ACTE DEUXIEME
(Au lever du rideau, la scène qui s'éclairera tout à l'heure et révélera une vaste salle souterraine dont les voûtes reposent sur de nombreux piliers, est plongée dans une obscurité presque complète. A l'extrême droite, un étroit couloir voûté longe la salle souterraine où il débouche, vers la premier plan, par une sorte d'ouverture latérale ou d'arcade informe. Paraissent tout au fond de ce couloir, comme si elles descendaient les dernières marches d'un escalier, Ariane et la Nourrice. Ariane porte une lampe)
LA NOURRICE
Ecoutez!
La porte se referme avec un bruit terrible
et les murailles tremblent...
Je n'ose plus marcher...
Je reste ici...
Nous ne reverrons pas la lumière du jour.
ARIANE
En avant, en avant.
Ne crains rien.
Il est blessé, il est vaincu,
mais il l'ignore encore...
Il nous délivrera les larmes dans les yeux,
mais il vaux mieux se délivrer soi-même.
En attendant, sa colère m'accorde ce que son amour refusait,
et nous allons savoir ce qui se cache ici...
(Elle s'avance, la lampe haute, jusqu'à l'arcade latérale du couloir, s'y penche et tâche de percer les ténèbres de la salle. Un objet indistinct semble arrêter ses regards. Elle se retourne vers la Nourrice pour l'appeler)
Viens!...
Qu'y a-t-il au fond de cette grotte?
Vois-tu?
Cela ne bouge pas...
Je crois qu'elles sont ici,
mais qu'elles ne vivent plus...
(Elle entre dans la salle que sa lampe éclaire voûte par voûte)
Où êtes-vous?
(Silence.)
Qui êtes-vous?
(Une sorte de frémissement craintif et presque insaisissable lui répond. Elle fait encore un pas; les rayons de la lampe se projettent plus avant, et on aperçoit, entassés dans l'ombre des plus lointaines voûtes, cinq formes de de femmes immobiles)
ARIANE
(d'une voix étouffée)
Elles sont là!... Nourrice, Nourrice, où es-tu?
(La Nourrice accourt. Ariane lui donne la lampe et fait en hésitant quelques pas vers le groupe)
Mes sœurs...
(Le groupe tressaille)
Elles vivent!
Me voici!...
(Elle court à elles, les bras ouverts, les enveloppe de ses mains incertaines, les embrasse, les étreint, les caresse en tâtonnant, dans une sorte d'ivresse attendrie et convulsive, tandis que la Nourrice, la lampe à la main, se tient un peu à l'écart.)
Ah! Je vous ai trouvées!
Elles sont pleines de vie et pleines de douceur!
J'avais cru voir des mortes
et je baise en pleurant des êtres adorables!...
Vous n'avez pas souffert?
Oh! vos lèvres sont fraîches et vous joues sont semblables à celles des enfants...
Et voici vos bras nus qui sont souples et chauds et vos épaules rondes qui vivent sous leurs voiles!...
Mais pourquoi tremblez-vous?
Quel printemps a jailli tout à coup des ténèbres!...
Voici les flammes de vos yeux et voici sur mes mains le souffle de vos lèvres!
Et ces cheveux qui vous inondent!
Vous devez être belles!...
Mes bras séparent des flots tièdes et mes mains sont perdues dans des boucles rebelles...
Avez-vous mille chevelures?
Sont-elles noires, sont-elles bondes?
Je ne vois pas ce fais;
j'embrasse tout le monde
et je cueille vos mains à la ronde...
Ah! c'est la plus petite que j'atteint la dernière...
Ne tremble pas, ne tremble pas,
je te tiens dans mes bras...
Nourrice, nourrice, que fais-tu là?
Je suis ici comme une mère qui tâtonne;
et mes enfants attendent la lumière!
(La Nourrice s'approche avec sa lampe et le groupe s'éclaire. Les captives apparaissent alors vêtues de haillons, les cheveux en désordre, le visage amaigri et les yeux effarés et éblouis.
Ariane, un instant étonné, prend la lampe á son tour, pour les éclairer mieux et les regarder de plus près)
Oh! vous avez souffert!...
(Regardant autour d'elle)
Et qu'elle est triste votre prison!...
Il tombe sur mes mains de grandes gouttes froides et la flamme de ma lampe tressaille à chaque instant...
Que vous me regardez avec des yeux étranges!...
Avez-vous peur encore!...
Quelle est celle que veut fuir?
N'est-ce pas la plus jeune que je viens d'embrasser?
Mon long baiser de sœur vous a-t-il fait du mal?
Venez donc, venez donc, craignez-vous la lumière?
Comment s'appelle celle qui revient?
DEUX OU TROIS VOIX CRAINTIVES
Sélysette...
ARIANE
Sélysette, tu souris?
C'est le premier sourire que ce rencontre ici.
Oh! tes grands yeux hésitent comme s'ils voyaient la mort,
et pourtant c'est la vie!
Et tes pauvres bras nus tremblent
si tristement en attendant l'amour...
Viens, viens, les miens attendant aussi,
mais ils ne tremblent point.
(L'embrassant.)
Depuis combien de jours es-tu dans ce tombeau?
SÉLYSETTE
Nous comptons mal les jours.
Nous, nous trompons souvent.
Mais je crois que j'y suis depuis plus d'une année...
ARIANE
Laquelle est entrée la première?
YGRAINE
(S'avançant, plus pâle que les autres)
Moi.
ARIANE
Il y a bien longtemps que vous n'avez vu la lumière?
YGRAINE
Je n'ouvrais pas les yeux tant que je pleurais seule...
SÉLYSETTE
(Regardant fixement Ariane)
Oh! que vous êtes belle!
Et comment a-t-il pu vous punir comme nous?
Vous avez donc désobéi aussi?
ARIANE
J'ai obéi plus vite; mais d'autres lois que les siennes.
SÉLYSETTE
Pourquoi êtes-vous descendue?
ARIANE
Pour vous délivrer toutes...
SÉLYSETTE
Oh! oui, délivrez-nous!
Mais comment ferez-vous?
ARIANE
Vous n'aurez qu'à suivre.
Que faisiez-vous ici?
SÉLYSETTE
On priait, on chantait,
on pleurait et puis attendait toujours...
ARIANE
Et vous ne cherchiez pas à fuir?
SÉLYSETTE
On ne pourrait pas fuir;
car tout est bien fermé;
et puis c'est défendu.
ARIANE
C'est ce que nous verrons...
Mais celle qui me regarde á travers ses cheveux qui semblent l'entourer des flammes immobiles,
comment la nomme-t-on?
SÉLYSETTE
Mélisande.
ARIANE
Viens aussi, Mélisande.
Et celle dont les grands yeux suivent avidement la lumière de ma lampe?
SÉLYSETTE
Bellangére.
ARIANE
Et l'autre qui se cache derrière le gros pilier?
SÉLYSETTE
Elle est venue de loin,
c'est la pauvre Alladine.
ARIANE
Pourquoi dis-tu "la pauvre"?
SÉLYSETTE
Elle est descendue la dernière
et ne parle pas notre langue.
ARIANE
(Tendant les bras à Alladine)
Alladine!
(Alladine accourt et l'enlace en étouffant un sanglot.)
Tu vois bien que je parle la sienne
quand je l'embrasse ainsi...
SÉLYSETTE
Elle n'a pas encore cessé de pleurer...
ARIANE
(Regardant avec étonnement Sélysette et les autres femmes.)
Mais toi-même, tu ne ris pas encore!
Et les autres se taisent. Qu'est-ce donc?
Allez-vous vivre ainsi dans la terreur?
Vous souriez à peine en suivant tous mes gestes de vos yeux incrédules.
Vous ne voulez pas croire à la bonne nouvelle?
Vous ne regrettez pas la lumière du jour,
les oiseaux dans les arbres
et les grands jardins verts que fleurissent là-haut?
Vous ne savez donc pas que nous sommes au printemps?
Hier matin, je marchais par les routes,
je buvais des rayons, de l'espace, de l'aurore...
Il naissait tant de fleurs sous chacun de mes pas que je ne savais où poser mes pieds aveugles...
Avez-vous oublié le soleil, la rosée dans le feuilles, la sourire de la mer?
Elle riait tout à l'heure, comme elle rit aux jours qui la rendent heureuse,
et ses mille petites vagues m'approuvaient en chantant sur des plages de lumière...
(A ce moment, une des gouttes d'eau qui suintent sans interruption du haut des voûtes tombe sur la flamme de la lampe qu'Ariane tendait devant elle en se tournant vers la porte, et brusquement l'éteint dans un dernier tressaillement de la lumière. La Nourrice pousse un cri de terreur et Ariane s'arrête, déconcertée)
ARIANE
(dans les ténèbres)
Où êtes vous?
SÉLYSETTE
Ici, prenez ma main; ne vous éloignez pas;
il y a de ce coté une eau dormante et très profonde...
ARIANE
Vous y voyez encore?
SÉLYSETTE
Oui, nous avons longtemps vécu dans cette obscurité...
BELLANGÉRE
Venez ici; il y fait bien plus clair...
SÉLYSETTE
Oui, menons-la dans la clarté.
ARIANE
Il y a donc une clarté dans le plus profondes ténèbres?
SÉLYSETTE
Mais oui, il y en a une!
N'apercevez-vous pas la grande lueur pâle qui éclaire tout le fond de la dernière voûte?
ARIANE
J'entrevois en effet une pâle lueur qui grandit...
SÉLYSETTE
Mais non, ce sont tes yeux, tes beaux yeux étonnés qui grandissent...
ARIANE
D'où vient-elle?
SÉLYSETTE
Nous ne le savons pas.
ARIANE
Mais il faut le savoir!
(Elle va vers le fond de la scène et promène à tâtons ses mains sur la muraille)
Ici c'est la muraille... Ici encore...
Mais plus haut, ce ne sont plus des pierres!
Aidez-moi à monter ce quartier de roc.
(Elle y monte, soutenue par les femmes)
Je touche au sommet de la voûte.
(Continuant de tâter la paroi.)
Mais ce sont des verrous!...
Je sens des barres de fer et de verrous énormes.
Avez-vous essayé de les pousser?
SÉLYSETTE
Non, non, n'y touchez pas, on dit que c'est la mer qui baigne les murailles!
Les grandes vagues vont entrer!
MÉLISANDE
C'est à cause de la mer que la lueur est verte!
YGRAINE
Nous l'avons entendue bien des fois,
prenez garde!
MÉLISANDE
Oh! Je vois l'eau qui tremble au-dessus de nos têtes!
ARIANE
Non, non, c'est la lumière qui vous cherche!
BELLANGÉRE
Elle essaye de l'ouvrir!
(Les femmes, épouvantées reculent et se cachent derrière un pilier d'où elles suivent de leurs yeux agrandis tous les mouvements d'Ariane)
ARIANE
Mes pauvres, pauvres sœurs!
Pourquoi voulez-vous donc qu'on délivre si vous adorez vos ténèbres, et pourquoi pleuriez vous si vous étiez heureuses?
Oh! les barres se soulèvent;
les battants vont s'ouvrir!...
Attendez!...
(Les lourds battants d'une sorte de vaste volet intérieur se séparent en effet, tandis qu'elle parle encore, mais seule, une lueur très pâle, presque sombre et diffuse, éclaire l'ouverture arrondie de la voûte)
ARIANE
(continue sa recherche)
Ah! ce n'est pas encore la clarté véritable!
Qu'y a-t-il sous mes mains?
Est-ce du verre, est-ce du marbre?
On dirait un vitrail qu'on a couvert de nuit...
Mes ongles sont brisés...
Où sont-elles, vos quenouilles?
Sélysette, Mélisande,
une quenouille, une pierre!
Un seul de ces cailloux qui sont lá par milliers sur le sol!
(Sélysette accourt tenant une pierre et la lui donne.)
Voici la clef de votre aurore!
(Elle donne un grand coup dans la vitre; un des carreaux éclate, et une large étoile éblouissante jaillit dans les ténèbres. Les femmes poussent un cri de terreur presque radieux et Ariane ne se possédant plus, et toute inondée d'une lumière de plus en plus intolérable, brise à grands chocs précipités toutes les autres vitres, dans une sorte de délire triomphant)
Voilà, celle-ci encore et encore celle-ci!
La petite et la grande et la dernière aussi!
Toute la fenêtre croule et les flammes refoulent mes mains et mes cheveux!
Je n'y vois plus, je ne peux plus ouvrir les yeux!
N'approchez pas encore, les rayons semblent ivres...!
Je ne peux plus me redresser;
je vois, les yeux fermés, les longues pierreries qui fouettent mes paupières!
Je ne sais pas ce qui m'assaille...
Est-ce le ciel, est-ce la mer?
Est-ce le vent ou la lumière?
Toute ma chevelure est un ruisseau d'éclairs!
Je suis couverte de merveilles!
Je ne vois rien et j'entends tout!
Des milliers de rayons accablent mes oreilles,
je ne sais où cacher mes yeux,
mes deux mains n'ont plus d'ombre,
mes paupières n'éblouissent et mes bras qui les couvrent, les couvrent de lumière!
Où êtes-vous?
Venez toutes, je ne peux plus descendre!
Je ne sais où poser mes pieds dans les vagues de feu qui soulèvent ma robe,
je vais tomber dans vos ténèbres!
(A ses cris, Sélysette et Mélisande sortent de l'ombre où elles s'étaient réfugiées et, les mains sur les yeux, comme pour traverser des flammes, courent à la fenêtre et, tâtonnant dans la lumière, montent sur la pierre aux côtés d'Ariane. Les autres femmes les suivent, les imitent, et toutes se pressent ainsi dans l'aveuglante nappe de clarté qui les force à baisser la tête. Il y a alors un instant de silence ébloui, durant lequel on entend au dehors le murmure de la mer, les caresses du vent dans les arbres, le chant des oiseaux et les clochettes d'un troupeau qui passe au loin dans la campagne)
SÉLYSETTE
Je vois la mer!
MÉLISANDE
Et moi je vois le ciel!
(Couvrant ses yeux de son coude)
Oh! non, on ne peut pas!
ARIANE
Mes yeux s'apaisent sous mes mains...
Où sommes-nous?
BELLANGÉRE
Je ne veux regarder que les arbres...
Où sont-ils?
YGRAINE
Oh! la campagne est verte!
ARIANE
Nous sommes au flanc du roc...
MÉLISANDE
Le village est là-bas... Voyez-vous le village?
BELLANGÉRE
On ne peut y descendre, nous sommes entourées d'eau, et les ponts sont levés.
SÉLYSETTE
Où sont les hommes?
MÉLISANDE
Là-bas, là-bas... un paysan!...
SÉLYSETTE
Il nous a vues, il nous regarde...
Je vais lui faire signe...
(Elle agite sa longue chevelure)
Il a vu mes cheveux; il ôte son bonnet.
Il fait le signe de la croix.
MÉLISANDE
Une cloche! une cloche!
(comptant les coups.)
Sept, huit, neuf...
SÉLYSETTE
Dix, onze, douze...
MÉLISANDE
Il est midi.
YGRAINE
Qui est-ce qui chante ainsi?
MÉLISANDE
Mais ce sont les oiseaux.... Les vois-tu?
Ils sont là des milliers dans les grands peupliers, le long de la rivière...
SÉLYSETTE
Oh! tu es pâle, Mélisande!
MÉLISANDE
Toi aussi tu es pâle... ne me regarde pas.
SÉLYSETTE
Ta robe est en lambeaux, on te voit au travers...
MÉLISANDE
Toi aussi,
tes seins nus séparent tes cheveux...
BELLANGÉRE
Que nos cheveux sont longs!
YGRAINE
Que nos faces sont pâles!
BELLANGÉRE
Et nos mains transparentes!
MÉLISANDE
Alladine sanglote...
SÉLYSETTE
Je l'embrasse, je l'embrasse...
ARIANE
Oui, oui, embrassez-vous,
ne vous regardez pas encore...
Surtout, n'attendez pas que la lumière vous attriste...
Profitez de l'ivresse pour sortir de la tombe...
Un escalier de pierre descend au flanc du roc.
Je ne sais où il mène,
mais il est lumineux
et le vent du large l'assaille...
Venez toutes, venez toutes,
des milliers de rayons dansent
aux creux des vagues.
(Elle sort par l'ouverture et disparaît dans la lumière)
SÉLYSETTE
(La suivant et entraînant les autres femmes.)
Oui, oui, venez, venez, mes pauvres sœurs heureuses.
Dansons, dansons aussi la ronde de la lumière...
(Toutes se hissent sur la pierre et disparaissent en chantant et en dansant dans la clarté)
TOUTES
Les cinq filles d'Orlamonde
(La fée noire est morte)
Les cinq filles d'Orlamonde
Ont trouvé les portes!...