ACTE TROISIEME


Premier Tableau

(Une galerie italienne ornée de statues. A droite, une fenêtre ouverte sur la campagne. Au fond, grande porte fermée. Portes latérales. Au lever du rideau, la scène est vide)

Scène Première

(Prélude de harpe dans la coulisse)

▼CHŒUR▲
(au dehors)
La douce clarté des étoiles
Illumine le flot mouvant!
Amis, ouvrons gaîment nos voiles,
Aux baisers amoureux du vent!
La rame étincelle
Sur l'eau du lac bleu.
Et laisse après elle
Un sillon de feu!...
La douce clarté des étoiles,
Illumine le flot mouvant!
Amis, ouvrons gaiement nos voile»,
Aux baisers amoureux du vent!

(Lothario parait sur le seuil de la porte de droite)

Scène Seconde

▼LOTHARIO▲
(seul)
Elle dort!...

I
De son cœur j'ai calmé la fièvre!
Un sourire doux et joyeux
A ma voix entrouvrait sa lèvre;
Le sommeil a fermé ses yeux!

II
Un ange est debout auprès d'elle!
Un ange descendu des cieux
Lui prête l'ombre de son aile!...
Le sommeil a fermé ses yeux!

▼REPRISE DU CHŒUR▲
(au fond)
La douce clarté des étoiles
Illumine le flot mouvant.
Amis, ouvrons gaîment nos voiles,
Aux baisers amoureux du vent!

(Les voix se perdent dams l'éloignement. Lothario reste plongé dans sa rêverie)

Scène Troisième

(Antonio porte une lampe. Le théâtre s'éclaire)

▼WILHELM▲
Bien! posez là cette lampe.

▼ANTONIO▲
(posant la lampe sur une table et se tournant vers la fenêtre)
De cette fenêtre, votre seigneurie pourra voir
cette nuit toutes les villas des alentours
s'illuminer, et les bateaux de nus pécheurs
se croiser sur l'eau au bruit des chansons et des guitares.
C'est demain la fête du lac.

▼WILHELM▲
Je le sais.

▼ANTONIO▲
(tristement)
Ce palais seul ne s'illumine plus,
et ne prend plus part à la fête...
depuis quinze ans déjà!

▼WILHELM▲
Oui; on m'a parlé d'un malheur
qui y serait arrivé autrefois.
Une jeune fille qui s'est noyée dans le lac,
n'est-ce pas?

▼ANTONIO▲
Une enfant, signor. C'est moi qui ai ramassé
son chapeau sur la rive.
Pauvre petite!
elle n'a pas même été enterrée en terre
chrétienne ; car nous ne l'avons pas retrouvée.
Sa mère est morte de chagrin;
son père, devenu fou de douleur, a disparu ;
et aujourd'hui le vieux palais de mes maîtres
est à vendre. Si votre seigneurie
a toujours l'intention de l'acheter...

▼WILHELM▲
Je vous dirai cela demain.

▼ANTONIO▲
Votre seigneurie n'a pas d'ordres à me donner?

▼WILHELM▲
Non.

▼ANTONIO▲
(examinant Lothario qui est toujours plongé dans sa rêverie. A part)
Les traits de ce vieillard
qui l'accompagne ne me sont pas inconnus.

▼WILHELM▲
(se retournant)
Qu’avez-vous?

▼ANTONIO▲
Rien, signor; je vous souhaite le bonsoir.

▼WILHELM▲
Bonsoir.

(Antonio sort)

Scène Quatrième

▼WILHELM▲
(touchant l'épaule de Lothario)
Eh bien! Lothario... Mignon sommeille?

▼LOTHARIO▲
(tressaillant)
Oui.

▼WILHELM▲
Pauvre enfant! je vous remercie de nous avoir
accompagnés, mon cher Lothario,
et d'avoir accepté la moitié de ma tâche.
Votre amitié lui est plus précieuse que la mienne,
et vous savez mieux que moi calmer
cette fièvre ardente qui la consume.

▼LOTHARIO▲
L'entant n'a plus la fièvre.

▼WILHELM▲
Est-il vrai? l'air du pays natal
aurait-il déjà produit ce miracle?
car, si j'en crois quelques mots
qui lui sont échappés dans son délire,
elle doit être née dans cette contrée de l'Italie.
Ne vous a-t-elle rien dit?

▼LOTHARIO▲
Non.

▼WILHELM▲
Nous nous fixerons ici, Lothario, et Mignon,
je l'espère, achèvera de s'y rétablir.
Vous avez entendu ce que me disait
ce vieux serviteur?

▼LOTHARIO▲
Non.

▼WILHELM▲
Ce domaine est à vendre;
et, si Mignon s'y trouve bien,
j'achète pour elle le palais Cypriani.

▼LOTHARIO▲
(il se lève en tressaillant)
Cypriani!

▼WILHELM▲
Qu'a-t-il donc?

(Lothario promène en silence ses regards autour de lui, se dirige vers la grande porte du fond et cherche à l'ouvrir)

Vous ne pouvez entrer là, cette chambre,
m'a-t-on dit, était celle du vieux marquis,
et n'a pas été ouverte depuis quinze ans!...

▼LOTHARIO▲
Quinze ans!...

(il regarde autour de lui comme s'il cherchait à rassembler ses idées, puis il se dirige vers la porte de gauche)

Ah! là!

▼WILHELM▲
Que voulez-vous faire?

(Lothario sur le seuil de la porte lui fait signe de se taire. Il s'éloigne lentement, un doigt sur la bouche et le regard fixe)

Scène Cinquième

▼WILHELM▲
(seul)
Etrange regard?...
quelle nouvelle folie lui trouble le cerveau?...
Ah! son cœur, mieux que ne ferait sa raison,
lui inspire les paroles qui consolent
et guérissent Mignon!

(il se rapproche de la porte de droite, l'entrouvre et se penche pour écouter)

Elle repose doucement!...
Elle prononce mon nom tout bas!... Ah!
chère Mignon!

(Après un silence, redescendant en scène)

Que n'ai-je deviné son secret plus tôt!

Romance

I
Elle ne croyait pas, dans sa candeur naïve,
Que l'amour innocent qui dormait dans son cœur,
Pût se changer un jour en une ardeur plus vive
Et troubler à jamais son rêve de bonheur!...
Pour rendre à la fleur épuisée
Sa fraîcheur, son éclat vermeil,
O printemps, donne-lui ta goutte de rosée!
O mon cœur, donne-lui ton rayon de soleil!

II
C'est en vain que j'attends un aveu de sa bouche!
Je veux connaître en vain ses secrètes douleurs!
Mon regard l'intimide et ma voix l'effarouche;
Un mot trouble son âme
et fait couler ses pleurs!...
Pour rendre à la fleur épuisée
Sa fraîcheur, son éclat vermeil,
O printemps, donne-lui ta goutte de rosée!
O mon cœur, donne-lui ton rayon de soleil!

Scène Sixième

▼ANTONIO▲
(entrant)
Signor!...

▼WILHELM▲
Qu'y a-t-il?

▼ANTONIO▲
Voici un ami qui demande à vous voir.

▼WILHELM▲
Un ami!

▼LAERTE▲
(paraissant sur le seuil)
Oui, mon cher Wilhelm... c'est moi!'...

▼WILHELM▲
Laërte!

(A Antonio)

Laissez-nous.

(Antonio sort)

Scène Setième

▼WILHELM▲
Vous, Laërte!

▼LAERTE▲
Moi-même...

(Wilhelm se tourne avec inquiétude vers la porte)

Ne craignez rien... je suis seul!...

▼WILHELM▲
(avec froideur)
Que voulez-vous?

▼LAERTE▲
Vous serrer d'abord amicalement la main, si vous
le permettez, en souvenir -de notre première
rencontre et de nos bonnes relations d'autrefois...

(Lui tendant la main)

Voulez vous?

▼WILHELM▲
(d'un air contraint)
Volontiers!... Mais parlez plus bas, je vous prie.

(Montrant la porte de droite)

Il y a là une personne qui m'est chère...
et qui repose en ce moment...

▼LAERTE▲
Mignon?...

▼WILHELM▲
Oui.

▼LAERTE▲
Ainsi, cette jeune fille malade
que vous entourez de soins et que vous cachez
à tous les yeux, depuis huit jours,
dans ce vieux palais italien?...

▼WILHELM▲
C'est elle.

▼LAERTE▲
Philine avait deviné!...

▼WILHELM▲
(avec défiance)
Philine!... Êtes-vous donc envoyé par elle?...

▼LAERTE▲
(vivement)
Non pas!... au contraire!...

▼WILHELM▲
Comment?...

▼LAERTE▲
(l'attirant à l'écart)
Vous allez comprendre!...
Revenons pour un moment au château
de Rosemberg : une main inconnue
s'avise tout à coup d'y mettre le feu...
Bien!... vous arrachez Mignon lux flammes...
très bien!...
le baron perd la tète... la baronne s'évanouit,
le prince se sauve
et les invités en font autant... c'est parfait!...
Voilà la fête terminée!...
Ajoutez à cola nos bardes dethéâtre brûlées,
notre bagage dramatique en cendres,
nos tréteaux fumants...
Et tout est pour le mieux!...
Au diable la comédie!...

(Baissant la voix)

Mais, profitant du désordre général,
sans attendre le jour, sans nous dire adieu,
Mignon a disparu avec son sauveur!...
Et Titania est furieuse!... on léserait à moins!... :
« L'ingrat! le traître... comment le punir?...
Frédéric, je vous adore!... » — «Ah! bah!...» —
«Vite un carrosse!... des chevaux!...
c'est moi qui vous enlève! »
— « O bonheur!... rêve charmant!...
Joie! ivresse! enchantement!... >
« Laërte sera du voyage... » — « Moi!... »
« Il nous amusera. » — « Bon!... » —
« Pour nous empêcher de nous disputer. » —
«Soit!» Et fouette cocher!... Viva l'Italia!...
Ah! ah! ah!...

Quelle course folle vers le pays du soleil!...
Et Frédéric, l'imbécile!... qui ne devine pas...
Et moi, triple sot, qui ne comprends pas... quoi?...
tout simplement, parbleu!
que c'est vous que nous suivons d'étape
en étape, d'hôtellerie en hôtellerie!...
Frédéric, passe encore... le rôle est de
son emploi!... mais moi!...
Enfin, nous voilà dans les États de Venise,
et nous nous arrêtons ce soir sur les bords du lac
de Garde, en face du palais Cypriani!...
Philine questionne tout bas le premier rustre
qui passe... j'écoute... j'entends parler
d'une jeune fille malade, d'un seigneur étranger,
d'un vieillard à barbe blanche,
arrivés ici depuis huit jours.
« Ce sont eux!... » s'exclame Philine...
Ce cri du cœur me dévoile sa ruse!...
je devine ses projets!...
je songe à cette pauvre Mignon deux fois sauvée
par vous, je me prends, sans savoir pourquoi,
à trembler pour son bonheur, et pour le vôtre!...
Et je viens, à tout hasard, au risque de vous
importuner, au risque de me mêler
de ce qui ne me regarde pas...
je viens vous dire: ami, Wilhelm,
Philine est ici!... prenez garde!...

▼WILHELM▲
(avec effusion)
Ah! cher Laërte!... je vous reconnais là...
Pardonnez-moi d'avoir cru un instant...

▼LAERTE▲
Que je m'étais fait l'ambassadeur...
le messager complaisant de...

▼WILHELM▲
(lui tendant la main)
Pardonnez-moi!...

▼LAERTE▲
Je vous pardonne...
mais Philine ne me pardonnera pas.

▼WILHELM▲
Et c'est pour moi!...

▼LAERTE▲
(riant)
Bah!... votre amitié m'est plus chère que la sienne!...
Et je me consolerai de notre brouille en pensant
que je vous ai peut-être rendu service!...

▼WILHELM▲
Le service que vous me rendez en ce moment est
plus grand que vous ne pensez, mon cher Laërte!

(Baissant la voix)

C'est la vie de Mignon que je vous dois!

▼LAERTE▲
Que dites-vous?...

▼WILHELM▲
Si Mignon revoyait Philine... elle mourrait!...

▼LAERTE▲
Comment?

▼WILHELM▲
Son nom seul réveillerait la fièvre ardente
à laquelle elle a failli succomber!...
Le son de sa voix troublerait à jamais
sa raison affaiblie!...
sa vue la tuerait dans mes bras!...

▼LAERTE▲
Je comprends!...
Mignon vous aime!..

▼WILHELM▲
Mignon ne m'a pas encore ouvert son cœur,
Mignon refuse de parler!....
Mais j'ai juré de rappeler à la vie cette âme brisée,
Laërte, et je tiendrai parole!...
Voilà pourquoi vous me retrouvez ici,
dans cette demeure abandonnée,
où je me croyais si loin de cette Philine
que j'ai cru aimer...

▼LAERTE▲
Et que vous n'aimez plus!

▼WILHELM▲
Que me veut-elle?...
Où est-elle en ce moment!
comment éloigner?

▼LAERTE▲
Elle compte vous surprendre à votre réveil...
je vous en avertis!...
Elle se promène, en attendant, sur le lac,
dans un bateau chargé de fleurs et de musiciens...
en compagnie du jeune Frédéric,
plus amoureux et plus soi que jamais,
cela va sans dire. —
Quant à vous en débarrasser...
je m'en charge.

▼WILHELM▲
Vous?

▼LAERTE▲
Il faut bien que j'achève ce que j'ai commencé!...
Voulez vous que je saute dans une barque,
que je rejoigne la belle...
et que je la plonge au sein des flots?...

▼WILHELM▲
(souriant)
Quelle folie!...

▼LAERTE▲
Puisque nous voilà brouillés...

▼WILHELM▲
Non!... qu'elle parte!... qu'elle ne se montre pas
ici... c'est tout ce que je demande.

▼LAERTE▲
Oui ; mais le moyen!... Au fait!... pourquoi pas?
c'est une idée! — je suis veuf!

▼WILHELM▲
Ah!...

▼LAERTE▲
Oui, mon ami! j'ai reçu cette bonne... non!...
cette agréable... cette nouvelle enfin! —
laissez-moi faire, corbleu!
je suis capable de tout,
pour vous prouver mon amitié!...

▼WILHELH▲
Mais...

▼LAERTE▲
(avec résolution)
Philine partira, vous dis-je, quand je devrais...

▼WILHELM▲
(écoutant)
Chut!... c'est Mignon qui s'éveille!...
je l'entends, il ne faut pas qu'elle vous trouve ici...

▼LAERTE▲
C'est juste! elle s'attendrait à revoir aussi!...

▼WILHELM▲
La voilà!...

▼LAERTE▲
Je pars!...

▼WILHELM▲
Adieu!...

▼LAERTE▲
Quelle émotion!... quelle fièvre!...
Votre main est brûlante!

▼WILHELM▲
Je l'aime!...

▼LAERTE▲
Heureux Wilhelm!... Heureuse Mignon!... adieu!...

▼WILHELM▲
Adieu et merci!...

▼LAERTE▲
(a, part)
A nous deux. Philine!

(Il sort)

▼WILHELM▲
Il était temps!...

(Il remonte vers le fond du théâtre et se tient à l'écart, dans l'ombre)

Scène Huitiéme

(Mignon entre en scène, vêtue d'une longue robe blanche. Elle marche lentement; ses cheveux sont dénoués; l'orchestre reprend en sourdine pendant qu'elle parle le motif des couplets du premier acte)

▼MIGNON▲
Connais-tu le pays où fleurit l'oranger...
Où suis-je?... Je respire plus librement!...
L'air me semble plus doux et plus pur!

(Regardant autour d'elle avec surprise)

Quelle est cette grande salle?... quelles sont ces
statues de marbre qui m'entourent?...

(Courant vers la fenêtre)

Ah!... le ciel!... comme il est profond!...
Et ce beau lac... comme il est grand!...
N'est-ce pas un bois d'orangers
que je vois là-bas? oui!...
Et dans son ombre projetée sur l'eau, une voile
blanche qui glisse sans bruit le long du rivage!
quel silence! quelle fraîcheur!

(Portant la main à son front comme pour rappeler ses souvenirs)

Où donc ai-je vu tout cela?...
Je veux me rappeler et je ne peux pas!...
Mais pourquoi suis-je seule?... Hélas!...
Lothario! Wilhelm!... Où êtes-vous?...

▼WILHELM▲
(s'élançant vers elle)
Mignon!...

▼MIGNON▲
Wilhelm!... ah!
c'est toi que j'appelais!

(Elle tombe dans ses bras)

Duo

▼MIGNON▲
Je suis heureuse! l'air m'enivre!
Mon cœur a cessé de souffrir!
Je renais!... Je me sens revivre!
Mignon ne craint plus de mourir!

▼WILHELM▲
Pauvre enfant! plus de craintes vaines!
Cet air pur va te ranimer!
Un sang nouveau gonfle tes veines.
Mignon doit vivre pour aimer!

▼MIGNON▲
Oui, je te crois! Je veux te croire!
Parle moi! parle encor! toujours!

▼WILHELM▲
Chasse à jamais de ta mémoire
Le souvenir des mauvais jours!

Les Deux

▼MIGNON▲
Je suis heureuse! l'air m'enivre!
Mon cœur a cessé de souffrir!
Je renais!... Je me sens revivre!
Mignon ne craint plus de mourir!

▼WILHELM▲
Oui, crois au bonheur qui t'enivre!
Ton cœur a cessé de souffrir,
Pour aimer, Mignon devait vivre!
Mignon ne pouvait pas mourir

▼WILHELM▲
(la conduisant vers la fenêtre)
Ah! que ton âme enfin dans mon âme s'épanche!
Chère Mignon, lève vers moi tes yeux!...
Sous ce rayon divin et dans ta robe blanche,
Tu m'apparais comme un ange des cieux!

▼MIGNON▲
(souriant tristement)
Non, c'est toujours Mignon!

▼WILHELM▲
(tombant a ses pieds)
Mignon n'est plus la même!
Mignon a tout mon cœur et
c'est elle que j'aime!

▼MIGNON▲
Toi! m'aimer! que dis-tu?
Souviens-toi du passé!
Et ne réveille pas un espoir insensé!...

(S'échappant de ses bras)

Ton cœur n'est pas à moi!...
Ton cœur est à Philine!

▼WILHELM▲
Philine est loin de nous... Et je ne l'aime pas!

▼MIGNON▲
(revenant vers Wilhelm et lui tendant les bras)
Est-il vrai?... parle!... O joie ineffable et divine!
Je puis te dire enfin!... Mais parlons bas...
bien bas!...

▼LA VOIX DE PHILINE▲
(au dehors)
Je suis Titania la blonde
Titania, fille de l'air!
Plus vive que l'oiseau,
plus prompte que l'éclair
En riant, je parcours le monde!
Je suis Titania la blonde,
Titania, fille de l'air!...

▼WILHELM▲
Dieu! Philine!...

▼MIGNON▲
(courant à la fenêtre)
Encore elle!... encore cette femme!...

(A part)

O mon secret,
reste au fond de mon âme!

Les Deux

▼MIGNON▲
Je reconnais sa voix!
Je l'entends! je la vois!
C'est elle encor! c'est elle
Qui te cherche et t'appelle!
Ne m'interroge pas?
Je dois me taire, hélas!
Je ne veux plus parler!
je ne parlerai pas!

▼WILHELM▲
Je n’entends que la voir
C'est Mignon que je vois,
Mignon cent fois plus belle
Et plus charmante qu'elle!.
Mignon que j'aime, hélas!
Et qui ne m'aime pas!...
Ah! ton cœur doute encore!
Ah! tu ne m'aimes pas.

(Mignon se laisse tomber dans un fauteuil)

Mignon!... malheureuse enfant!
ses lèvres pâlissent, ses mains sont glacées!...
Ah! maudite Philine!
fallait-il qu'elle nous poursuivit jusqu'ici!...
Mignon!... reviens à toi!... —
ah! elle rouvre les yeux!

▼MIGNON▲
(revenant peu à peu à elle)
Je n'entends plus rien!... n'est-ce donc pas
sa voix?... n'est-ce pas elle?...

▼WILHELM▲
Non! Reprends tes esprits, chère enfant!...
c'est le délire de la fièvre qui t'a fait croire...

▼MIGNON▲
La fièvre!... dis-tu vrai?

(Repoussant la main de Wilhelm)

Ah! tu mens!... Lothario ne me trompe pas! —
lui, il m'aime!

(Cherchant autour d'elle avec inquiétude)

Où est-il?

▼WILHELM▲
Veux-tu que je l'appelle?...

▼MIGNON▲
Oui.

Musique à l'orchestre

▼WILHELM▲
(allant vers la porte du fond)
Écoute!... on marche de ce côté.

▼MIGNON▲
Eh bien!...

▼WILHELM▲
Cette chambre... personne ne peut y pénétrer!...

▼MIGNON▲
Regarde!... La porte s'ouvre!

▼WILHELH▲
En effet!... que signifie?...

▼MIGNON▲
(étonnée)
C'est lui!

(La porte du fond s'ouvre. Lothario paraît sur le seuil. Il est vêtu d'un riche habit de cour de velours noir, il porte un coffret et s'avance lentement)

Scène Neuvième

Trio

▼LOTHARIO▲
Mignon, Wilhelm, salut à vous!
Soyez les bienvenus chez moi.

▼WILHELM▲
(à part)
Que veut-il dire?...

▼MIGNON▲
(étonnée)
Sous ces riches habits est-ce lui que je vois!

▼LOTHARIO▲
Tout ici m'appartient!
Regarde, enfant, admire!...
En ce palais j'étais maître autrefois!

▼WILHELM, MIGNON▲
(les yeux fixés sur Lothario)
Je ne reconnais plus son regard ni sa voix!

▼LOTHARIO▲
(déposant la cassette sur la table, et s’approchant de Mignon)
Oublions nos temps de misère!...
Je t'apporte un don précieux,
Il adoucira, je l'espère,
L'ennui de ton cœur soucieux!...

▼MIGNON▲
(à part, le crois deviner un mystère)
Que trahit l'éclat de ses yeux!...

▼WILHELM▲
(à part)
Quel est cet étrange mystère
Que trahit l'éclat de ses yeux?

▼LOTHARIO▲
Cette cassette est là depuis de bien longs mois!

(A Mignon)

Cest à toi de l'ouvrir...

(Il étend la main vers la cassette)

▼MIGNON▲
Que contient-elle?...

▼LOTHARIO▲
(sans détourner la tête)
Vois.

▼MIGNON▲
(ouvrant la cassette)
Une écharpe d'enfant!

▼LOTHARIO▲
(le regard fixe, immobile au milieu de la scène)
D'or et d'argent brodée...
Oui, je l'avais pieusement gardée!

▼WILHELM▲
Quelle est cette relique et qui donc la porta?...
Parle!

▼LOTHARIO▲
Sperata!...

▼MIGNON▲
Sperata!
Déjà ce nom a frappé mon oreille!
Un souvenir confus,
A ce doux nom dans mon âme s'éveille!
Est-ce l'écho lointain d'un passé
qui n'est plus?...
Sperata!...

▼LOTHARIO▲
Sperata! douleur toujours nouvelle!

WILHELM et MIGNON
Des pleurs mouillent ses yeux...

▼LOTHARIO▲
(toujours immobile sur le devant du théâtre et comme absorbé par ses souvenirs)
Ne vois-tu pas aussi,
Un bracelet de corail?

▼MIGNON▲
(tirant le bracelet de la cassette)
Le voici!

(Essayant le bracelet à son bras)

Trop petit pour mon bras!...

▼LOTHARIO▲
(tristement)
Trop grand! trop grand pour elle!
Elle ne voulait pas attendre au lendemain,
Pour porter un bijou qui la rendait plus belle!
Mais le bijou toujours lui glissait de la main!

▼MIGNON▲
(très émue)
Mais le bijou toujours lui glissait de la main!

▼WILHELM▲
Qu'as-tu, Mignon? Tu trembles et tu pleures!

▼LOTHARIO▲
(à Mignon)
Regarde encore!

▼MIGNON▲
(retirant de la cassette un petit livre à coins d'argent)
Un livre d'heures!

▼LOTHARIO▲
Hélas! je crois toujours la voir,
Lettre à lettre, épeler sa prière du soir!

▼MIGNON▲
(ouvrant le livre et lisant)
O Vierge Marie,
Le Seigneur est avec vous!
Abaissez vos regards si doux,
Sur l'enfant qui prie!...

▼LOTHARIO▲
(penché vers elle)
Elle priait ainsi, mains jointes, à genoux!

▼MIGNON▲
(laissant échapper le livre et tombant à genoux, les yeux levés an ciel et les mains jointes, comme un enfant en prière)
Vous qui bercez sur vos genoux,
Le divin Sauveur de la terre.
Conservez l'enfant à sa mère,
O madone, priez pour nous!...

▼LOTHARIO▲
(les mains étendues vers Mignon)
Est-ce Dieu qui l'inspire?
Elle achève sans lire!

▼MIGNON▲
(se levant et s'exaltant de plus en plus)
Lothario!... Wilhelm!...
suis-je encore en délire?...
Je devine!... je vois!... je sens!... je ne puis dire!...
Où m'avez-vous conduite et quel est ce pays?

▼WILHELM▲
L'Italie!

▼MIGNON▲
O rayons de céleste lumière!
O souvenirs!...

(Après avoir fait un effort pour rassembler ses souvenirs, elle s'élance avec un cri vers la porte du fond, disparaît un moment dans la coulisse et revient pâle et chancelante)

Là! là! l'image de ma mère!...
Et sa chambre est déserte!...

▼LOTHARIO▲
(qui a suivi tous ses mouvements avec anxiété, lui tendant les bras et courant à elle)
Ah! ma fille!

▼MIGNON▲
Mon père!

(Elle tombe dans les bras de Lothario)

Ensemble

▼LOTHARIO▲
C'est mon enfant!... c'est elle!...
O Dieu! je te bénis!

▼MIGNON▲
Oui, je vous reconnais mon père!... mon pays!

▼WILHELM▲
Mignon, retrouve enfin son père et son pays!

▼LA VOIX DE PHILINE▲
(dans la coulisse)
Je suis Titania, la blonde,
Titania, fille de l'air!... etc.

▼MIGNON▲
(repoussant la main de Wilhelm)
Ah! je le savais bien!... Ce n'était pas un rêve!...
Et j'avais reconnu la chanson qu'elle achève!...

▼WILHELM▲
Viens!...

▼MIGNON▲
Non!... que ton mépris la chasse de ces lieux!...
Ou je meurs de douleur dans vos bras...
sous ses yeux!

(Elle sort en courant)

▼LOTHARIO▲
Mignon!

▼WILHELM▲
Ah! suivons-là!... la mort est dans ses yeux!

(Ils s'élancent sur les traces de Mignon)

Deuxième Tableau

(Les bords du lac de Garde. A droite une auberge. Dans le lointain, villas italiennes cachées sous les arbres. Le jour se lève. Les jeunes filles et les jeunes garçons du pays, en habits de fête, dansent gaiement sur le rivage. Quelques bateaux passent au loin sur les eaux du lac)

Saltarelle

(Une barque pavoisée et chargée de musiciens s'arrête au fond. Philine et Frederick en descendent)

Scène Première

▼PHILINE▲
(à Frederick)
Allez ; je vous attends ici.
Payez nos joueurs de guitare;

(Lui montrant l'auberge)

Et qu'un bon déjeuner par vos soins se prépare...

▼FRÉDÉRIC▲
Bon!... nous allons enfin déjeuner, Dieu merci!

(Il paye les musiciens et entre dans l'auberge)

▼PHILINE▲
(aux paysans)
Maintenant, que la fête à ma voix recommence!
J' chanterai pour vous! allons, amis, en danse!

▼TOUS▲
En danse!

▼PHILINE▲

I
Paysanne ou signora,
Choisissez qui vous plaira!
Tant qu'au ciel le jour luira
En ce monde on aimera!
Tra la la...
Le temps fuit, l'heure nous presse!
Laissons nous charmer!
Rien no vaut la douce ivresse,
Le plaisir d'aimer!

II
Mais prends garde, ô povera!
L'amant qui te charmera,
Tôt ou tard te trompera,
Et puis te délaissera!
Tra la la-
Malheur à vous, galants au coeur léger!
Car s'il est doux de changer,
Et de trahir sa maîtresse.
Rien ne vaut la douce ivresse
Le plaisir de se venger!
Tra la la...

(Le choeur remonte au fond du théâtre en répétant le refrain de Philine)

Scène Seconde

▼LAERTE▲
(accourant essoufflé)
Oui!... La voilà...

▼PHILINE▲
(gaiement)
Ah! c'est Laërte!...

(Lui prenant le bras)

Allons retrouver Frédéric.

▼LAERTE▲
(brusquement)
Frédéric!...
Ne me parlez plus de Frédéric!

▼PHILINE▲
(étonnée)
Pourquoi?...

▼LAERTE▲
(d'un air terrible)
Je le hais!...

▼PHILINE▲
Comment?... Êtes-vous fou! que signifie?...

▼LAERTE▲
Vous ne comprenez donc pas?
Tu ne comprends donc pas, Philine?
Au fait je no te l'ai pas encore dit:
Je suis veuf! libre! heureux! maître de moi!
je t'aime! je t'enlève! je t'épouse!

▼PHILINE▲
Plaît-il?

▼LAERTE▲
Je t'épouse!

(A part)

Le mot est lâché!

(Cherchant à l'entraîner)

Viens! viens! fuyons!
Allons cacher notre bonheur au bout de la terre!
A Smyrne! à Bagdad! dans un désert!
à Monaco! où tu voudras!

▼PHILINE▲
(éclatant de rire et se dégageant brusquement de ses bras)
Ah! Ah! ah! ah! tu ne seras jamais
qu'un mauvais comédien, mon pauvre Laërte!...

▼LAERTE▲
Hein?

▼PHILINE▲
Tu sors du château Cypriani, tu as vu Wilhelm,
tu as vu Mignon!...

▼LAERTE▲
O rusée!

▼PHILINE▲
Eh bien! apprends donc à ton tour
que je ne suis ici que pour me venger d'elle!

▼LAERTE▲
En la tuant!

▼PHILINE▲
Qui? cette bohémienne! Allons donc!

▼LAERTE▲
Tu ne la connais pas! Mignon est heureuse!
Mignon est aimée! un mot de toi la tuera!...

(Apercevant Mignon qui parait au fond)

Ah! c'est elle!...

Scène Troisième

(Mignon entre en scène précipitamment. Philine marche au-devant d'elle, le sourire aux lèvres, l'air provoquant. Mignon baisse la tète sous le regard de Philine. Elle laisse échapper un cri étouffé, porte la main à sou cœur et fuit vers son père qui la cache dans ses bras comme pour la protéger. Long moment d'anxiété et de silence)

▼MIGNON▲
(a part)
Dieu! quel rire moqueur!...
quel regard triomphant!

▼LOTHARIO▲
Sperata! Sperata!... ma fille! mon enfant!

▼WILHELM▲
C'est toi seule que j'aime, ô Mignon!...
chère enfant!

▼LAERTE▲
(bas à Philine)
Philine, par pitié, fais grâce à cet enfant!

▼PHILINE▲
(à part)
Quelle folle terreur! quel émoi!... pauvre enfant!

(S'avançant lentement vers Wilhelm au milieu du silence des autres personnages)

I
De cette rencontre imprévue
Cher Wilhelm, mon cœur est charmé!...
— A votre voix, à votre vue
Je sens mon courroux désarmé.
— Ah! pourtant votre cœur rebelle
A fait mépris de mes appas!
Philine en vain se croyait belle...
Elle aimait... qui ne l'aimait pas!
Non, Wilhelm, vous ne m'aimiez pas!

▼LAERTE▲
(bas à Philine)
Bravo, Philine!

▼WILHELM, MIGNON▲
(à part)
Que dit-elle?

▼PHILINE▲
(s'approchant de Mignon)
II
Toi, Mignon, ris de ma défaite,
Réjouis-toi de mon affront!...
On t'aime et ton cœur est en fête;
C'est à toi de lever le front!...
Wilhelm te choisit pour épouse!
Son nom sera le tien demain...
Philine à son tour est jalouse!
Mais Philine te tend la main! —
Pardonne, enfant! — donne ta main!

▼MIGNON▲
(avec joie)
Ah! Philine! voici ma main!

Scène Quatrième

▼ANTONIO▲
(montrant Lothario)
Le voila! le voila!

▼LE CHŒUR▲
C'est lui! c'est notre maître!

▼LOTHARIO▲
Oui, mes amis, vos cœurs ont su me reconnaître!
Fêtez ce jour deux fois béni!
Le marquis de Cypriani
Vous rouvre sa maison fermée!
Le voilà revenu!
son long deuil est finit...

(Attirant Mignon dans ses bras)

Car Dieu lui rend enfin
sa fille bien-aimée

▼TOUS▲
Le marquis de Cypriani!...

(Frédéric paraît sur le seuil de l'auberge)

▼PHILINE▲
Frédéric!

(Courant à lui, le saisissant par la main et le présentant a tous)

Mon mari!

▼FRÉDÉRIC▲
(surpris)
Qui? moi?... comment?

▼PHILINE▲
Silence!

(Bas, à Laërte, en riant)

Laërte, je tiens ma vengeance!

▼LAERTE▲
(à part)
Bon! tant pis pour ce jeune sot!...
Elle aurait pu me prendre au mot!

▼WILHELM▲
(attirant Mignon dans ses bras)
O jour béni! félicité suprême!

▼MIGNON▲
Ah! maintenant je peux te le dire : je t'aime!

(A Lothario)

Pardon! je lui devais sa part de mon bonheur!
Vous m'aimez tous les deux...
partagez-vous mon cœur!

▼LE CHŒUR▲
O jour de fête! ô jour de joie et de bonheur!

Saltarelle
ACTE TROISIEME


Premier Tableau

(Une galerie italienne ornée de statues. A droite, une fenêtre ouverte sur la campagne. Au fond, grande porte fermée. Portes latérales. Au lever du rideau, la scène est vide)

Scène Première

(Prélude de harpe dans la coulisse)

CHŒUR
(au dehors)
La douce clarté des étoiles
Illumine le flot mouvant!
Amis, ouvrons gaîment nos voiles,
Aux baisers amoureux du vent!
La rame étincelle
Sur l'eau du lac bleu.
Et laisse après elle
Un sillon de feu!...
La douce clarté des étoiles,
Illumine le flot mouvant!
Amis, ouvrons gaiement nos voile»,
Aux baisers amoureux du vent!

(Lothario parait sur le seuil de la porte de droite)

Scène Seconde

LOTHARIO
(seul)
Elle dort!...

I
De son cœur j'ai calmé la fièvre!
Un sourire doux et joyeux
A ma voix entrouvrait sa lèvre;
Le sommeil a fermé ses yeux!

II
Un ange est debout auprès d'elle!
Un ange descendu des cieux
Lui prête l'ombre de son aile!...
Le sommeil a fermé ses yeux!

REPRISE DU CHŒUR
(au fond)
La douce clarté des étoiles
Illumine le flot mouvant.
Amis, ouvrons gaîment nos voiles,
Aux baisers amoureux du vent!

(Les voix se perdent dams l'éloignement. Lothario reste plongé dans sa rêverie)

Scène Troisième

(Antonio porte une lampe. Le théâtre s'éclaire)

WILHELM
Bien! posez là cette lampe.

ANTONIO
(posant la lampe sur une table et se tournant vers la fenêtre)
De cette fenêtre, votre seigneurie pourra voir
cette nuit toutes les villas des alentours
s'illuminer, et les bateaux de nus pécheurs
se croiser sur l'eau au bruit des chansons et des guitares.
C'est demain la fête du lac.

WILHELM
Je le sais.

ANTONIO
(tristement)
Ce palais seul ne s'illumine plus,
et ne prend plus part à la fête...
depuis quinze ans déjà!

WILHELM
Oui; on m'a parlé d'un malheur
qui y serait arrivé autrefois.
Une jeune fille qui s'est noyée dans le lac,
n'est-ce pas?

ANTONIO
Une enfant, signor. C'est moi qui ai ramassé
son chapeau sur la rive.
Pauvre petite!
elle n'a pas même été enterrée en terre
chrétienne ; car nous ne l'avons pas retrouvée.
Sa mère est morte de chagrin;
son père, devenu fou de douleur, a disparu ;
et aujourd'hui le vieux palais de mes maîtres
est à vendre. Si votre seigneurie
a toujours l'intention de l'acheter...

WILHELM
Je vous dirai cela demain.

ANTONIO
Votre seigneurie n'a pas d'ordres à me donner?

WILHELM
Non.

ANTONIO
(examinant Lothario qui est toujours plongé dans sa rêverie. A part)
Les traits de ce vieillard
qui l'accompagne ne me sont pas inconnus.

WILHELM
(se retournant)
Qu’avez-vous?

ANTONIO
Rien, signor; je vous souhaite le bonsoir.

WILHELM
Bonsoir.

(Antonio sort)

Scène Quatrième

WILHELM
(touchant l'épaule de Lothario)
Eh bien! Lothario... Mignon sommeille?

LOTHARIO
(tressaillant)
Oui.

WILHELM
Pauvre enfant! je vous remercie de nous avoir
accompagnés, mon cher Lothario,
et d'avoir accepté la moitié de ma tâche.
Votre amitié lui est plus précieuse que la mienne,
et vous savez mieux que moi calmer
cette fièvre ardente qui la consume.

LOTHARIO
L'entant n'a plus la fièvre.

WILHELM
Est-il vrai? l'air du pays natal
aurait-il déjà produit ce miracle?
car, si j'en crois quelques mots
qui lui sont échappés dans son délire,
elle doit être née dans cette contrée de l'Italie.
Ne vous a-t-elle rien dit?

LOTHARIO
Non.

WILHELM
Nous nous fixerons ici, Lothario, et Mignon,
je l'espère, achèvera de s'y rétablir.
Vous avez entendu ce que me disait
ce vieux serviteur?

LOTHARIO
Non.

WILHELM
Ce domaine est à vendre;
et, si Mignon s'y trouve bien,
j'achète pour elle le palais Cypriani.

LOTHARIO
(il se lève en tressaillant)
Cypriani!

WILHELM
Qu'a-t-il donc?

(Lothario promène en silence ses regards autour de lui, se dirige vers la grande porte du fond et cherche à l'ouvrir)

Vous ne pouvez entrer là, cette chambre,
m'a-t-on dit, était celle du vieux marquis,
et n'a pas été ouverte depuis quinze ans!...

LOTHARIO
Quinze ans!...

(il regarde autour de lui comme s'il cherchait à rassembler ses idées, puis il se dirige vers la porte de gauche)

Ah! là!

WILHELM
Que voulez-vous faire?

(Lothario sur le seuil de la porte lui fait signe de se taire. Il s'éloigne lentement, un doigt sur la bouche et le regard fixe)

Scène Cinquième

WILHELM
(seul)
Etrange regard?...
quelle nouvelle folie lui trouble le cerveau?...
Ah! son cœur, mieux que ne ferait sa raison,
lui inspire les paroles qui consolent
et guérissent Mignon!

(il se rapproche de la porte de droite, l'entrouvre et se penche pour écouter)

Elle repose doucement!...
Elle prononce mon nom tout bas!... Ah!
chère Mignon!

(Après un silence, redescendant en scène)

Que n'ai-je deviné son secret plus tôt!

Romance

I
Elle ne croyait pas, dans sa candeur naïve,
Que l'amour innocent qui dormait dans son cœur,
Pût se changer un jour en une ardeur plus vive
Et troubler à jamais son rêve de bonheur!...
Pour rendre à la fleur épuisée
Sa fraîcheur, son éclat vermeil,
O printemps, donne-lui ta goutte de rosée!
O mon cœur, donne-lui ton rayon de soleil!

II
C'est en vain que j'attends un aveu de sa bouche!
Je veux connaître en vain ses secrètes douleurs!
Mon regard l'intimide et ma voix l'effarouche;
Un mot trouble son âme
et fait couler ses pleurs!...
Pour rendre à la fleur épuisée
Sa fraîcheur, son éclat vermeil,
O printemps, donne-lui ta goutte de rosée!
O mon cœur, donne-lui ton rayon de soleil!

Scène Sixième

ANTONIO
(entrant)
Signor!...

WILHELM
Qu'y a-t-il?

ANTONIO
Voici un ami qui demande à vous voir.

WILHELM
Un ami!

LAERTE
(paraissant sur le seuil)
Oui, mon cher Wilhelm... c'est moi!'...

WILHELM
Laërte!

(A Antonio)

Laissez-nous.

(Antonio sort)

Scène Setième

WILHELM
Vous, Laërte!

LAERTE
Moi-même...

(Wilhelm se tourne avec inquiétude vers la porte)

Ne craignez rien... je suis seul!...

WILHELM
(avec froideur)
Que voulez-vous?

LAERTE
Vous serrer d'abord amicalement la main, si vous
le permettez, en souvenir -de notre première
rencontre et de nos bonnes relations d'autrefois...

(Lui tendant la main)

Voulez vous?

WILHELM
(d'un air contraint)
Volontiers!... Mais parlez plus bas, je vous prie.

(Montrant la porte de droite)

Il y a là une personne qui m'est chère...
et qui repose en ce moment...

LAERTE
Mignon?...

WILHELM
Oui.

LAERTE
Ainsi, cette jeune fille malade
que vous entourez de soins et que vous cachez
à tous les yeux, depuis huit jours,
dans ce vieux palais italien?...

WILHELM
C'est elle.

LAERTE
Philine avait deviné!...

WILHELM
(avec défiance)
Philine!... Êtes-vous donc envoyé par elle?...

LAERTE
(vivement)
Non pas!... au contraire!...

WILHELM
Comment?...

LAERTE
(l'attirant à l'écart)
Vous allez comprendre!...
Revenons pour un moment au château
de Rosemberg : une main inconnue
s'avise tout à coup d'y mettre le feu...
Bien!... vous arrachez Mignon lux flammes...
très bien!...
le baron perd la tète... la baronne s'évanouit,
le prince se sauve
et les invités en font autant... c'est parfait!...
Voilà la fête terminée!...
Ajoutez à cola nos bardes dethéâtre brûlées,
notre bagage dramatique en cendres,
nos tréteaux fumants...
Et tout est pour le mieux!...
Au diable la comédie!...

(Baissant la voix)

Mais, profitant du désordre général,
sans attendre le jour, sans nous dire adieu,
Mignon a disparu avec son sauveur!...
Et Titania est furieuse!... on léserait à moins!... :
« L'ingrat! le traître... comment le punir?...
Frédéric, je vous adore!... » — «Ah! bah!...» —
«Vite un carrosse!... des chevaux!...
c'est moi qui vous enlève! »
— « O bonheur!... rêve charmant!...
Joie! ivresse! enchantement!... >
« Laërte sera du voyage... » — « Moi!... »
« Il nous amusera. » — « Bon!... » —
« Pour nous empêcher de nous disputer. » —
«Soit!» Et fouette cocher!... Viva l'Italia!...
Ah! ah! ah!...

Quelle course folle vers le pays du soleil!...
Et Frédéric, l'imbécile!... qui ne devine pas...
Et moi, triple sot, qui ne comprends pas... quoi?...
tout simplement, parbleu!
que c'est vous que nous suivons d'étape
en étape, d'hôtellerie en hôtellerie!...
Frédéric, passe encore... le rôle est de
son emploi!... mais moi!...
Enfin, nous voilà dans les États de Venise,
et nous nous arrêtons ce soir sur les bords du lac
de Garde, en face du palais Cypriani!...
Philine questionne tout bas le premier rustre
qui passe... j'écoute... j'entends parler
d'une jeune fille malade, d'un seigneur étranger,
d'un vieillard à barbe blanche,
arrivés ici depuis huit jours.
« Ce sont eux!... » s'exclame Philine...
Ce cri du cœur me dévoile sa ruse!...
je devine ses projets!...
je songe à cette pauvre Mignon deux fois sauvée
par vous, je me prends, sans savoir pourquoi,
à trembler pour son bonheur, et pour le vôtre!...
Et je viens, à tout hasard, au risque de vous
importuner, au risque de me mêler
de ce qui ne me regarde pas...
je viens vous dire: ami, Wilhelm,
Philine est ici!... prenez garde!...

WILHELM
(avec effusion)
Ah! cher Laërte!... je vous reconnais là...
Pardonnez-moi d'avoir cru un instant...

LAERTE
Que je m'étais fait l'ambassadeur...
le messager complaisant de...

WILHELM
(lui tendant la main)
Pardonnez-moi!...

LAERTE
Je vous pardonne...
mais Philine ne me pardonnera pas.

WILHELM
Et c'est pour moi!...

LAERTE
(riant)
Bah!... votre amitié m'est plus chère que la sienne!...
Et je me consolerai de notre brouille en pensant
que je vous ai peut-être rendu service!...

WILHELM
Le service que vous me rendez en ce moment est
plus grand que vous ne pensez, mon cher Laërte!

(Baissant la voix)

C'est la vie de Mignon que je vous dois!

LAERTE
Que dites-vous?...

WILHELM
Si Mignon revoyait Philine... elle mourrait!...

LAERTE
Comment?

WILHELM
Son nom seul réveillerait la fièvre ardente
à laquelle elle a failli succomber!...
Le son de sa voix troublerait à jamais
sa raison affaiblie!...
sa vue la tuerait dans mes bras!...

LAERTE
Je comprends!...
Mignon vous aime!..

WILHELM
Mignon ne m'a pas encore ouvert son cœur,
Mignon refuse de parler!....
Mais j'ai juré de rappeler à la vie cette âme brisée,
Laërte, et je tiendrai parole!...
Voilà pourquoi vous me retrouvez ici,
dans cette demeure abandonnée,
où je me croyais si loin de cette Philine
que j'ai cru aimer...

LAERTE
Et que vous n'aimez plus!

WILHELM
Que me veut-elle?...
Où est-elle en ce moment!
comment éloigner?

LAERTE
Elle compte vous surprendre à votre réveil...
je vous en avertis!...
Elle se promène, en attendant, sur le lac,
dans un bateau chargé de fleurs et de musiciens...
en compagnie du jeune Frédéric,
plus amoureux et plus soi que jamais,
cela va sans dire. —
Quant à vous en débarrasser...
je m'en charge.

WILHELM
Vous?

LAERTE
Il faut bien que j'achève ce que j'ai commencé!...
Voulez vous que je saute dans une barque,
que je rejoigne la belle...
et que je la plonge au sein des flots?...

WILHELM
(souriant)
Quelle folie!...

LAERTE
Puisque nous voilà brouillés...

WILHELM
Non!... qu'elle parte!... qu'elle ne se montre pas
ici... c'est tout ce que je demande.

LAERTE
Oui ; mais le moyen!... Au fait!... pourquoi pas?
c'est une idée! — je suis veuf!

WILHELM
Ah!...

LAERTE
Oui, mon ami! j'ai reçu cette bonne... non!...
cette agréable... cette nouvelle enfin! —
laissez-moi faire, corbleu!
je suis capable de tout,
pour vous prouver mon amitié!...

WILHELH
Mais...

LAERTE
(avec résolution)
Philine partira, vous dis-je, quand je devrais...

WILHELM
(écoutant)
Chut!... c'est Mignon qui s'éveille!...
je l'entends, il ne faut pas qu'elle vous trouve ici...

LAERTE
C'est juste! elle s'attendrait à revoir aussi!...

WILHELM
La voilà!...

LAERTE
Je pars!...

WILHELM
Adieu!...

LAERTE
Quelle émotion!... quelle fièvre!...
Votre main est brûlante!

WILHELM
Je l'aime!...

LAERTE
Heureux Wilhelm!... Heureuse Mignon!... adieu!...

WILHELM
Adieu et merci!...

LAERTE
(a, part)
A nous deux. Philine!

(Il sort)

WILHELM
Il était temps!...

(Il remonte vers le fond du théâtre et se tient à l'écart, dans l'ombre)

Scène Huitiéme

(Mignon entre en scène, vêtue d'une longue robe blanche. Elle marche lentement; ses cheveux sont dénoués; l'orchestre reprend en sourdine pendant qu'elle parle le motif des couplets du premier acte)

MIGNON
Connais-tu le pays où fleurit l'oranger...
Où suis-je?... Je respire plus librement!...
L'air me semble plus doux et plus pur!

(Regardant autour d'elle avec surprise)

Quelle est cette grande salle?... quelles sont ces
statues de marbre qui m'entourent?...

(Courant vers la fenêtre)

Ah!... le ciel!... comme il est profond!...
Et ce beau lac... comme il est grand!...
N'est-ce pas un bois d'orangers
que je vois là-bas? oui!...
Et dans son ombre projetée sur l'eau, une voile
blanche qui glisse sans bruit le long du rivage!
quel silence! quelle fraîcheur!

(Portant la main à son front comme pour rappeler ses souvenirs)

Où donc ai-je vu tout cela?...
Je veux me rappeler et je ne peux pas!...
Mais pourquoi suis-je seule?... Hélas!...
Lothario! Wilhelm!... Où êtes-vous?...

WILHELM
(s'élançant vers elle)
Mignon!...

MIGNON
Wilhelm!... ah!
c'est toi que j'appelais!

(Elle tombe dans ses bras)

Duo

MIGNON
Je suis heureuse! l'air m'enivre!
Mon cœur a cessé de souffrir!
Je renais!... Je me sens revivre!
Mignon ne craint plus de mourir!

WILHELM
Pauvre enfant! plus de craintes vaines!
Cet air pur va te ranimer!
Un sang nouveau gonfle tes veines.
Mignon doit vivre pour aimer!

MIGNON
Oui, je te crois! Je veux te croire!
Parle moi! parle encor! toujours!

WILHELM
Chasse à jamais de ta mémoire
Le souvenir des mauvais jours!

Les Deux

MIGNON
Je suis heureuse! l'air m'enivre!
Mon cœur a cessé de souffrir!
Je renais!... Je me sens revivre!
Mignon ne craint plus de mourir!

WILHELM
Oui, crois au bonheur qui t'enivre!
Ton cœur a cessé de souffrir,
Pour aimer, Mignon devait vivre!
Mignon ne pouvait pas mourir

WILHELM
(la conduisant vers la fenêtre)
Ah! que ton âme enfin dans mon âme s'épanche!
Chère Mignon, lève vers moi tes yeux!...
Sous ce rayon divin et dans ta robe blanche,
Tu m'apparais comme un ange des cieux!

MIGNON
(souriant tristement)
Non, c'est toujours Mignon!

WILHELM
(tombant a ses pieds)
Mignon n'est plus la même!
Mignon a tout mon cœur et
c'est elle que j'aime!

MIGNON
Toi! m'aimer! que dis-tu?
Souviens-toi du passé!
Et ne réveille pas un espoir insensé!...

(S'échappant de ses bras)

Ton cœur n'est pas à moi!...
Ton cœur est à Philine!

WILHELM
Philine est loin de nous... Et je ne l'aime pas!

MIGNON
(revenant vers Wilhelm et lui tendant les bras)
Est-il vrai?... parle!... O joie ineffable et divine!
Je puis te dire enfin!... Mais parlons bas...
bien bas!...

LA VOIX DE PHILINE
(au dehors)
Je suis Titania la blonde
Titania, fille de l'air!
Plus vive que l'oiseau,
plus prompte que l'éclair
En riant, je parcours le monde!
Je suis Titania la blonde,
Titania, fille de l'air!...

WILHELM
Dieu! Philine!...

MIGNON
(courant à la fenêtre)
Encore elle!... encore cette femme!...

(A part)

O mon secret,
reste au fond de mon âme!

Les Deux

MIGNON
Je reconnais sa voix!
Je l'entends! je la vois!
C'est elle encor! c'est elle
Qui te cherche et t'appelle!
Ne m'interroge pas?
Je dois me taire, hélas!
Je ne veux plus parler!
je ne parlerai pas!

WILHELM
Je n’entends que la voir
C'est Mignon que je vois,
Mignon cent fois plus belle
Et plus charmante qu'elle!.
Mignon que j'aime, hélas!
Et qui ne m'aime pas!...
Ah! ton cœur doute encore!
Ah! tu ne m'aimes pas.

(Mignon se laisse tomber dans un fauteuil)

Mignon!... malheureuse enfant!
ses lèvres pâlissent, ses mains sont glacées!...
Ah! maudite Philine!
fallait-il qu'elle nous poursuivit jusqu'ici!...
Mignon!... reviens à toi!... —
ah! elle rouvre les yeux!

MIGNON
(revenant peu à peu à elle)
Je n'entends plus rien!... n'est-ce donc pas
sa voix?... n'est-ce pas elle?...

WILHELM
Non! Reprends tes esprits, chère enfant!...
c'est le délire de la fièvre qui t'a fait croire...

MIGNON
La fièvre!... dis-tu vrai?

(Repoussant la main de Wilhelm)

Ah! tu mens!... Lothario ne me trompe pas! —
lui, il m'aime!

(Cherchant autour d'elle avec inquiétude)

Où est-il?

WILHELM
Veux-tu que je l'appelle?...

MIGNON
Oui.

Musique à l'orchestre

WILHELM
(allant vers la porte du fond)
Écoute!... on marche de ce côté.

MIGNON
Eh bien!...

WILHELM
Cette chambre... personne ne peut y pénétrer!...

MIGNON
Regarde!... La porte s'ouvre!

WILHELH
En effet!... que signifie?...

MIGNON
(étonnée)
C'est lui!

(La porte du fond s'ouvre. Lothario paraît sur le seuil. Il est vêtu d'un riche habit de cour de velours noir, il porte un coffret et s'avance lentement)

Scène Neuvième

Trio

LOTHARIO
Mignon, Wilhelm, salut à vous!
Soyez les bienvenus chez moi.

WILHELM
(à part)
Que veut-il dire?...

MIGNON
(étonnée)
Sous ces riches habits est-ce lui que je vois!

LOTHARIO
Tout ici m'appartient!
Regarde, enfant, admire!...
En ce palais j'étais maître autrefois!

WILHELM, MIGNON
(les yeux fixés sur Lothario)
Je ne reconnais plus son regard ni sa voix!

LOTHARIO
(déposant la cassette sur la table, et s’approchant de Mignon)
Oublions nos temps de misère!...
Je t'apporte un don précieux,
Il adoucira, je l'espère,
L'ennui de ton cœur soucieux!...

MIGNON
(à part, le crois deviner un mystère)
Que trahit l'éclat de ses yeux!...

WILHELM
(à part)
Quel est cet étrange mystère
Que trahit l'éclat de ses yeux?

LOTHARIO
Cette cassette est là depuis de bien longs mois!

(A Mignon)

Cest à toi de l'ouvrir...

(Il étend la main vers la cassette)

MIGNON
Que contient-elle?...

LOTHARIO
(sans détourner la tête)
Vois.

MIGNON
(ouvrant la cassette)
Une écharpe d'enfant!

LOTHARIO
(le regard fixe, immobile au milieu de la scène)
D'or et d'argent brodée...
Oui, je l'avais pieusement gardée!

WILHELM
Quelle est cette relique et qui donc la porta?...
Parle!

LOTHARIO
Sperata!...

MIGNON
Sperata!
Déjà ce nom a frappé mon oreille!
Un souvenir confus,
A ce doux nom dans mon âme s'éveille!
Est-ce l'écho lointain d'un passé
qui n'est plus?...
Sperata!...

LOTHARIO
Sperata! douleur toujours nouvelle!

WILHELM et MIGNON
Des pleurs mouillent ses yeux...

LOTHARIO
(toujours immobile sur le devant du théâtre et comme absorbé par ses souvenirs)
Ne vois-tu pas aussi,
Un bracelet de corail?

MIGNON
(tirant le bracelet de la cassette)
Le voici!

(Essayant le bracelet à son bras)

Trop petit pour mon bras!...

LOTHARIO
(tristement)
Trop grand! trop grand pour elle!
Elle ne voulait pas attendre au lendemain,
Pour porter un bijou qui la rendait plus belle!
Mais le bijou toujours lui glissait de la main!

MIGNON
(très émue)
Mais le bijou toujours lui glissait de la main!

WILHELM
Qu'as-tu, Mignon? Tu trembles et tu pleures!

LOTHARIO
(à Mignon)
Regarde encore!

MIGNON
(retirant de la cassette un petit livre à coins d'argent)
Un livre d'heures!

LOTHARIO
Hélas! je crois toujours la voir,
Lettre à lettre, épeler sa prière du soir!

MIGNON
(ouvrant le livre et lisant)
O Vierge Marie,
Le Seigneur est avec vous!
Abaissez vos regards si doux,
Sur l'enfant qui prie!...

LOTHARIO
(penché vers elle)
Elle priait ainsi, mains jointes, à genoux!

MIGNON
(laissant échapper le livre et tombant à genoux, les yeux levés an ciel et les mains jointes, comme un enfant en prière)
Vous qui bercez sur vos genoux,
Le divin Sauveur de la terre.
Conservez l'enfant à sa mère,
O madone, priez pour nous!...

LOTHARIO
(les mains étendues vers Mignon)
Est-ce Dieu qui l'inspire?
Elle achève sans lire!

MIGNON
(se levant et s'exaltant de plus en plus)
Lothario!... Wilhelm!...
suis-je encore en délire?...
Je devine!... je vois!... je sens!... je ne puis dire!...
Où m'avez-vous conduite et quel est ce pays?

WILHELM
L'Italie!

MIGNON
O rayons de céleste lumière!
O souvenirs!...

(Après avoir fait un effort pour rassembler ses souvenirs, elle s'élance avec un cri vers la porte du fond, disparaît un moment dans la coulisse et revient pâle et chancelante)

Là! là! l'image de ma mère!...
Et sa chambre est déserte!...

LOTHARIO
(qui a suivi tous ses mouvements avec anxiété, lui tendant les bras et courant à elle)
Ah! ma fille!

MIGNON
Mon père!

(Elle tombe dans les bras de Lothario)

Ensemble

LOTHARIO
C'est mon enfant!... c'est elle!...
O Dieu! je te bénis!

MIGNON
Oui, je vous reconnais mon père!... mon pays!

WILHELM
Mignon, retrouve enfin son père et son pays!

LA VOIX DE PHILINE
(dans la coulisse)
Je suis Titania, la blonde,
Titania, fille de l'air!... etc.

MIGNON
(repoussant la main de Wilhelm)
Ah! je le savais bien!... Ce n'était pas un rêve!...
Et j'avais reconnu la chanson qu'elle achève!...

WILHELM
Viens!...

MIGNON
Non!... que ton mépris la chasse de ces lieux!...
Ou je meurs de douleur dans vos bras...
sous ses yeux!

(Elle sort en courant)

LOTHARIO
Mignon!

WILHELM
Ah! suivons-là!... la mort est dans ses yeux!

(Ils s'élancent sur les traces de Mignon)

Deuxième Tableau

(Les bords du lac de Garde. A droite une auberge. Dans le lointain, villas italiennes cachées sous les arbres. Le jour se lève. Les jeunes filles et les jeunes garçons du pays, en habits de fête, dansent gaiement sur le rivage. Quelques bateaux passent au loin sur les eaux du lac)

Saltarelle

(Une barque pavoisée et chargée de musiciens s'arrête au fond. Philine et Frederick en descendent)

Scène Première

PHILINE
(à Frederick)
Allez ; je vous attends ici.
Payez nos joueurs de guitare;

(Lui montrant l'auberge)

Et qu'un bon déjeuner par vos soins se prépare...

FRÉDÉRIC
Bon!... nous allons enfin déjeuner, Dieu merci!

(Il paye les musiciens et entre dans l'auberge)

PHILINE
(aux paysans)
Maintenant, que la fête à ma voix recommence!
J' chanterai pour vous! allons, amis, en danse!

TOUS
En danse!

PHILINE

I
Paysanne ou signora,
Choisissez qui vous plaira!
Tant qu'au ciel le jour luira
En ce monde on aimera!
Tra la la...
Le temps fuit, l'heure nous presse!
Laissons nous charmer!
Rien no vaut la douce ivresse,
Le plaisir d'aimer!

II
Mais prends garde, ô povera!
L'amant qui te charmera,
Tôt ou tard te trompera,
Et puis te délaissera!
Tra la la-
Malheur à vous, galants au coeur léger!
Car s'il est doux de changer,
Et de trahir sa maîtresse.
Rien ne vaut la douce ivresse
Le plaisir de se venger!
Tra la la...

(Le choeur remonte au fond du théâtre en répétant le refrain de Philine)

Scène Seconde

LAERTE
(accourant essoufflé)
Oui!... La voilà...

PHILINE
(gaiement)
Ah! c'est Laërte!...

(Lui prenant le bras)

Allons retrouver Frédéric.

LAERTE
(brusquement)
Frédéric!...
Ne me parlez plus de Frédéric!

PHILINE
(étonnée)
Pourquoi?...

LAERTE
(d'un air terrible)
Je le hais!...

PHILINE
Comment?... Êtes-vous fou! que signifie?...

LAERTE
Vous ne comprenez donc pas?
Tu ne comprends donc pas, Philine?
Au fait je no te l'ai pas encore dit:
Je suis veuf! libre! heureux! maître de moi!
je t'aime! je t'enlève! je t'épouse!

PHILINE
Plaît-il?

LAERTE
Je t'épouse!

(A part)

Le mot est lâché!

(Cherchant à l'entraîner)

Viens! viens! fuyons!
Allons cacher notre bonheur au bout de la terre!
A Smyrne! à Bagdad! dans un désert!
à Monaco! où tu voudras!

PHILINE
(éclatant de rire et se dégageant brusquement de ses bras)
Ah! Ah! ah! ah! tu ne seras jamais
qu'un mauvais comédien, mon pauvre Laërte!...

LAERTE
Hein?

PHILINE
Tu sors du château Cypriani, tu as vu Wilhelm,
tu as vu Mignon!...

LAERTE
O rusée!

PHILINE
Eh bien! apprends donc à ton tour
que je ne suis ici que pour me venger d'elle!

LAERTE
En la tuant!

PHILINE
Qui? cette bohémienne! Allons donc!

LAERTE
Tu ne la connais pas! Mignon est heureuse!
Mignon est aimée! un mot de toi la tuera!...

(Apercevant Mignon qui parait au fond)

Ah! c'est elle!...

Scène Troisième

(Mignon entre en scène précipitamment. Philine marche au-devant d'elle, le sourire aux lèvres, l'air provoquant. Mignon baisse la tète sous le regard de Philine. Elle laisse échapper un cri étouffé, porte la main à sou cœur et fuit vers son père qui la cache dans ses bras comme pour la protéger. Long moment d'anxiété et de silence)

MIGNON
(a part)
Dieu! quel rire moqueur!...
quel regard triomphant!

LOTHARIO
Sperata! Sperata!... ma fille! mon enfant!

WILHELM
C'est toi seule que j'aime, ô Mignon!...
chère enfant!

LAERTE
(bas à Philine)
Philine, par pitié, fais grâce à cet enfant!

PHILINE
(à part)
Quelle folle terreur! quel émoi!... pauvre enfant!

(S'avançant lentement vers Wilhelm au milieu du silence des autres personnages)

I
De cette rencontre imprévue
Cher Wilhelm, mon cœur est charmé!...
— A votre voix, à votre vue
Je sens mon courroux désarmé.
— Ah! pourtant votre cœur rebelle
A fait mépris de mes appas!
Philine en vain se croyait belle...
Elle aimait... qui ne l'aimait pas!
Non, Wilhelm, vous ne m'aimiez pas!

LAERTE
(bas à Philine)
Bravo, Philine!

WILHELM, MIGNON
(à part)
Que dit-elle?

PHILINE
(s'approchant de Mignon)
II
Toi, Mignon, ris de ma défaite,
Réjouis-toi de mon affront!...
On t'aime et ton cœur est en fête;
C'est à toi de lever le front!...
Wilhelm te choisit pour épouse!
Son nom sera le tien demain...
Philine à son tour est jalouse!
Mais Philine te tend la main! —
Pardonne, enfant! — donne ta main!

MIGNON
(avec joie)
Ah! Philine! voici ma main!

Scène Quatrième

ANTONIO
(montrant Lothario)
Le voila! le voila!

LE CHŒUR
C'est lui! c'est notre maître!

LOTHARIO
Oui, mes amis, vos cœurs ont su me reconnaître!
Fêtez ce jour deux fois béni!
Le marquis de Cypriani
Vous rouvre sa maison fermée!
Le voilà revenu!
son long deuil est finit...

(Attirant Mignon dans ses bras)

Car Dieu lui rend enfin
sa fille bien-aimée

TOUS
Le marquis de Cypriani!...

(Frédéric paraît sur le seuil de l'auberge)

PHILINE
Frédéric!

(Courant à lui, le saisissant par la main et le présentant a tous)

Mon mari!

FRÉDÉRIC
(surpris)
Qui? moi?... comment?

PHILINE
Silence!

(Bas, à Laërte, en riant)

Laërte, je tiens ma vengeance!

LAERTE
(à part)
Bon! tant pis pour ce jeune sot!...
Elle aurait pu me prendre au mot!

WILHELM
(attirant Mignon dans ses bras)
O jour béni! félicité suprême!

MIGNON
Ah! maintenant je peux te le dire : je t'aime!

(A Lothario)

Pardon! je lui devais sa part de mon bonheur!
Vous m'aimez tous les deux...
partagez-vous mon cœur!

LE CHŒUR
O jour de fête! ô jour de joie et de bonheur!

Saltarelle


最終更新:2018年03月13日 11:57