jamais entré?
(avec explosion)
Oui je mentais! je mentais! Ô Dieu! souffrir sans cesse...
ou bien toujours mentir!
C'est trop de honte et de faiblesse! Je dois,
je veux partir!
(Charlotte paraît sur le seuil du temple et se dirige vers le presbytère.)
WERTHER
(l'aperçoit et très ému, changeant de ton; à part)
Partir? Non! je ne veux que me rapprocher d'elle!
CHARLOTTE
(sans remarquer Werther)
Comme on trouve en priant une force nouvelle!
WERTHER
(de loin)
Charlotte
CHARLOTTE
(se détournant)
Vous venez aussi chez le Pasteur?
WERTHER
(se rapprochant et tristement)
A quoi bon? pour vous voir toujours auprès d'un autre!
(se rapprochant encore de Charlotte restée immobile)
Ah! qu'il est loin ce jour plein d'intime douceur...
Où mon regard a rencontré le vôtre pour la première fois!
Où nous sommes tous deux demeurés si longtemps,
tout près...
sans nous rien dire...
Cependant que tombait des cieux
un suprême rayon qui semblait un sourire...
sur notre émoi silencieux!
CHARLOTTE
(froidement)
Albert m'aime, et je suis sa femme!
WERTHER
(avec emportement)
Albert vous aime!
Qui ne vous aimerait?
CHARLOTTE
(plus doucement)
Werther!
N'est-il donc pas d'autre femme ici-bas digne de votre amour...
et libre d'elle-même? Je ne m'appartiens plus...
pourquoi donc m'aimez-vous?
WERTHER
Eh! demandez aux fous d'où vient que leur raison s'égare?
CHARLOTTE
(résolument)
Eh bien! puisqu'à jamais le destin nous sépare...
éloignez-vous! partez! partez!
WERTHER
Ah! quel mot ai-je entendu?
CHARLOTTE
(gravement)
Celui qu'il faut de moi que l'on entende!
WERTHER
(violemment)
Et qui donc le commande?
CHARLOTTE
Le devoir!
(plus doucement)
L'absence rend parfois la douleur moins amère...
WERTHER
(douloureusement)
Ah! me donner l'oubli n'est pas en son pouvoir!
CHARLOTTE
(plus doucement encore)
Pourquoi l'oubli? Pensez à Charlotte au contraire, pensez...
à son repos; soyez fort... soyez bon.
WERTHER
(apaisé peu à peu)
Oui! j'ai pour seul désir que vous soyez heureuse!
(avec des larmes, mais calme)
Mais ne plus vous revoir... c'est impossible! non!
CHARLOTTE
(avec une grande douceur)
Ami, je ne suis pas à ce point rigoureuse...
et ne saurais vouloir un exil éternel...
(se dominant)
vous reviendrez... bientôt... tenez... à la Noël!
WERTHER
(suppliant)
Charlotte!
CHARLOTTE
(se retourne et disparaît)
A la Noël!
(Werther veut la rappeler; mais il revient sur ses pas... découragé et abattu. Songeant et regardant le chemin par lequel Charlotte a disparu.)
WERTHER
(après un moment d'accablement, avec résolution)
Oui! ce qu'elle m'ordonne...
pour son repos... je le ferai!
Et si la force m'abandonne...
Ah! c'est moi pour toujours qui me reposerai!
(songeant)
Pourquoi trembler devant la mort?
devant la nôtre?
(fiévreusement)
On lève le rideau...
(mystérieux)
puis on passe de l'autre côté,
Voilà ce qu'on nomme mourir!
(songeant encore)
Offensons-nous le ciel en cessant de souffrir?
(simplement)
Lorsque l'enfant revient d'un voyage, avant l'heure,
bien loin lui garder quelque ressentiment,
au seul bruit de ses pas tressaille la demeure
et le père joyeux l'embrasse longuement!
O Dieu! qui m'as créé, serais-tu moins clément?
Non, tu ne saurais pas, dérobé sous voiles,
rejeter dans la nuit ton fils infortuné!
(douloureusement)
ton fils!
(tendrement)
Devinant ton sourire au travers des étoiles
il reviendrait vers toi d'avance pardonné!
Père! Père! Père, que je ne connais pas,
en qui pourtant j'ai foi, parle à mon coeur, appelle-moi!
Appelle-moi!
(sans voix, presque parlé)
Appelle-moi!
(Werther va s'éloigner lorsque paraît Sophie sur le seuil du presbytère.)
SOPHIE
(gaîment)
Mais venez donc! le cortège s'approche,
et soit dit sans reproche, c'est vous seul qu'on attend!
WERTHER
(brusquement)
Pardonnez-moi, je pars!
SOPHIE
(suffoquée)
Vous partez!
WERTHER
(embarrassé)
A l'instant...
SOPHIE
(répétant; très émue)
A l'instant... Mais sans doute...
vous reviendrez? demain? bientôt?
WERTHER
(violemment et avec une grande émotion)
Non! jamais! adieu!
(Il s'enfuit.)
SOPHIE
(très émue, l'appelant)
Monsieur Werther!
(elle court après lui jusqu'à la route. Inquiète et troublée)
Au tournant de la route... il disparaît... plus
(fondant en larmes)
rien!
(elle redescend.)
Mon Dieu! tout à l'heure j'étais si joyeuse!
(Le cortège de la Cinquantaine paraît – on vient de différents côtés.)
CHARLOTTE
(apercevant Sophie et accourant auprès d'elle)
Ah! qu'est-ce donc? Elle pleure! Sophie!
SOPHIE
(tombant dans les bras de Charlotte)
Ah! Soeur! Monsieur Werther est parti!
ALBERT
(tressaillant)
Lui!
SOPHIE
(très accentué)
Et pour toujours! Il vient de me le dire... et puis,
(en sanglotant, sans retenir)
il s'est enfui comme un fou!
CHARLOTTE
(à elle-même et frappé)
Pour toujours!
ALBERT
(sombre et considérant Charlotte)
Il l'aime!
(Le cortège de la Cinquantaine traverse la place. Acclamations, vivats.)