PREMIER ACTE
(Un salon (sorte de "temple d'amour"). Le fond complètement ouvert sur la terrasse du château, où aboutit le haut d'un escalier qui monte du parc. Tous les serviteurs du château, hommes, femmes et la valetaille, entourent Jacoppo, le précepteur de Chérubin (surnommé le Philosophe) qui les harangue)
▼LE PHILOSOPHE▲
(à haute voix)
Servantes.
▼3 SERVANTES▲
(3 sopranos)
Voilà!
▼LE PHILOSOPHE▲
… bonnes et lingères,
▼3 AUTRE SERVANTES▲
(3 mezzo-sopranos)
Voilà!
▼LE PHILOSOPHE▲
Serviteurs, valets, marmitons,
▼3 SERVITEURS▲
(3 basses, en gross voix)
Voilà!
▼LE PHILOSOPHE▲
Boulangères et fromagères,
▼6 SERVANTES▲
Voici! Voici! Voici! Voici!
▼LE PHILOSOPHE▲
Cuisiniers à triple menton,
Qu'avez-vous préparé pour fêter votre maître,
Car Chérubin n'est plus un page
aux cheveux blonds.
(fièrement)
Il porte depuis hier,
plus déluré qu'un reître,
L'épée en bon acier qui sonne à ses talons.
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
Vivat! Vivat! Vivat! Vivat!
▼LE PHILOSOPHE▲
(galamment)
Dans un instant Chérubin va paraître.
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
(entre eux joyeusement)
Vivat! Dans un instant Chérubin va paraître!
vivat! vivat! vivat! vivat!
▼LE PHILOSOPHE▲
Entendons-nous
Entendons-nous avant que de tous les côtés
Nous arrivent ses invités.
Entendons-nous!
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
(très affaires)
Avant que de tous les côtés
Nous arrivent ses invités.
Voilà! voilà Voilà! voilà! Voilà! voilà!
(3 basses, avec volubilité)
Dindes, dindons et dindonne aux
Gravitent autour de nos broches.
(3 ténors, avec volubilité)
Et la fournaise des fourneaux
Les dore comme des brioches.
(6 servantes, répétant avec volubilité)
Les dore, dore comme des brioches.
▼LES SERVITEURS▲
Les dore, dore comme des brioches! des brioches!
Nous avons fait ratisser
Sarcler, émonder, tailler
De long en large, de large en long!
▼LES SERVANTES▲
Dans nos cuisines nous glaçâmes
Deux cents sorbets…
Mille pralines!
Deux cents sorbets…
Mille pralines!
Deux cents sorbets,
Mille pralines!
▼LE PHILOSOPHE▲
(qui, depuis un instant, s'est bouchéles oreilles)
Chut! vous m'assourdissez!
Vous m'assourdissez!!
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
(renchérissant encore)
Et le parc est comme un salon!
Oui! le parc est comme un salon!
Nous avons râtissé,
▼LE PHILOSOPHE▲
Chut! Aie!
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
Nous avons tout taillé,
Dindons et dindonneaux sont
comme des brioches! des brioches! des brioches!
Voilà! voilà! voilà!
▼LE PHILOSOPHE▲
Vous m'assourdissez! Vous m'assourdissez!
(essayant de crier plus fort que tousafin d'être écouté)
Mes camarades, mes braves camarades.
Sachez l'autre motif qui vous rassemble ici.
Pour qu'en ce jour vous fêtiez Chérubin, fier de ses premiers grades,
Votre jeune seigneur, à tous ici présents,
Veut rendre un bienfaisant hommage:
Aux serviteurs il fait doubler les gages.
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
(avec ravissement)
Ah!
▼LE PHILOSOPHE▲
Et fait remise aux paysans
D'un an de dîme et de fermages!
▼SERVANTES, SERVITEURS▲
(avec une folie joie)
Vivat! vivat! vivat! Chérubin! Chérubin!
(la ronde folle s'éloigne en criant)
Vive Chérubin!
(cris prolongés; au loin, encore fort)
Vive Chérubin!
(Pendant que les cris s'atténuent etque le Philosophe, sur la terrasse,écoute avec ravissement le nom deChérubin que ces braves gensacclament, le Comte, le Duc et le Baron sont entrés)
Vive Chérubin!
(Ne pas suivre la déclamation qui se terminera avec le musique)
▼LE DUC▲
(d'un air vexé)
Vive Chérubin!
Ma parole on n'entend plus que ce cri là!
▼LE COMTE▲
(froidement)
Toute la canaille raffole
de ce maudit garnement là!
▼LE BARON▲
(ironique, au Philosophe, qui vient et qui salue)
Mes compliments, monsieur le Philosophe,
▼LE COMTE▲
Votre élève est un fier vaurien!
▼LE DUC▲
(les bras au ciel)
Dilapider ainsi son bien!
▼LE COMTE▲
C'est la ruine!
la catastrophe!
▼LE PHILOSOPHE▲
Il est généreux, voilà tout!
▼LE COMTE▲
(sèchement)
Il est fou, monsieur, il est fou!
(Le Comte hausse les épaules et sort. Le Philosophe reste bouche bée)
▼LE BARON▲
(au Duc, avec mauvaise humeur)
Dire que j'ai quitté Grenade
Pour faire honneur au nouveau grade…
De ce petit hurluberlu.
▼LE DUC▲
(se moquant de lui)
C'est ta femme qui l'a voulu.
▼LE BARON▲
(d'un air contrit)
C'est ma femme qui l'a voulu!
▼LE DUC▲
(à lui-même, d'un air vexé)
Et moi… c'est ma pupille!
(à part)
Pour ce galopin…
▼LE BARON▲
(à part)
Chacune s'enflamme…
mais qu'il prenne garde…
▼LE DUC▲
… ce vrai galopin!
▼LE BARON▲
(accentué)
Le mari regarde,
le mari regarde…
▼LE DUC▲
(avec exagération)
… mais qu'il prenne garde…
▼LE BARON▲
(de même)
… et s'il se hasarde…
▼LE DUC▲
(légèrement et faisant le geste de pourfendre)
… à toi, Chérubin!
▼LE BARON▲
(même geste que le Duc)
… à toi, Chérubin!
▼LE DUC▲
… à toi, Chérubin!
▼LE BARON▲
… à toi, Chérubin!
▼LE DUC et LE BARON▲
… à toi, Chérubin!
▼LE PHILOSOPHE▲
(à part)
Pauvre Chérubin! Pauvre Chérubin!
▼LE DUC▲
(imitant le ton du Philosophe en le parodiant)
Pauvre Chérubin!
▼LE BARON▲
(au Philosophe sournoisement)
Mais qu'il prenne garde…
▼LE DUC▲
Ce vrai galopin…
Mais qu'il prenne garde!
à toi, Chérubin!
▼LE BARON▲
Le mari regarde… le mari regarde…
Et s'il se hasarde… à toi, Chérubin!
▼LE PHILOSOPHE▲
Pauvre Chérubin!
(avec émotion)
Chérubin, quelle sera ta destinée en cette vie…
(Le Duc et Le Baron, en sortant: au Philosophe, en le lardant de coups d'épée imaginaires)
▼LE DUC, LE BARON▲
… à toi, Chérubin! à toi,
Chérubin! à toi, Chérubin!
(Ils disparaissent)
▼LE PHILOSOPHE▲
Lorsque la gloire te viendra?
Obscur, si déjà l'on t'envie,
Hélas! qui plus tard t'aimera?
▼NINA▲
(survenant, joyeuse, et s'annonçant,vivement)
C'est moi, Philosophe!
▼LE PHILOSOPHE▲
(ravi, joignant les mains)
O destin!
(souriant)
Eh bien!
(avec une joie intime)
… la voilà ta réponse.
(changeant de ton, à Nina)
Où donc allez-vous?
▼NINA▲
(contrite)
Je renonce à le retrouver ce matin.
▼LE PHILOSOPHE▲
(malicieusement)
Nina, vous cherchez, je parie,
Ce Chérubin!
(au nom Chérubin,Nina sourit)
Ce polisson!
(au mot de polisson, Nina a un cride surprise indigné)
Ce garnement!
▼NINA▲
(révoltée)
Ah! c'est trop fort!
▼LE PHILOSOPHE▲
(faisant l'étonné)
Oh!
▼NINA▲
(furieuse, tenant tête au Philosophe)
Il est charmant, oui, monsieur!
Charmant et très brave.
Il n'a pas un front soucieux,
Mais faut-il déjà qu'il soit grave,
Quand la gaîté rit dans ses yeux!
Vous dites: c'est un polisson!
Mais je sais qu'il n'est que volage.
Et d'ailleurs, il aurait raison
D'avoir les défauts de son âge.
On le hait… insinuez-vous,
Prenez garde, c'est par rancune,
Car si plus d'un en est jaloux,
(avec un peu d'émotion)
C'est qu'il plaît sans doute à plus d'une.
(très chanté)
Il plaît, on ne sait pas pourquoi,
Il plaît dès qu'il dit quelque chose,
Et quand… timide… il devient coi…
Il plaît parce qu'il devient rose.
(plus chaleureux)
Puis, c'est l'ami que je défends
(plus accentué)
Et défendrai
(plus vibrant)
… plus que moi-même…
(Elle voit ce brave Philosophe qui, ravi, lui sourit, radieuse)
Mais je me fâchais… suis-je enfant!
(Nina tombe toute émue dans les brasdu Philosophe qui l'embrasse)
Vous l'aimez!
▼LE PHILOSOPHE▲
(avec élan et affection)
Oui, je l'aime!
▼NINA▲
Vous l'aimez… autant que je l'aime!… autant!
(Les deux amis de Chérubin restant ainsi un instant. Bruyants éclats de rire se rapprochant peu à peu; apeurée)
Mon tuteur!
(gentil et suppliant)
Monsieur, devant lui
oubliez ce que j'ai pu dire!
(Elle s'enfuit. Nouveau éclats de rire de Duc et du Baron qui arrivent tous deux par l'escalier du parc)
▼LE DUC▲
(au fond)
C'est merveilleux!
▼LE BARON▲
C'est inouï!
▼LE DUC▲
(montrant le côté du parc en éclatanttoujours de rire)
Vraiment, c'est à mourir de rire!
(Les voix, les rires se rapprochent encore, puis tout à fait)
▼LE DUC▲
Non. C'est trop drôle en vérité!
▼LE BARON▲
(s'avance en riant bruyamment;se pâmant)
Je pleure, Duc.
▼LE DUC▲
(de même)
Baron, j'en crève!
(rires)
▼LE PHILOSOPHE▲
(légèrement stupéfié)
Pourquoi donc cette hilarité?
(Nouveau éclats de rire)
▼LE DUC▲
(au Philosophe)
Chérubin, ce fou,…
(avec intention)
Votre élève…
(éclats de rire)
Je ris tant que j'en dois m'asseoir…
(reprenant son récit)
A fait dépêcher hier au soir
Vers Madrid, à vitesse extrême, un courrier…
(secoué par le rire)
pour que ce soir même…
Vienne mimer, danser ici, devinez qui?
▼LE DUC et LE BARON▲
(insistant)
Devinez qui?
▼LE PHILOSOPHE▲
(tremblant un peu)
Mais… j'imagine… Quelque histrion…
▼LE DUC et LE BARON▲
Non.
▼LE DUC▲
La première ballerine
Que toute l'Europe admira,
▼LE DUC et LE BARON▲
L'Ensoleillad de l'Opéra!
▼LE PHILOSOPHE▲
(ignorant)
L'Ensoleillad?
▼LE DUC et LE BARON▲
Oui!
▼LE BARON▲
(imitant l'Ensoleillad)
Celle qui danse comme on vole.
▼LE DUC▲
(de même)
Elle, Thaïs, Phyrné, Cypris, venir ici!
(bien chanté)
Sur ma parole, Chérubin est gris.
▼LE BARON▲
Il est gris.
▼LE DUC▲
Il est gris.
▼CHÉRUBIN▲
(entre et continue joyeusement la phrase du Duc et de Baron, épanoui)
Je suis gris.
▼LE DUC et LE BARON▲
(un peu gênés)
Lui!
▼LE PHILOSOPHE▲
(ravi)
Lui!
▼CHÉRUBIN▲
Je suis gris!
(fou de jeunesse)
Je suis ivre!
C'est le soleil qui m'a grisé,
C'est le soleil, je suis ivre!
Duc, je suis si content de vivre
Que je pourrais… vous embrasser.
J'ai dix-sept ans, cela me grise,
J'ai dix-sept ans!
Plus de tuteur! la liberté!
(avec volubilité)
Je veux faire tant de bêtises
Que vous serez épouvantés!
C'est le soleil qui m'a grisé…
(avec ravissement)
Je suis ivre!
(Il éclat de rire; avec aplomb)
Enfin, je vous le dis… en toute confidence,
Regardez ce billet! Baron! Duc! venez voir…
L'Etoile de Madrid, la reine de la Danse,
L'Ensoleillad, enfin,
(triomphant)
nous arrive ce soir!
▼LE DUC▲
(suffoquant de surprise, de dépitet de colère)
Non! ce n'est pas vrai! c'est impossible!
▼LE BARON▲
(donnant son avis avec gravité)
Et d'abord, c'est inadmissible! grotesque!
▼LE DUC▲
(apoplectique)
C'est fou!
▼CHÉRUBIN▲
(affirmant)
C'est ainsi.
(Il relit avec délices le billet del'Ensoleillad)
▼LE DUC▲
(D'une voix étouffée par la colère, n'osant s'attaquer directement à Chérubin, et s'adressant au Philosophe qui ne sait que répondre)
L'Ensoleillad… danser ici…
Mais c'est inouï de bêtise!
Montrez-moi, monsieur s'il vous plaît,
Le rideau…
▼LE BARON▲
(persifleur)
La rampe…
▼LE DUC▲
(s'épongeant)
La frise…
▼LE BARON▲
Les accessoires du Ballet?
▼LE DUC▲
(Haletant, tirant à lui le Philosopheahuri)
Pour danser le grand pas des Alcyons rebelles,
Où donc sont les portants,
où donc sont les chandelles?
▼LE BARON▲
(sceptique, retournant le Philosophede son côté)
Et la trappe, monsieur,
pour danser Belphégor,
Car il faut une trappe à défaut d'un décor.
▼LE DUC▲
(congestionné, rouge, hors de lui. Même jeu pour le Philosophe qui virevolte et ne sait plus à quel saint se vouer)
Et pour mimer l'étoile
éclairant les Rois Mages…
▼LE BARON▲
(à Chérubin)
Où comptez-vous, monsieur,
accrocher vos nuages?
▼CHÉRUBIN▲
(de la meilleure grâce du monde)
Oh! rassurez-vous, s'il vous plaît,
Nous n'aurons pas d'apothéose,
Point de grands pas, point de ballet,
(galamment)
Nous danserons tout autre chose.
(très rythmé; dans le vieux style)
Nous danserons, c'est bien mieux,
En dépit des modes nouvelles,
Les vieilles danses des aïeux.
(sans respirer)
Je n'en connais pas de plus belles!
Nous aurons pour décor mouvant
Le feuillage où Phœbé s'égare
Et, parmi la plainte du vent,
L'alerte chanson des guitares.
Point n'est besoin pour ces ballets
De portants, de frise ou de toiles.
Nous aurons le bois pour palais
Et pour chandelles les étoiles!
(Les invités de Chérubin arrivent sur la terrasse; on les voit se saluer, sepencher sur la balustrade pour mieuxvoir venir filles et garçonsdu village; on entend au loinle rythme des danses.Chérubin passe dans les groupes,salué par les hommes, regardé par lesfemmes, baisant la main aux plusjolies)
▼LE DUC▲
(le plaignant)
Il est fou!
▼LE BARON▲
(avec compassion)
Le pauvre garçon!
▼LE PHILOSOPHE▲
(doucement)
Comme sa folie a raison!
(joyeux, à deux invités, désignant le lointain)
Accourez voir, don Sanche! les paysans!
Ils ont leurs habits du dimanche!
Ils dansent! écoutez!
▼CHÉRUBIN▲
(allant à la Comtesse qui vient deparaître)
Comtesse! Enfin!
▼LA COMTESSE▲
Tout doux!
▼CHÉRUBIN▲
(lui baissant les mains)
Ma marraine! je vous adore!
▼LA COMTESSE▲
(troublée)
Le Comte arrive! Taisez-vous!
▼CHÉRUBIN▲
(bas et vivement)
Non, il ne peut nous voir encore.
Tout au fond du jardin, dans le vieux saule creux
que la mousse décore j'ai glissé ce matin une lettre où je dis combien je vous adore.
▼LA COMTESSE▲
(émue)
Une lettre!
(vivement)
Mon époux! Taisez-vous!
(Le Comte arrive, toise Chérubin qui lui fait un beau salut.La Comtesse s'éloigne avec son mari)
▼LA BARONNE▲
(barrant la route à Chérubin; elle respire des sels pour cacher sonémoi)
Ca, venez!
▼CHÉRUBIN▲
(s'inclinant très bas)
Quoi, Baronne?
▼LA BARONNE▲
(avec une compassion excessive)
O petit imprudent!
Vous parlez bas à la Comtesse…
Le Comte est fort jaloux pourtant,
Je tremble pour votre jeunesse…
▼CHÉRUBIN▲
Trop bonne!
(La Baronne s'éloigne en poussant unpetit soupir attendri et laissantChérubin un peu étonné; puis,Chérubin se met à rire et court à Ninaqui paraît)
▼NINA▲
(très petite fille; à Chérubin)
Ah! Chérubin, c'est mal,
C'est mal… vous m'avez fait hier la promesse
De m'accompagner à la messe
Et l'on vous a vu à cheval!
▼CHÉRUBIN▲
(très gentil)
Hélas! c'est vrai. Je ne puis feindre.
Mais puisque j'étais loin de vous
J'ai manqué un moment très doux,
Je suis par conséquent à plaindre.
(Chérubin regarde si on le voit. Comme tous les invités observent l'arrivée des paysans, il en profite pour essayer de prendre un baiser à la fillette, qui l'esquive en riant et se sauve en le menaçant gentiment du doigt)
▼NINA, LA COMTESSE▲
▼LA BARONNE, LES INVITÉS▲
(avec plaisir)
Les paysans!
▼LE PHILOSOPHE, INVITÉS▲
(avec plaisir)
Ils vont danser!
▼LE DUC▲
(à part, désignant les paysans qui vont paraître)
Des paysans!
▼LE BARON▲
(avec dégoût)
Des paysans!
▼LE PHILOSOPHE▲
(avec satisfaction)
Les paysans! Ils vont danser!
▼LE DUC et LE BARON▲
(vexés)
Ils vont danser!
▼TOUTES sauve CHÉRUBIN▲
Ils vont danser!
C'est amusant!
(Le Duc et le Baron, ironiques)
C'est amusant!
▼CHÉRUBIN▲
(allant vers l'escalier du parc et s'adressant à ses vassaux; alerte, vivant)
Venez ici, les belles filles,
Venez ici avec les gas,
Car de si loin on ne voit pas
Briller vos yeux sous vos mantilles.
(Les gas et les filles envahissentla terrasse)
▼LE PHILOSOPHE▲
(à part, radieux)
O mon Chérubin! O mon Chérubin!
▼LE DUC et LE BARON▲
(à part, même intention)
Des paysans! Ils vont danser!
▼NINA, LA COMTESSE, LA BARONNE, INVITÉS▲
Vive Chérubin! Vive Chérubin!
▼LE DUC et LE BARON▲
(à part, levant les épaules)
Il est notre hôte, il le faut bien!
(lugubres)
Vive Chérubin!
Fête Pastorale
▼NINA, LA COMTESSE, LA BARONNE, INVITÉS▲
(en admiration, à Chérubin)
Bravo! Bravo! Bravo! Bravo!
Bravo! Bravo! Bravo! Bravo!
C'est ravissant!
C'est ravissant!
▼NINA, LA COMTESSE, LA BARONNE, INVITÉS▲
C'est exquis!
▼LES INVITÉS▲
Adorable, cher Marquis!
C'est ravissant! Adorable! Ravissant!
(Les gas et les filles sortent en menantgrand bruit)
▼CHÉRUBIN▲
(à des Dames; galamment)
Pour vous on a dressé les tables.
(Les femmes remercient)
▼LE DUC et LE BARON▲
(à eux-mêmes, réciproquement, très grognons)
Ce jeune homme est insupportable!
(Les Invités sortent sur un bruit joyeux de rires et de compliments. Musique au loin)
▼VOIX▲
(sopranos et mezzo-sopranos; au loin)
Ah! ah! ah! ah!
(De douces musiques jouent dans le parc à l'apparition des Invités sur la terrasse. Chérubin va s'asseoir et s'évente de son mouchoir de dentelle)
▼LE PHILOSOPHE▲
(radieux, à lui-même)
On chante, on rit. Tous sont contents.
A cette joie, à ce printemps,
Il n'est pas d'ennui qui résiste.
(Chérubin pousse un gros soupir)
Quoi! Chérubin! Te voilà triste.
(nouveau soupir)
Tout à l'heure encor si joyeux,
(affectueux)
Pourquoi des larmes dans tes yeux…
Et pourquoi, toi, si gai, fais-tu cette grimace?
▼CHÉRUBIN▲
(avec gravité)
Ma gaîté, Philosophe. est toute à la surface.
▼LE PHILOSOPHE▲
(stupéfié)
Pourquoi, juste ciel!
▼CHÉRUBIN▲
Je ne sais!
▼LE PHILOSOPHE▲
Quoi! l'on fête ton nouveau grade,
Tu vas de succès en succès…
D'où te vient donc ce sombre accès?
▼CHÉRUBIN▲
Ah! je sens que je suis malade!
▼LE PHILOSOPHE▲
Malade? Je suis interdit!
▼CHÉRUBIN▲
Oui, j'ai peur d'une catastrophe.
▼LE PHILOSOPHE▲
D'où souffres-tu, mon cher petit?
▼CHÉRUBIN▲
(gentiment triste)
Du coeur, mon pauvre Philosophe!
(câlin, enfantin et tendre)
Philosophe, dis-moi pourquoi
Mon coeur se dérobe
Quand j'entends à côté de moi
Le bruit d'une robe.
Dis-moi pourquoi je suis troublé
Et deviens tout pâle
Quand je vois le vent soulever
Les franges d'un châle.
Dis-moi pourquoi mon pauvre coeur
Sans raison qui vaille
Pour un ruban, une faveur,
S'étonne ou défaille…
Comment peut-on pour un chiffon,
Pour un bout d'étoffe
Etre ému d'un mal si profond…
(simplement)
Mon cher Philosophe?
▼LE PHILOSOPHE▲
(avec affection et une douce tristesse)
Petit, le mal qui te dévore
Je l'ai connu, voici longtemps.
Je voudrais en souffrir encore,
Car on n'en souffre qu'à vingt ans.
(avec une infinie tendresse)
Aime ton mal, petit.
Aime ton mal, petit.
Personne ne l'éprouva sans le bénir.
(avec une exaltation progressive)
Aime ton mal!
C'est ta jeunesse qui frissonne,
C'est l'amour et c'est l'avenir!
▼CHÉRUBIN▲
(très ému, palpitant et ravi)
Ah! Philosophe! quelle chance… quelle chance…
▼LE PHILOSOPHE▲
Aime ton mal, petit,
▼CHÉRUBIN▲
L'amour! c'était là mon tourment
C'était là ma démence?
▼LE PHILOSOPHE▲
Aime ton mal, petit.
C'est ta jeunesse qui frissonne…
C'est l'amour
▼CHÉRUBIN▲
Quelle lumière brusquement!
Au diable la mélancolie!
Ah! les bonheurs que j'entrevois!
(en mêlant un peu de gaminerie à cesélans, à cette fièvre)
… et c'est l'avenir… c'est l'avenir!!
Je veux aimer, aimer à la folie,
Je veux aimer toutes les femmes à la fois!!
▼LE PHILOSOPHE▲
(à Chérubin, essayant de le retenir; avec une sage philosophie)
Contente-toi d'en aimer une…
C'est déjà d'un choix hasardeux.
▼CHÉRUBIN▲
(se sauvant; gaîment)
Mais déjà j'en aime au moins deux!
▼LE PHILOSOPHE▲
(Il lui lance de loin ces dernières paroles et regarde partir Chérubin par la terrasse, en hochant la tête)
C'est que tu n'en aimes aucune!
(Le Comte entre, furieux, et s'adresse au Philosophe qui vient d'accourir au devant de lui)
▼LE COMTE▲
(d'un ton sec et violent)
Où Chérubin se cache-t-il, le savez-vous?
▼LE PHILOSOPHE▲
(interdit et prudent)
Quoi?
▼LE COMTE▲
Si vous le savez, parlez.
▼LE PHILOSOPHE▲
Que de courroux!
▼LE COMTE▲
Parlez-vous?
▼LE PHILOSOPHE▲
Calmez, monsieur, votre colère…
Qu'a donc fait Chérubin qui puisse vous déplaire?
▼LE COMTE▲
Je veux le voir.
▼LE PHILOSOPHE▲
(hésitant)
Le voir? Puis-je à lui me substituer?
▼LE COMTE▲
Impossible, monsieur, je viens pour le tuer!
▼LE PHILOSOPHE▲
(bondissant)
Le tuer!
▼LE COMTE▲
Le gredin! Il ose se permettre
D'envoyer cette lettre…
A la Comtesse!
(vivement: apercevant la Comtessequi paraît avec Nina)
Pas un mot!
(Le Philosophe va au-devant de Nina et reste près d'elle un peu à l'écart)
▼LA COMTESSE▲
(au Comte)
Je vous cherchais depuis tantôt…
Nous avons, nous tenant chacune par l'épaule,
Longé le bois le long des chênes…
▼LE COMTE▲
(rageur, bas à la Comtesse)
Et des saules…
▼LA COMTESSE▲
(à part)
O mon Dieu!
▼LE COMTE▲
(à la Comtesse, brusquement lui montrant les vers de Chérubin)
Connaissez-vous ces vers?
▼LA COMTESSE▲
(très troublée)
Mais non!
(Le Philosophe et Nina se rapprochentet écoutent)
▼LE COMTE▲
(furieux)
Mais si!
(ironique)
Le madrigal commence ainsi
«Pour celle qu'en secret j'adore!»
▼NINA▲
(à part, très émue; vivement)
Mes vers!
▼LE COMTE▲
(à la Comtesse)
Eh bien?
▼LA COMTESSE▲
Je les ignore.
▼LE COMTE▲
(violemment, bas)
Perfide, ils sont pour toi!
▼NINA▲
(très simplement)
Eh bien! non!
ces vers sont pour moi!
▼LE COMTE▲
Pour vous?
▼LA COMTESSE▲
(bas à Nina qui ne comprend pas et la regarde avec de grands yeux étonnes)
Vous me sauvez!
▼LE PHILOSOPHE▲
(à part)
Cher ange!
▼LE COMTE▲
(à Nina)
Vous voulez me donner le change?
▼NINA▲
Mais!
▼LE COMTE▲
Comment me prouver que ces vers
sont pour vous?
▼NINA▲
(simple)
Pourquoi donc vous mettre en courroux?
▼LA COMTESSE▲
(à part, défaillante)
Je suis perdue!
▼LE PHILOSOPHE▲
(à part)
Seigneur, ayez pitié de nous!
▼LE COMTE▲
(impératif, à Nina)
Eh bien?
▼LE PHILOSOPHE▲
(au Comte, essayant de détourner la colère du Comte)
C'est une enfant encore…
▼LE COMTE▲
(furieux)
Qui m'abusait…
▼NINA▲
(Ingénument, disant les vers deChérubin)
«Pour celle qu'en secret j'adore!»
(affectueusement)
Ces vers sont faits pour moi,
m'a juré Chérubin.
▼LA COMTESSE▲
(à part)
Ah! le traître, l'infâme!
▼LE PHILOSOPHE▲
(à part, les yeux au ciel)
O satané gredin!
▼NINA▲
(change doucement la chansonde Chérubin)
«Lorsque vous n'aurez rien à faire
Mandez-moi vite auprès de vous,
Le paradis que je préfère,
C'est un coussin à vos genoux.
Vous me remarquerez à peine,
Je me garderai de parler…
Et je retiendrai mon haleine
Si mon souffle peut vous troubler.
Afin que dans mon coeur morose
L'hiver fasse place au printemps,
Je demande bien peu de chose:
Un sourire de temps en temps…
Et si c'est trop… un regard même
Suffira pour me transformer.
Car sans rien dire je vous aime
Autant qu'un être peut aimer.»
(franchement)
Vous voyez!
je connais par coeur tout le poème!
▼LE COMTE▲
(à Nina, lui remettant le billet)
Aussi je vous le rends, Nina,
Il est à vous.
(à la Comtesse)
Et vous, pardonnez-moi!
(Nina confuse prend le billet et sort encausant avec le Philosophe qui l'accompagne jusqu'à la terrasse)
▼LA COMTESSE▲
(dépitée, pendant que le Comte s'incline en lui baisant la main; à part)
C'est la Nina qu'il aime!
▼LE COMTE▲
Mes soupçons, madame, étaient fous!
Je me repens!
▼LA COMTESSE▲
(s'éloigne, le Comte se rapproche)
Mais…
▼LE COMTE▲
Soyez bonne!
▼LA COMTESSE▲
(prenant après hésitation le bras du Comte qui sort avec elle)
Pour cette fois, je vous pardonne!
(en sortant, à la dérobée, avec dépit)
C'est la Nina qu'il aime!
▼LE PHILOSOPHE▲
(seul, avec un tendre émoi)
C'est la Nina que tu choisis!
Ah! Chérubin! j'en suis saisi!
Moi qui craignais pour ta jeune âme,
Qui tremblais pour ton avenir,
Tu rêves d'épouser la femme
A qui je rêvais de t'unir!
(Entre Chérubin. Il est tout animé)
▼CHÉRUBIN▲
Philosophe!
▼LE PHILOSOPHE▲
Ah! petit, viens vite!
Il faut que je te félicite;
Viens dans mes bras, je suis heureux!
▼CHÉRUBIN▲
Et moi, Philosophe… amoureux!
▼LE PHILOSOPHE▲
Oui, je sais.
▼CHÉRUBIN▲
(étonné)
Tu sais que je l'aime?
▼LE PHILOSOPHE▲
Oui.
▼CHÉRUBIN▲
Tu l'as vue, elle?
▼LE PHILOSOPHE▲
Elle même.
▼CHÉRUBIN▲
Ah!
N'est-ce pas que c'est un être merveilleux?
▼LE PHILOSOPHE▲
Son coeur pur apparaît
au cristal de ses yeux.
▼CHÉRUBIN▲
(légèrement goguenard)
Est-il très pur?
▼LE PHILOSOPHE▲
(croyant avoir mal entendu)
Hein, quoi?
▼CHÉRUBIN▲
(ravi)
Entends ces airs allègres!
Vois, elle fait porter sa chaise par deux nègres.
▼LE PHILOSOPHE▲
Qui de nous deux est fou?
▼CHÉRUBIN▲
Regarde, la voilà!
▼LE PHILOSOPHE▲
Comment, tu n'es donc pas amoureux de Nina?
▼CHÉRUBIN▲
(surpris)
Moi?
▼LE PHILOSOPHE▲
De qui donc alors?
(Montrant le cortège de l'Ensoleillad, que l'on aperçoit à présent)
▼CHÉRUBIN▲
(fier, enthousiaste)
Vois! Cela se devine!
J'aime l'Ensoleillad!
▼LE PHILOSOPHE▲
(épouvanté)
Non!
▼CHÉRUBIN▲
(triomphant)
Si!
(Il envoie un baiser à l'Ensoleillad qui passe dans sa chaise à porteurs et qui lui sourit)
▼LE PHILOSOPHE▲
(accablé)
Bonté divine!
PREMIER ACTE
(Un salon (sorte de "temple d'amour"). Le fond complètement ouvert sur la terrasse du château, où aboutit le haut d'un escalier qui monte du parc. Tous les serviteurs du château, hommes, femmes et la valetaille, entourent Jacoppo, le précepteur de Chérubin (surnommé le Philosophe) qui les harangue)
LE PHILOSOPHE
(à haute voix)
Servantes.
3 SERVANTES
(3 sopranos)
Voilà!
LE PHILOSOPHE
… bonnes et lingères,
3 AUTRE SERVANTES
(3 mezzo-sopranos)
Voilà!
LE PHILOSOPHE
Serviteurs, valets, marmitons,
3 SERVITEURS
(3 basses, en gross voix)
Voilà!
LE PHILOSOPHE
Boulangères et fromagères,
6 SERVANTES
Voici! Voici! Voici! Voici!
LE PHILOSOPHE
Cuisiniers à triple menton,
Qu'avez-vous préparé pour fêter votre maître,
Car Chérubin n'est plus un page
aux cheveux blonds.
(fièrement)
Il porte depuis hier,
plus déluré qu'un reître,
L'épée en bon acier qui sonne à ses talons.
SERVANTES, SERVITEURS
Vivat! Vivat! Vivat! Vivat!
LE PHILOSOPHE
(galamment)
Dans un instant Chérubin va paraître.
SERVANTES, SERVITEURS
(entre eux joyeusement)
Vivat! Dans un instant Chérubin va paraître!
vivat! vivat! vivat! vivat!
LE PHILOSOPHE
Entendons-nous
Entendons-nous avant que de tous les côtés
Nous arrivent ses invités.
Entendons-nous!
SERVANTES, SERVITEURS
(très affaires)
Avant que de tous les côtés
Nous arrivent ses invités.
Voilà! voilà Voilà! voilà! Voilà! voilà!
(3 basses, avec volubilité)
Dindes, dindons et dindonne aux
Gravitent autour de nos broches.
(3 ténors, avec volubilité)
Et la fournaise des fourneaux
Les dore comme des brioches.
(6 servantes, répétant avec volubilité)
Les dore, dore comme des brioches.
LES SERVITEURS
Les dore, dore comme des brioches! des brioches!
Nous avons fait ratisser
Sarcler, émonder, tailler
De long en large, de large en long!
LES SERVANTES
Dans nos cuisines nous glaçâmes
Deux cents sorbets…
Mille pralines!
Deux cents sorbets…
Mille pralines!
Deux cents sorbets,
Mille pralines!
LE PHILOSOPHE
(qui, depuis un instant, s'est bouchéles oreilles)
Chut! vous m'assourdissez!
Vous m'assourdissez!!
SERVANTES, SERVITEURS
(renchérissant encore)
Et le parc est comme un salon!
Oui! le parc est comme un salon!
Nous avons râtissé,
LE PHILOSOPHE
Chut! Aie!
SERVANTES, SERVITEURS
Nous avons tout taillé,
Dindons et dindonneaux sont
comme des brioches! des brioches! des brioches!
Voilà! voilà! voilà!
LE PHILOSOPHE
Vous m'assourdissez! Vous m'assourdissez!
(essayant de crier plus fort que tousafin d'être écouté)
Mes camarades, mes braves camarades.
Sachez l'autre motif qui vous rassemble ici.
Pour qu'en ce jour vous fêtiez Chérubin, fier de ses premiers grades,
Votre jeune seigneur, à tous ici présents,
Veut rendre un bienfaisant hommage:
Aux serviteurs il fait doubler les gages.
SERVANTES, SERVITEURS
(avec ravissement)
Ah!
LE PHILOSOPHE
Et fait remise aux paysans
D'un an de dîme et de fermages!
SERVANTES, SERVITEURS
(avec une folie joie)
Vivat! vivat! vivat! Chérubin! Chérubin!
(la ronde folle s'éloigne en criant)
Vive Chérubin!
(cris prolongés; au loin, encore fort)
Vive Chérubin!
(Pendant que les cris s'atténuent etque le Philosophe, sur la terrasse,écoute avec ravissement le nom deChérubin que ces braves gensacclament, le Comte, le Duc et le Baron sont entrés)
Vive Chérubin!
(Ne pas suivre la déclamation qui se terminera avec le musique)
LE DUC
(d'un air vexé)
Vive Chérubin!
Ma parole on n'entend plus que ce cri là!
LE COMTE
(froidement)
Toute la canaille raffole
de ce maudit garnement là!
LE BARON
(ironique, au Philosophe, qui vient et qui salue)
Mes compliments, monsieur le Philosophe,
LE COMTE
Votre élève est un fier vaurien!
LE DUC
(les bras au ciel)
Dilapider ainsi son bien!
LE COMTE
C'est la ruine!
la catastrophe!
LE PHILOSOPHE
Il est généreux, voilà tout!
LE COMTE
(sèchement)
Il est fou, monsieur, il est fou!
(Le Comte hausse les épaules et sort. Le Philosophe reste bouche bée)
LE BARON
(au Duc, avec mauvaise humeur)
Dire que j'ai quitté Grenade
Pour faire honneur au nouveau grade…
De ce petit hurluberlu.
LE DUC
(se moquant de lui)
C'est ta femme qui l'a voulu.
LE BARON
(d'un air contrit)
C'est ma femme qui l'a voulu!
LE DUC
(à lui-même, d'un air vexé)
Et moi… c'est ma pupille!
(à part)
Pour ce galopin…
LE BARON
(à part)
Chacune s'enflamme…
mais qu'il prenne garde…
LE DUC
… ce vrai galopin!
LE BARON
(accentué)
Le mari regarde,
le mari regarde…
LE DUC
(avec exagération)
… mais qu'il prenne garde…
LE BARON
(de même)
… et s'il se hasarde…
LE DUC
(légèrement et faisant le geste de pourfendre)
… à toi, Chérubin!
LE BARON
(même geste que le Duc)
… à toi, Chérubin!
LE DUC
… à toi, Chérubin!
LE BARON
… à toi, Chérubin!
LE DUC et LE BARON
… à toi, Chérubin!
LE PHILOSOPHE
(à part)
Pauvre Chérubin! Pauvre Chérubin!
LE DUC
(imitant le ton du Philosophe en le parodiant)
Pauvre Chérubin!
LE BARON
(au Philosophe sournoisement)
Mais qu'il prenne garde…
LE DUC
Ce vrai galopin…
Mais qu'il prenne garde!
à toi, Chérubin!
LE BARON
Le mari regarde… le mari regarde…
Et s'il se hasarde… à toi, Chérubin!
LE PHILOSOPHE
Pauvre Chérubin!
(avec émotion)
Chérubin, quelle sera ta destinée en cette vie…
(Le Duc et Le Baron, en sortant: au Philosophe, en le lardant de coups d'épée imaginaires)
LE DUC, LE BARON
… à toi, Chérubin! à toi,
Chérubin! à toi, Chérubin!
(Ils disparaissent)
LE PHILOSOPHE
Lorsque la gloire te viendra?
Obscur, si déjà l'on t'envie,
Hélas! qui plus tard t'aimera?
NINA
(survenant, joyeuse, et s'annonçant,vivement)
C'est moi, Philosophe!
LE PHILOSOPHE
(ravi, joignant les mains)
O destin!
(souriant)
Eh bien!
(avec une joie intime)
… la voilà ta réponse.
(changeant de ton, à Nina)
Où donc allez-vous?
NINA
(contrite)
Je renonce à le retrouver ce matin.
LE PHILOSOPHE
(malicieusement)
Nina, vous cherchez, je parie,
Ce Chérubin!
(au nom Chérubin,Nina sourit)
Ce polisson!
(au mot de polisson, Nina a un cride surprise indigné)
Ce garnement!
NINA
(révoltée)
Ah! c'est trop fort!
LE PHILOSOPHE
(faisant l'étonné)
Oh!
NINA
(furieuse, tenant tête au Philosophe)
Il est charmant, oui, monsieur!
Charmant et très brave.
Il n'a pas un front soucieux,
Mais faut-il déjà qu'il soit grave,
Quand la gaîté rit dans ses yeux!
Vous dites: c'est un polisson!
Mais je sais qu'il n'est que volage.
Et d'ailleurs, il aurait raison
D'avoir les défauts de son âge.
On le hait… insinuez-vous,
Prenez garde, c'est par rancune,
Car si plus d'un en est jaloux,
(avec un peu d'émotion)
C'est qu'il plaît sans doute à plus d'une.
(très chanté)
Il plaît, on ne sait pas pourquoi,
Il plaît dès qu'il dit quelque chose,
Et quand… timide… il devient coi…
Il plaît parce qu'il devient rose.
(plus chaleureux)
Puis, c'est l'ami que je défends
(plus accentué)
Et défendrai
(plus vibrant)
… plus que moi-même…
(Elle voit ce brave Philosophe qui, ravi, lui sourit, radieuse)
Mais je me fâchais… suis-je enfant!
(Nina tombe toute émue dans les brasdu Philosophe qui l'embrasse)
Vous l'aimez!
LE PHILOSOPHE
(avec élan et affection)
Oui, je l'aime!
NINA
Vous l'aimez… autant que je l'aime!… autant!
(Les deux amis de Chérubin restant ainsi un instant. Bruyants éclats de rire se rapprochant peu à peu; apeurée)
Mon tuteur!
(gentil et suppliant)
Monsieur, devant lui
oubliez ce que j'ai pu dire!
(Elle s'enfuit. Nouveau éclats de rire de Duc et du Baron qui arrivent tous deux par l'escalier du parc)
LE DUC
(au fond)
C'est merveilleux!
LE BARON
C'est inouï!
LE DUC
(montrant le côté du parc en éclatanttoujours de rire)
Vraiment, c'est à mourir de rire!
(Les voix, les rires se rapprochent encore, puis tout à fait)
LE DUC
Non. C'est trop drôle en vérité!
LE BARON
(s'avance en riant bruyamment;se pâmant)
Je pleure, Duc.
LE DUC
(de même)
Baron, j'en crève!
(rires)
LE PHILOSOPHE
(légèrement stupéfié)
Pourquoi donc cette hilarité?
(Nouveau éclats de rire)
LE DUC
(au Philosophe)
Chérubin, ce fou,…
(avec intention)
Votre élève…
(éclats de rire)
Je ris tant que j'en dois m'asseoir…
(reprenant son récit)
A fait dépêcher hier au soir
Vers Madrid, à vitesse extrême, un courrier…
(secoué par le rire)
pour que ce soir même…
Vienne mimer, danser ici, devinez qui?
LE DUC et LE BARON
(insistant)
Devinez qui?
LE PHILOSOPHE
(tremblant un peu)
Mais… j'imagine… Quelque histrion…
LE DUC et LE BARON
Non.
LE DUC
La première ballerine
Que toute l'Europe admira,
LE DUC et LE BARON
L'Ensoleillad de l'Opéra!
LE PHILOSOPHE
(ignorant)
L'Ensoleillad?
LE DUC et LE BARON
Oui!
LE BARON
(imitant l'Ensoleillad)
Celle qui danse comme on vole.
LE DUC
(de même)
Elle, Thaïs, Phyrné, Cypris, venir ici!
(bien chanté)
Sur ma parole, Chérubin est gris.
LE BARON
Il est gris.
LE DUC
Il est gris.
CHÉRUBIN
(entre et continue joyeusement la phrase du Duc et de Baron, épanoui)
Je suis gris.
LE DUC et LE BARON
(un peu gênés)
Lui!
LE PHILOSOPHE
(ravi)
Lui!
CHÉRUBIN
Je suis gris!
(fou de jeunesse)
Je suis ivre!
C'est le soleil qui m'a grisé,
C'est le soleil, je suis ivre!
Duc, je suis si content de vivre
Que je pourrais… vous embrasser.
J'ai dix-sept ans, cela me grise,
J'ai dix-sept ans!
Plus de tuteur! la liberté!
(avec volubilité)
Je veux faire tant de bêtises
Que vous serez épouvantés!
C'est le soleil qui m'a grisé…
(avec ravissement)
Je suis ivre!
(Il éclat de rire; avec aplomb)
Enfin, je vous le dis… en toute confidence,
Regardez ce billet! Baron! Duc! venez voir…
L'Etoile de Madrid, la reine de la Danse,
L'Ensoleillad, enfin,
(triomphant)
nous arrive ce soir!
LE DUC
(suffoquant de surprise, de dépitet de colère)
Non! ce n'est pas vrai! c'est impossible!
LE BARON
(donnant son avis avec gravité)
Et d'abord, c'est inadmissible! grotesque!
LE DUC
(apoplectique)
C'est fou!
CHÉRUBIN
(affirmant)
C'est ainsi.
(Il relit avec délices le billet del'Ensoleillad)
LE DUC
(D'une voix étouffée par la colère, n'osant s'attaquer directement à Chérubin, et s'adressant au Philosophe qui ne sait que répondre)
L'Ensoleillad… danser ici…
Mais c'est inouï de bêtise!
Montrez-moi, monsieur s'il vous plaît,
Le rideau…
LE BARON
(persifleur)
La rampe…
LE DUC
(s'épongeant)
La frise…
LE BARON
Les accessoires du Ballet?
LE DUC
(Haletant, tirant à lui le Philosopheahuri)
Pour danser le grand pas des Alcyons rebelles,
Où donc sont les portants,
où donc sont les chandelles?
LE BARON
(sceptique, retournant le Philosophede son côté)
Et la trappe, monsieur,
pour danser Belphégor,
Car il faut une trappe à défaut d'un décor.
LE DUC
(congestionné, rouge, hors de lui. Même jeu pour le Philosophe qui virevolte et ne sait plus à quel saint se vouer)
Et pour mimer l'étoile
éclairant les Rois Mages…
LE BARON
(à Chérubin)
Où comptez-vous, monsieur,
accrocher vos nuages?
CHÉRUBIN
(de la meilleure grâce du monde)
Oh! rassurez-vous, s'il vous plaît,
Nous n'aurons pas d'apothéose,
Point de grands pas, point de ballet,
(galamment)
Nous danserons tout autre chose.
(très rythmé; dans le vieux style)
Nous danserons, c'est bien mieux,
En dépit des modes nouvelles,
Les vieilles danses des aïeux.
(sans respirer)
Je n'en connais pas de plus belles!
Nous aurons pour décor mouvant
Le feuillage où Phœbé s'égare
Et, parmi la plainte du vent,
L'alerte chanson des guitares.
Point n'est besoin pour ces ballets
De portants, de frise ou de toiles.
Nous aurons le bois pour palais
Et pour chandelles les étoiles!
(Les invités de Chérubin arrivent sur la terrasse; on les voit se saluer, sepencher sur la balustrade pour mieuxvoir venir filles et garçonsdu village; on entend au loinle rythme des danses.Chérubin passe dans les groupes,salué par les hommes, regardé par lesfemmes, baisant la main aux plusjolies)
LE DUC
(le plaignant)
Il est fou!
LE BARON
(avec compassion)
Le pauvre garçon!
LE PHILOSOPHE
(doucement)
Comme sa folie a raison!
(joyeux, à deux invités, désignant le lointain)
Accourez voir, don Sanche! les paysans!
Ils ont leurs habits du dimanche!
Ils dansent! écoutez!
CHÉRUBIN
(allant à la Comtesse qui vient deparaître)
Comtesse! Enfin!
LA COMTESSE
Tout doux!
CHÉRUBIN
(lui baissant les mains)
Ma marraine! je vous adore!
LA COMTESSE
(troublée)
Le Comte arrive! Taisez-vous!
CHÉRUBIN
(bas et vivement)
Non, il ne peut nous voir encore.
Tout au fond du jardin, dans le vieux saule creux
que la mousse décore j'ai glissé ce matin une lettre où je dis combien je vous adore.
LA COMTESSE
(émue)
Une lettre!
(vivement)
Mon époux! Taisez-vous!
(Le Comte arrive, toise Chérubin qui lui fait un beau salut.La Comtesse s'éloigne avec son mari)
LA BARONNE
(barrant la route à Chérubin; elle respire des sels pour cacher sonémoi)
Ca, venez!
CHÉRUBIN
(s'inclinant très bas)
Quoi, Baronne?
LA BARONNE
(avec une compassion excessive)
O petit imprudent!
Vous parlez bas à la Comtesse…
Le Comte est fort jaloux pourtant,
Je tremble pour votre jeunesse…
CHÉRUBIN
Trop bonne!
(La Baronne s'éloigne en poussant unpetit soupir attendri et laissantChérubin un peu étonné; puis,Chérubin se met à rire et court à Ninaqui paraît)
NINA
(très petite fille; à Chérubin)
Ah! Chérubin, c'est mal,
C'est mal… vous m'avez fait hier la promesse
De m'accompagner à la messe
Et l'on vous a vu à cheval!
CHÉRUBIN
(très gentil)
Hélas! c'est vrai. Je ne puis feindre.
Mais puisque j'étais loin de vous
J'ai manqué un moment très doux,
Je suis par conséquent à plaindre.
(Chérubin regarde si on le voit. Comme tous les invités observent l'arrivée des paysans, il en profite pour essayer de prendre un baiser à la fillette, qui l'esquive en riant et se sauve en le menaçant gentiment du doigt)
NINA, LA COMTESSE
LA BARONNE, LES INVITÉS
(avec plaisir)
Les paysans!
LE PHILOSOPHE, INVITÉS
(avec plaisir)
Ils vont danser!
LE DUC
(à part, désignant les paysans qui vont paraître)
Des paysans!
LE BARON
(avec dégoût)
Des paysans!
LE PHILOSOPHE
(avec satisfaction)
Les paysans! Ils vont danser!
LE DUC et LE BARON
(vexés)
Ils vont danser!
TOUTES sauve CHÉRUBIN
Ils vont danser!
C'est amusant!
(Le Duc et le Baron, ironiques)
C'est amusant!
CHÉRUBIN
(allant vers l'escalier du parc et s'adressant à ses vassaux; alerte, vivant)
Venez ici, les belles filles,
Venez ici avec les gas,
Car de si loin on ne voit pas
Briller vos yeux sous vos mantilles.
(Les gas et les filles envahissentla terrasse)
LE PHILOSOPHE
(à part, radieux)
O mon Chérubin! O mon Chérubin!
LE DUC et LE BARON
(à part, même intention)
Des paysans! Ils vont danser!
NINA, LA COMTESSE, LA BARONNE, INVITÉS
Vive Chérubin! Vive Chérubin!
LE DUC et LE BARON
(à part, levant les épaules)
Il est notre hôte, il le faut bien!
(lugubres)
Vive Chérubin!
Fête Pastorale
NINA, LA COMTESSE, LA BARONNE, INVITÉS
(en admiration, à Chérubin)
Bravo! Bravo! Bravo! Bravo!
Bravo! Bravo! Bravo! Bravo!
C'est ravissant!
C'est ravissant!
NINA, LA COMTESSE, LA BARONNE, INVITÉS
C'est exquis!
LES INVITÉS
Adorable, cher Marquis!
C'est ravissant! Adorable! Ravissant!
(Les gas et les filles sortent en menantgrand bruit)
CHÉRUBIN
(à des Dames; galamment)
Pour vous on a dressé les tables.
(Les femmes remercient)
LE DUC et LE BARON
(à eux-mêmes, réciproquement, très grognons)
Ce jeune homme est insupportable!
(Les Invités sortent sur un bruit joyeux de rires et de compliments. Musique au loin)
VOIX
(sopranos et mezzo-sopranos; au loin)
Ah! ah! ah! ah!
(De douces musiques jouent dans le parc à l'apparition des Invités sur la terrasse. Chérubin va s'asseoir et s'évente de son mouchoir de dentelle)
LE PHILOSOPHE
(radieux, à lui-même)
On chante, on rit. Tous sont contents.
A cette joie, à ce printemps,
Il n'est pas d'ennui qui résiste.
(Chérubin pousse un gros soupir)
Quoi! Chérubin! Te voilà triste.
(nouveau soupir)
Tout à l'heure encor si joyeux,
(affectueux)
Pourquoi des larmes dans tes yeux…
Et pourquoi, toi, si gai, fais-tu cette grimace?
CHÉRUBIN
(avec gravité)
Ma gaîté, Philosophe. est toute à la surface.
LE PHILOSOPHE
(stupéfié)
Pourquoi, juste ciel!
CHÉRUBIN
Je ne sais!
LE PHILOSOPHE
Quoi! l'on fête ton nouveau grade,
Tu vas de succès en succès…
D'où te vient donc ce sombre accès?
CHÉRUBIN
Ah! je sens que je suis malade!
LE PHILOSOPHE
Malade? Je suis interdit!
CHÉRUBIN
Oui, j'ai peur d'une catastrophe.
LE PHILOSOPHE
D'où souffres-tu, mon cher petit?
CHÉRUBIN
(gentiment triste)
Du coeur, mon pauvre Philosophe!
(câlin, enfantin et tendre)
Philosophe, dis-moi pourquoi
Mon coeur se dérobe
Quand j'entends à côté de moi
Le bruit d'une robe.
Dis-moi pourquoi je suis troublé
Et deviens tout pâle
Quand je vois le vent soulever
Les franges d'un châle.
Dis-moi pourquoi mon pauvre coeur
Sans raison qui vaille
Pour un ruban, une faveur,
S'étonne ou défaille…
Comment peut-on pour un chiffon,
Pour un bout d'étoffe
Etre ému d'un mal si profond…
(simplement)
Mon cher Philosophe?
LE PHILOSOPHE
(avec affection et une douce tristesse)
Petit, le mal qui te dévore
Je l'ai connu, voici longtemps.
Je voudrais en souffrir encore,
Car on n'en souffre qu'à vingt ans.
(avec une infinie tendresse)
Aime ton mal, petit.
Aime ton mal, petit.
Personne ne l'éprouva sans le bénir.
(avec une exaltation progressive)
Aime ton mal!
C'est ta jeunesse qui frissonne,
C'est l'amour et c'est l'avenir!
CHÉRUBIN
(très ému, palpitant et ravi)
Ah! Philosophe! quelle chance… quelle chance…
LE PHILOSOPHE
Aime ton mal, petit,
CHÉRUBIN
L'amour! c'était là mon tourment
C'était là ma démence?
LE PHILOSOPHE
Aime ton mal, petit.
C'est ta jeunesse qui frissonne…
C'est l'amour
CHÉRUBIN
Quelle lumière brusquement!
Au diable la mélancolie!
Ah! les bonheurs que j'entrevois!
(en mêlant un peu de gaminerie à cesélans, à cette fièvre)
… et c'est l'avenir… c'est l'avenir!!
Je veux aimer, aimer à la folie,
Je veux aimer toutes les femmes à la fois!!
LE PHILOSOPHE
(à Chérubin, essayant de le retenir; avec une sage philosophie)
Contente-toi d'en aimer une…
C'est déjà d'un choix hasardeux.
CHÉRUBIN
(se sauvant; gaîment)
Mais déjà j'en aime au moins deux!
LE PHILOSOPHE
(Il lui lance de loin ces dernières paroles et regarde partir Chérubin par la terrasse, en hochant la tête)
C'est que tu n'en aimes aucune!
(Le Comte entre, furieux, et s'adresse au Philosophe qui vient d'accourir au devant de lui)
LE COMTE
(d'un ton sec et violent)
Où Chérubin se cache-t-il, le savez-vous?
LE PHILOSOPHE
(interdit et prudent)
Quoi?
LE COMTE
Si vous le savez, parlez.
LE PHILOSOPHE
Que de courroux!
LE COMTE
Parlez-vous?
LE PHILOSOPHE
Calmez, monsieur, votre colère…
Qu'a donc fait Chérubin qui puisse vous déplaire?
LE COMTE
Je veux le voir.
LE PHILOSOPHE
(hésitant)
Le voir? Puis-je à lui me substituer?
LE COMTE
Impossible, monsieur, je viens pour le tuer!
LE PHILOSOPHE
(bondissant)
Le tuer!
LE COMTE
Le gredin! Il ose se permettre
D'envoyer cette lettre…
A la Comtesse!
(vivement: apercevant la Comtessequi paraît avec Nina)
Pas un mot!
(Le Philosophe va au-devant de Nina et reste près d'elle un peu à l'écart)
LA COMTESSE
(au Comte)
Je vous cherchais depuis tantôt…
Nous avons, nous tenant chacune par l'épaule,
Longé le bois le long des chênes…
LE COMTE
(rageur, bas à la Comtesse)
Et des saules…
LA COMTESSE
(à part)
O mon Dieu!
LE COMTE
(à la Comtesse, brusquement lui montrant les vers de Chérubin)
Connaissez-vous ces vers?
LA COMTESSE
(très troublée)
Mais non!
(Le Philosophe et Nina se rapprochentet écoutent)
LE COMTE
(furieux)
Mais si!
(ironique)
Le madrigal commence ainsi
«Pour celle qu'en secret j'adore!»
NINA
(à part, très émue; vivement)
Mes vers!
LE COMTE
(à la Comtesse)
Eh bien?
LA COMTESSE
Je les ignore.
LE COMTE
(violemment, bas)
Perfide, ils sont pour toi!
NINA
(très simplement)
Eh bien! non!
ces vers sont pour moi!
LE COMTE
Pour vous?
LA COMTESSE
(bas à Nina qui ne comprend pas et la regarde avec de grands yeux étonnes)
Vous me sauvez!
LE PHILOSOPHE
(à part)
Cher ange!
LE COMTE
(à Nina)
Vous voulez me donner le change?
NINA
Mais!
LE COMTE
Comment me prouver que ces vers
sont pour vous?
NINA
(simple)
Pourquoi donc vous mettre en courroux?
LA COMTESSE
(à part, défaillante)
Je suis perdue!
LE PHILOSOPHE
(à part)
Seigneur, ayez pitié de nous!
LE COMTE
(impératif, à Nina)
Eh bien?
LE PHILOSOPHE
(au Comte, essayant de détourner la colère du Comte)
C'est une enfant encore…
LE COMTE
(furieux)
Qui m'abusait…
NINA
(Ingénument, disant les vers deChérubin)
«Pour celle qu'en secret j'adore!»
(affectueusement)
Ces vers sont faits pour moi,
m'a juré Chérubin.
LA COMTESSE
(à part)
Ah! le traître, l'infâme!
LE PHILOSOPHE
(à part, les yeux au ciel)
O satané gredin!
NINA
(change doucement la chansonde Chérubin)
«Lorsque vous n'aurez rien à faire
Mandez-moi vite auprès de vous,
Le paradis que je préfère,
C'est un coussin à vos genoux.
Vous me remarquerez à peine,
Je me garderai de parler…
Et je retiendrai mon haleine
Si mon souffle peut vous troubler.
Afin que dans mon coeur morose
L'hiver fasse place au printemps,
Je demande bien peu de chose:
Un sourire de temps en temps…
Et si c'est trop… un regard même
Suffira pour me transformer.
Car sans rien dire je vous aime
Autant qu'un être peut aimer.»
(franchement)
Vous voyez!
je connais par coeur tout le poème!
LE COMTE
(à Nina, lui remettant le billet)
Aussi je vous le rends, Nina,
Il est à vous.
(à la Comtesse)
Et vous, pardonnez-moi!
(Nina confuse prend le billet et sort encausant avec le Philosophe qui l'accompagne jusqu'à la terrasse)
LA COMTESSE
(dépitée, pendant que le Comte s'incline en lui baisant la main; à part)
C'est la Nina qu'il aime!
LE COMTE
Mes soupçons, madame, étaient fous!
Je me repens!
LA COMTESSE
(s'éloigne, le Comte se rapproche)
Mais…
LE COMTE
Soyez bonne!
LA COMTESSE
(prenant après hésitation le bras du Comte qui sort avec elle)
Pour cette fois, je vous pardonne!
(en sortant, à la dérobée, avec dépit)
C'est la Nina qu'il aime!
LE PHILOSOPHE
(seul, avec un tendre émoi)
C'est la Nina que tu choisis!
Ah! Chérubin! j'en suis saisi!
Moi qui craignais pour ta jeune âme,
Qui tremblais pour ton avenir,
Tu rêves d'épouser la femme
A qui je rêvais de t'unir!
(Entre Chérubin. Il est tout animé)
CHÉRUBIN
Philosophe!
LE PHILOSOPHE
Ah! petit, viens vite!
Il faut que je te félicite;
Viens dans mes bras, je suis heureux!
CHÉRUBIN
Et moi, Philosophe… amoureux!
LE PHILOSOPHE
Oui, je sais.
CHÉRUBIN
(étonné)
Tu sais que je l'aime?
LE PHILOSOPHE
Oui.
CHÉRUBIN
Tu l'as vue, elle?
LE PHILOSOPHE
Elle même.
CHÉRUBIN
Ah!
N'est-ce pas que c'est un être merveilleux?
LE PHILOSOPHE
Son coeur pur apparaît
au cristal de ses yeux.
CHÉRUBIN
(légèrement goguenard)
Est-il très pur?
LE PHILOSOPHE
(croyant avoir mal entendu)
Hein, quoi?
CHÉRUBIN
(ravi)
Entends ces airs allègres!
Vois, elle fait porter sa chaise par deux nègres.
LE PHILOSOPHE
Qui de nous deux est fou?
CHÉRUBIN
Regarde, la voilà!
LE PHILOSOPHE
Comment, tu n'es donc pas amoureux de Nina?
CHÉRUBIN
(surpris)
Moi?
LE PHILOSOPHE
De qui donc alors?
(Montrant le cortège de l'Ensoleillad, que l'on aperçoit à présent)
CHÉRUBIN
(fier, enthousiaste)
Vois! Cela se devine!
J'aime l'Ensoleillad!
LE PHILOSOPHE
(épouvanté)
Non!
CHÉRUBIN
(triomphant)
Si!
(Il envoie un baiser à l'Ensoleillad qui passe dans sa chaise à porteurs et qui lui sourit)
LE PHILOSOPHE
(accablé)
Bonté divine!