ACTE III
Premier Tableau: Le Val d'Enfer.
Scène 1
(Ourrias est armé d'un long bâton a trois pointes de fer)
OURRIAS
Voici le Val d'Enfer et la grotte du fées,
D'où sortent à minuit les plaintes étouffées,
Les rires et les cris des noirs esprits d'en bas,
Dont Taven la sorcière excite les ébats.
LE CHŒUR
C'est ici qu'elle habite?
OURRIAS
Oui, dans ce lieu sauvage.
(D'un ton railleur)
Si vous voulez, amis, on peut la consulter;
Elle cache en lien sûr, dit-on, certain breuvage
Dont les amants malheureux font usage
Et qu'il serait prudent peut-être d'acheter.
LE CHŒUR
A quoi bon te mettre en dépense?
Si l'on fait fi de toi, le plus sage, je pense,
Est de t'en consoler.
DEMI-CHŒUR
D'oublier l'aventure et de n'en plus parler.
LE CHŒUR
Tu trouveras sans peine une fille plus belle.
DEMI-CHŒUR
Et plus riche!
DEMI-CHŒUR
Et plus sage!
OURRIAS
(avec emportement)
Où donc se cache-t-elle,
Cette fille plus belle et plus sage à vos yeux
Que Mireille elle-même?
Qui de vous la connait? Qui l'a vue?…
En quels lieux?
Moi, je n'en veux pas d'autre et c'est elle que j'aime!
(S'écartant brusquement de ses compagnons)
Mais la nuit vient. Suivons chacun, notre chemin.
LE CHŒUR
(avec crainte et à demi voix)
Car c'est l'heure des mauvais rêves!
L'heure où les farfadets, les lutins et les Trèves
Sur la pointe des flots, le sable des grèves
Dansent au clair de lune se donnant la main!
OURRIAS
Évitez leur rencontre. À demain!
LE CHŒUR
A demain!
(Ils se séparent. Ourrias reste seul accoudé contre un rocher.)
Scène 2
OURRIAS
Ils s'éloignent!
Et moi, le coeur gonflé de rage,
J'attends ici mon rival au passage.
On t'aime; heureux vannier!
On t'aime, misérable Vincent!
Sur mon âme et ma vie,
Tu paieras de ton sang
Ce bonheur que, j'envie.
Tu veux donc que ma main te ploie
Et te brise comme un roseau,
Et te jette comme une proie
Aux loups affamés de la Crau!
N'affronte pas ma rage!
Va, va, je te déteste je te hais!
Votre amour m'irrite et m'outrage!
Elle t'aime, et moi je l'aimais!
Mort et malheur! C'est lui!
Je ne me trompais pas!
Au fond de ce ravin sombre,
Où la nuit étend son ombre,
C'est l'enfer qui le jette au-devant de mes pas!
VINCENT
Au fond de ce ravin sombre,
Triste et seul, errant dans l'ombre,
Je t'appelle, ô Mireille, et tu ne m'entends pas!
Je t'appelle, ô Mireille, et tu ne m'entends pas!
OURRIAS
(S'approchant brusquement de Vincent)
Te voilà donc, heureux garçon qu'on'aime,
Galant vannier que l'on préfère à tous,
Et que Mireille même
A choisi pour époux!
VINCENT
A mon bonheur, ami, ne porte pas envie!
C'est en vain que son coeur m'a choisi; c'est en vain
Qu'elle m'aime!- Son père a repoussé ma main
Et brisé d'un seul mot le rêve de ma vie!
OURRIAS
Qu'importent les refus du père et son mépris,
Si c'est toi dont le coeur de la belle est épris!
(Avec une rage contenue)
Mais dis-moi par quel sortilège,
Par quel charme maudit tu l'as prise à ton piège;
Parle, réponds! Quel philtre à troublé sa raison?
VINCENT
Pourquoi m'outrages-tu par ce lâche soupçon?
OURRIAS
Et comment donc se peut-il faire
Qu'à la face même de Dieu,
La belle au plus riche préfère..
Un vagabond sans feu ni lieu ?..
Il faut bien penser, à ce compte,
Qu'elle a perdu l'esprit et perdu toute honte!
VINCENT
Tais-toi! tais-toi! c'est mal parlé!
Prends garde d'insulter Mireille!
La colère enfin se réveille
Au fond de mon cœur désolé.
Aussi vrai que Mireille m'aime,
Moi, le vannier, moi, Vincent,
Je vais tout à l'heure, ici même…
OURRIAS
(le repoussant avec colère)
A ma rage un démon te livre,
J'aurai ton sang, ah! défends-toi!
L'un de nous doit cesser de vivre
Je ne suis plus maître de moi !…
VINCENT
Par l'enfer, la rage m'enivre,
Crains, Ourrias, prends garde à toi!
L'un de nous doit cesser de vivre
Je ne suis plus maître de moi!
OURRIAS
Va-t'en! va-t'en! Malheur à toi!
(Il frappe rincent de son bâton ferré. Vincent pousse un cri et tombe.)
Ah! qu'ai-je fait? Fuyons
(Il disparaît parmi les rochers)
VINCENT
Mireille! je meurs pour toi!
Scène 3
TAVEN
(paraissant au fond)
Quelle sinistre plainte
A traversé la nuit?
Mon coeur frémit de crainte!
(Elle s'avante et heurte du pied le corps de Vincent)
Un homme est couché là… le front baigné de sang!
Glacé!… Dieu tout-puissant!
Je reconnais ses traits dans l'ombre,
C'est Vincent!
(Se redressant avec colère)
Et lui, le meurtrier, le traître,
Qui fuit là bas comme un bandit,
J'ai su le reconnaître!…
Sois maudit, Ourrias! maudit! trois fois maudit!
(Elle se penche sur Vincent, et essuie avec un pan de son manteau la blessure de son front.)
Deuxième Tableau: Pont de Trinquetaille
(Le pont de Trinquetaille. Les eaux du Rhône éclairées par la lune, couvrent tout le théâtre et se perdent au loin dans la brume. Une pointe de terre, bordée d'ajoncs sauvages, s'avance au milieu du fleuve. C'est là qu'Ourrias s'arrête dans sa fuite)
Scène 1
OURRIAS
(seul, entrant précipitamment, pâle, effaré et les cheveux en désordre)
Ah! qu'ai-je fait?
La main de Dieu courbe mon front coupable!
De mon forfait
Le souvenir me poursuit et m'accable!
Le remords pour jamais est entré dans mon coeur…
J'ai peur!
Le sang versé
Souille mes mains d'un signe ineffaçable!
Pâle et glacé,
Vincent, là-bas est couché sur le sable!
Le remords pour jamais est entré dans mon coeur…
J'ai peur!
(Tombant à genoux)
Grâce! Faites-moi grâce, archanges menaçants!
Détournez de moi votre glaive. Ah!
(Après un silence.)
Mais quel vain rêve
Trouble mes sens?
(Il regarde autour de lui)
La nuit est calme et claire,
La plage est solitaire…
(Il se relève)
Hâtons-nous de gagner l'autre côté de l'eau!
Holà! passeur, amène ton bateau!
(Son appel, répété par un écho lointain, se perd dans le silence de la nuit. On entend un long soupir traverser l'espace)
Dieu! quels accents funèbres
S'exhalent dans les airs!
Quels fantômes errants passent sous les flots clairs,
Ou se dressent dans les ténèbres?…
(Des lueurs livides glissent sur les eaux. De blancs fantômes semblent sortir des profondeurs du fleuve. Une cloche lointaine sonne minuit)
Scène 2
CHŒUR DES TRÈVES
Voici minuit!
Un feu qui luit
Traverse l'ombre!
Les trépassés
Sortent glacés
Du gouffre sombre!
Le ciel est bleu!
L'air nous enivre!
Béni soit Dieu
Qui nous délivre!
LES FILLES MORTES D'AMOUR
Nous sommes les folles d'amour!
Les pauvres filles délaissées,
Que la mort, sans retour,
Au vieux Rhône a fiancées
VOIX DIVERSES
Ô nuit! ciel étoilé! doux parfums de la terre!
Ô mort! cruel exil! lamentable mystère!
OURRIAS
(avec terreur)
Je me souviens!… C'est à minuit
Que les Trêves sans bruit
Sortent du gouffre sombre!
Je les vois…. je les vois glisser sous le flot bleu
Et se dresser dans l'ombre
Les bras tendus vers Dieu!
(Les voix se taisent. La funèbre procession disparaît dans la brume)
OURRIAS
(se redressant)
À moi, passeur!… à moi, batelier de l'enfer!
UNE VOIX
(Le Passeur)
Qui m'appelle?
OURRIAS
(agitant son épieu d'un air de menace)
Ourrias, batelier de l'enfer!…
(Un bateau semble sortir soudainement du fond de l'abîme. Un batelier, au visage pâle, enveloppé dans une longue cape noire, de tient debout à l'avant du bateau.)
LE PASSEUR
Me voici… hâtons-nous.
OURRIAS
Tu t'es fait bien attendre,
Passeur!… une autre fois tâche de mieux entendre.
(Il saute dans la barque)
Et maintenant, au large…
(Le passeur plonge sa gaffe dans l'eau pour faire marcher le bateau)
Saints du ciel!
L'eau se gonfle et mugit… et ton bateau s'arrête!
Traître! tu répondras de mes jours sur ta tête
Et sur ton salut éternel!…
LE PASSEUR
Ourrias, ta colère est vaine!
Mon bateau porte un poids maudit!
Songe à Vincent… frappé par toi!
OURRIAS
Qui te l'a dit?
LE PASSEUR
Le Dieu vengeur
Dont la main nous entraîne.
(Le bateau fait naufrage)
CHŒUR
Il est minuit!
Un feu qui luit
Traverse l'ombre, etc.