ACTE DEUXIÈME
(A l'Abbaye de Cluny, dans la salle d'études. Tables, pupitres, chevalets. Se détachant bien en vue, nouvellement achevée, une statue de la Vierge qu'un moine est en train de colorier. Elle a les mains croisées sur la poitrine, dans une attitude mystique d'indulgence et d'amour. Groupés autour de Moine Musicien, les Moines achèvent de répéter sous sa direction un hymne à la Vierge qu'il a composé pour la circonstance c'est le matin de l'Assomption. Le Moine Musicien enseigne le chant exact, les Moines répètent selon les indications, lorsqu'ils commettent une erreur, le Moine Musicien arrête et corrige en chantant le passage)
▼LE MOINE MUSICIEN, LES MOINES▲
Ave rosa… speciosa…
▼LE MOINE MUSICIEN▲
Non!
(avec intention)
speciosa,
▼LES MOINES▲
… speciosa,
▼LE MOINE MUSICIEN▲
Bien! Très bien!
▼LES MOINES▲
Ave mater humi…
▼LE MOINE MUSICIEN▲
Non!
(avec intention, en rectifiant l'erreur commise)
Ave mater humilium, lium…
▼LES MOINES▲
Ave mater humilium, Superis…
▼LE MOINE MUSICIEN▲
(en exagérant la nuance pour mieux la faire comprendre)
… -ris,
▼LES MOINES▲
… imperiosa.
▼LE MOINE MUSICIEN▲
(arrêtant)
Non! Superis imperiosa… osa… imperiosa.
(Un Moine joue d'un orgue portatif ou «régale» qu'un autre Moine tient dans ses bras)
▼JEAN▲
(rêveur, à l'écart)
La cuisine est bonne au couvent…
Moi qui ne dînais pas souvent,
Je bois bon vin,
Je mange viandes grasses,
Jour glorieux!
Aujourd'hui la Vierge monte aux cieux;
Et pour Elle on répète un cantique de grâces…
(avec tristesse)
Un cantique en latin!
▼LES MOINES▲
Ave coeleste lilium,
Ave rosa speciosa,
In hac valle lacrymarum,
Da robur, fer auxilium.
Ave coeleste lilium,
Ave rosa speciosa,
In hac valle lacrymarum,
Da robur, fer auxilium.
▼JEAN▲
(avec élan)
Reine des anges,
(comme une prière)
O vous à qui je dois grasse viande et bon vin,
Je voudrais avec eux célébrer vos louanges…
Hélas! je ne sais pas chanter latin…
▼LE PRIEUR▲
Mes frères, c'est très bien.
(au Moine Musicien)
Compliments à l'auteur.
(au Moine Poète, auteur des paroles de l'hymne et qui s'avance jaloux)
Au poète aussi.
(Les Moines reprennent chacun, dans la salle d'études, leur place et leur travail; les uns peignent, les autres sculptent ou modèlent, d'autres copient sur vélin, etc. Dans un coin, modestement, Boniface épluche des légumes. Calme recueillement)
(à Jean)
Mais dans ce coin solitaire,
Seul, vous ne chantez pas, vous,
un ancien chanteur?
▼JEAN▲
(timidement)
Pardonnez-moi, mon Père,
Mais, hélas, je ne sais
Que profanes chansons en vulgaire français.
(Quelques Moines s'approchent de Jean et le plaisantent)
▼LES MOINES▲
Oh! Frère Jean! Quelles paresse!
Comme il engraisse!
Oh! Frère Jean! voyez,
voyez, comme il engraisse!
Oh! Sentez-vous son ventre pousser?
▼BONIFACE▲
(intervenant avec bienveillance)
Eh bien quoi!
Frère Jean aimes les bonnes choses.
▼LE PRIEUR▲
(doucement, avec malice)
A la Vierge sans doute il offre ce matin,
Comme un bouquet, la fraîcheur de son teint
Tout fleuri de lis et de roses.
(Tous les Moines autour de Jean, sauf Boniface et les 4 Moines artistes)
▼LES MOINES▲
Frère Jean, dormez-vous…
▼JEAN▲
(avec sentiment)
Ah! mes frères je connais
ma triste indignité
Jour et nuit je la pleure.
(avec sincérité et emportement)
Vous me raillez, c'est peu.
Votre courroux, sur l'heure, devrait
(à volonté)
m'anéantir: je l'ai bien mérité.
Hélas!
Depuis qu'en ce convent prospère,
Me guidant de sa blanche main,
La Vierge, secourable Mère,
Permet que je mange à ma faim.
Ai-je un seul jour gagné mon pain?
Non, non, jamais ouvre méritoire…
(expressif)
jamais…
Ne témoigne au ciel mon amour.
(en s'accusant avec un ton de reproche)
Moine ignorant,
(de même)
Moine balourd,
(avec nonchalance)
Je ne sais rien qu'au réfectoire
Boire et manger, manger et boire,
▼TOUS LES MOINES▲
(sauf Le Prieur, Boniface et les 4 Moines artistes, avec nonchalance)
Jean ne sait rien qu'au réfectoire
Boire et manger, manger et boire.
▼JEAN▲
Chacun, dans la sainte maison,
Sert Notre Dame d'un grand zèle;
Il n'est pas si petit clergeon
Qui ne sache entonner pour Elle
Verset ou psaume à la chapelle.
(expressif, douloureux)
Et moi, qui recevrais la mort
D'un coeur si joyeux, pour sa gloire,
Hélas, hélas, quel affreux sort!
▼LES MOINES▲
(avec nonchalance)
Jean ne sait rien qu'au réfectoire…
▼JEAN▲
(s'accusant)
Boire et manger, manger et boire.
▼LES MOINES▲
Boire et manger, manger et boire.
▼JEAN▲
(au Prieur, avec un chaleureuse décision)
Ah! chassez-moi, chassez-moi, mon Père,
(tristement)
Je crains de vous porter malheur…
(rude et avec une amère bravoure)
Allons, Jongleur, reprends ta besace
(découragé)
et reprends ta misère!
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
(avec dédain)
Jongleur, piteux métier.
(ironique)
Deviens plutôt sculpteur.
Tu seras mon élève.
(désignant une statuette qu'il tient dans ses mains)
Vois:
Des flancs du marbre se lève.
Eveillé d'un ciseau pieux,
Le charme de la Reine au front délicieux.
Vois… Je la crée à mon tour, moi, sa créature,
Gagnant la Gloire avec les cieux.
(hautain)
Rien ne vaut la sculpture!
▼LE MOINE PEINTRE▲
Vous oubliez, mon frère, la Peinture…
(à Jean)
Jean, sois mon élève,
Le marbre inanimé ne peut donner la vie;
Mais sous le pinceau tout puissant,
(désignant la statue de la Vierge qu'il est en train de peindre)
Tu la vois palpiter, frémissante… asservie
Aux lèvres qu'elle empourpre,
aux yeux dans le regard.
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
(avec emportement et dédain)
Le grand art, c'est la Sculpture.
▼LE MOINE POÈTE▲
Non pas, à la place d'honneur
ne doit s'asseoir que Poésie.
(avec religion)
C'est ma Dame et je suis son fervent serviteur.
Votre art est bien grossier;
D'essence plus choisie
Le Piète, fixant le vol de l'esprit pur,
L'enferme, tout vibrant, aux vers d'or et d'azur.
Gloire à la poésie!
▼LE MOINE PEINTRE▲
(fièrement)
Le grand art, c'est la Peinture!
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
(rudement)
Le grand art, c'est la Sculpture! la Sculpture!
▼LE MOINE PEINTRE▲
… la Peinture!
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
… la Sculpture!
▼LE MOINE PEINTRE▲
… la Peinture!
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
Non! non!
▼LE MOINE PEINTRE▲
Non!
▼LE PRIEUR▲
(intervenant)
Mes frères, calmons-nous.
▼LE MOINE MUSICIEN▲
(approchant)
Pour moi, je me figure que mon art
seul peut vous mettre d'accord…
(comme extasié)
Voyez de quel ardent essor,
Tandis que vous rampez à terre,
La musique va droit au ciel…
Voix de l'inexprimable,
écho du grand Mystère,
C'est l'Oiseau Bleu
qui vient du Rivage Eternel,
Et c'est la Blanche
Nef sur l'océan du Rêve…
Que fait aux cieux un Séraphin?
Il chante, encore, et toujours, et sans trêve.
La Musique est un Art divin!
▼LE MOINE PEINTRE▲
(avec suffisance)
Non, le grand Art, c'est la Peinture!
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
(avec suffisance)
Non, le grand Art, c'est la Sculpture!
▼LE MOINE MUSICIEN▲
(avec conviction)
O Musique, Reine des arts!
▼LE MOINE PEINTRE▲
(avec dédain)
Des maçons, les sculpteurs!
Non! non! Le grand art, c'est la Peinture!
▼LE MOINE SCULPTEUR▲
Des barbouilleurs, les peintres!
Non! le grand art, c'est la Sculpture!
▼LE MOINE MUSICIEN▲
(avec dédain)
Un bavard, le Poète!
Bavard!
Bavard! Bavard! Bavard!
O Poète!! bavard!
▼LE MOINE POÈTE▲
(avec conviction)
Poésie, ô Reine des arts!
(ironique)
La musique adoucit les moeurs! voyez!
O musique, Reine des arts!
▼JEAN▲
(avec effroi)
Grand Dieu, grand Dieu,
quelle tempête! quelle tempête!
▼LE PRIEUR▲
(suppliant)
Mes frères! mes frères!
(avec autorité)
Calmons-nous! calmons-nous!
Quoi, mes frères, dans cet asile la discorde!
«Agitans discordia fratres, »
c'est le mot de Virgile.
Par ordre d'Apollon, par ordre de Prieur,
Que la Muse à la Muse offre un baiser de sœur;
(Les quatre rivaux s'embrassent, mais de mauvais gré)
Et venez tous à la chapelle,
Aux pieds de Notre Dame,
et plus humbles de cœur,
La prier d'accueillir son Image nouvelle.
(Emportant la statue de la Vierge les Moines se retirent avec Le Prieur en rechantant l'hymne; le Moine Musicien bat la mesure)
▼LES MOINES▲
(sauf Le Prieur, Boniface et Jean)
Ave coeleste lilium,
Ave rosa speciosa,
In hac valle lacrymarum
Da robur, fer auxilium.
(Les Voix se perdent dans le silence du monastère. Jean et Boniface restent seuls. Jean assis, la tête dans ses mains. Boniface reprenant sa tâche en épluchant des légumes)
▼JEAN▲
(vague et pensif)
Seul, je n'offre rien à Marie.
▼BONIFACE▲
Va, ne les envie.
Tous vois-tu,
(en s'animant)
des orgueilleux:
Et le Paradis, ça n'est pas pour eux!
▼JEAN▲
(avec un geste découragé)
Le paradis!
▼BONIFACE▲
S'il faut s'enfler de gloire
Quand je prépare un bon repas,
Je fais œuvre aussi méritoire,
Sculpteur, je le suis en nougats;
Peintre, par la couleur si douce de mes crèmes;
Un chapon cuit à point vaut, seul, mille poèmes,
Et quelle symphonie à ravir terre et cieux
Qu'une table où préside un ordre harmonieux!
▼JEAN▲
(très convaincu)
Certainement.
▼BONIFACE▲
(un peu fat)
Mais pour plaire à Marie,
Je reste simple.
▼JEAN▲
Simple, hélas,
Je le suis trop…
Elle aime qu'on la prie
En ce latin que je ne connais pas.
▼BONIFACE▲
Et moi si peu…
Latin de cuisine…
Est-ce là ton souci?
(naïvement)
La Vierge entend fort bien, va, le français aussi;
Sa tendresse au besoin devine.
Pour les humbles, Marie a des bontés de soeur;
Et j'ai lu dans un livre une histoire divine
Où l'on voit clairement qu'elle a donné son coeur
A la plus simple, à la plus humble fleur.
Légende du "sagebush"
«Marie avec l'Enfant Jésus
Par les monts, par les plaines fuit…»
«Mais l'âme essoufflé n'en peut plus;
«Et voici que là-bas, là-bas,
au versant de la côte,
ont apparu soudain
Les sanglants cavaliers
du Roi tueur d'enfants.»
(déchirant)
«Mon fils, ô mon fils,
où cacher ta faiblesse!»
«Fleurissait une Rose
au bord de chemin:»
«Sois bonne, belle Rose,
à mon enfant pour s'y blottir,
Ouvre tout large ton calice.
«Sauve mon Jésus de mourir.»
«Mais de peur de froisser
l'incarnat de sa robe,
L'orgueilleuse répond:
«Je ne veux pas m'ouvrir.»
«Fleurissait une sauge au bord du chemin:
«Sauge ma petite saugette,
Ouvre ta feuille à mon enfant.
Ouvre à mon enfant.»
«Et la bonne fleurette ouvre si bien sa feuille
Qu'au fond de ce berceau Jésus va s'endormir…»
▼JEAN▲
(tendrement, à part)
O miracle d'amour!
▼BONIFACE▲
«Et la Vierge bénie entre toutes les femmes
A béni l'humble sauge entre toutes les fleurs.»
(à part, très convaincu)
La sauge est en effet précieuse en cuisine.
▼JEAN▲
(à part, les yeux au ciel, s'exaltant)
Si votre blanche main me bénissait un jour!
(ardent)
Vienne la mort, mourir sous vos yeux,
quelle fête!
▼BONIFACE▲
(de belle humeur)
Nous fêterons d'abord le dîner que j'apprête.
(avec précipitation)
Mais je cours à mon dindonneau…
(revenant aussitôt)
Car je plais à la Vierge en veillant au fourneau.
Jésus n'a-t-il pas, d'un égal sourire,
Reçu des Mages Rois l'or, l'encens et la myrrhe,
Et du pauvre berger un air de chalumeau.
(Il sort en courant)
▼JEAN▲
(resté seul et répétant vaguement les paroles de Boniface)
Et du pauvre berger un air de chalumeau…
(en extase, comme écoutant des voix célestes, à lui-même, à voix basse, avec une profonde émotion, parlé)
Quel trait de soudaine lumière…
(de même)
et dans mon cœur quel émoi!
(plus accentué dans l'émotion)
Il a raison… La Vierge n'est pas fière:
Le Berger, le jongleur
vaut à ses yeux le Roi.
(avec ferveur et conviction)
Vierge, mère d'amour,
Vierge, Bonté suprême,
Comme à l'air du berger
souriait l'Enfant-Dieu,
(palpitant)
Si le jongleur osait vous honorer de même,
Daignez sourire au seuil des cieux!
O Vierge! ô Vierge, mère d'amour!
(Jean reste dans cette attitude de pieuse invocation. Rideau. L'Orchestre continue et l'on enchaîne la Pastorale avec le 3e Acte)
ACTE DEUXIÈME
(A l'Abbaye de Cluny, dans la salle d'études. Tables, pupitres, chevalets. Se détachant bien en vue, nouvellement achevée, une statue de la Vierge qu'un moine est en train de colorier. Elle a les mains croisées sur la poitrine, dans une attitude mystique d'indulgence et d'amour. Groupés autour de Moine Musicien, les Moines achèvent de répéter sous sa direction un hymne à la Vierge qu'il a composé pour la circonstance c'est le matin de l'Assomption. Le Moine Musicien enseigne le chant exact, les Moines répètent selon les indications, lorsqu'ils commettent une erreur, le Moine Musicien arrête et corrige en chantant le passage)
LE MOINE MUSICIEN, LES MOINES
Ave rosa… speciosa…
LE MOINE MUSICIEN
Non!
(avec intention)
speciosa,
LES MOINES
… speciosa,
LE MOINE MUSICIEN
Bien! Très bien!
LES MOINES
Ave mater humi…
LE MOINE MUSICIEN
Non!
(avec intention, en rectifiant l'erreur commise)
Ave mater humilium, lium…
LES MOINES
Ave mater humilium, Superis…
LE MOINE MUSICIEN
(en exagérant la nuance pour mieux la faire comprendre)
… -ris,
LES MOINES
… imperiosa.
LE MOINE MUSICIEN
(arrêtant)
Non! Superis imperiosa… osa… imperiosa.
(Un Moine joue d'un orgue portatif ou «régale» qu'un autre Moine tient dans ses bras)
JEAN
(rêveur, à l'écart)
La cuisine est bonne au couvent…
Moi qui ne dînais pas souvent,
Je bois bon vin,
Je mange viandes grasses,
Jour glorieux!
Aujourd'hui la Vierge monte aux cieux;
Et pour Elle on répète un cantique de grâces…
(avec tristesse)
Un cantique en latin!
LES MOINES
Ave coeleste lilium,
Ave rosa speciosa,
In hac valle lacrymarum,
Da robur, fer auxilium.
Ave coeleste lilium,
Ave rosa speciosa,
In hac valle lacrymarum,
Da robur, fer auxilium.
JEAN
(avec élan)
Reine des anges,
(comme une prière)
O vous à qui je dois grasse viande et bon vin,
Je voudrais avec eux célébrer vos louanges…
Hélas! je ne sais pas chanter latin…
LE PRIEUR
Mes frères, c'est très bien.
(au Moine Musicien)
Compliments à l'auteur.
(au Moine Poète, auteur des paroles de l'hymne et qui s'avance jaloux)
Au poète aussi.
(Les Moines reprennent chacun, dans la salle d'études, leur place et leur travail; les uns peignent, les autres sculptent ou modèlent, d'autres copient sur vélin, etc. Dans un coin, modestement, Boniface épluche des légumes. Calme recueillement)
(à Jean)
Mais dans ce coin solitaire,
Seul, vous ne chantez pas, vous,
un ancien chanteur?
JEAN
(timidement)
Pardonnez-moi, mon Père,
Mais, hélas, je ne sais
Que profanes chansons en vulgaire français.
(Quelques Moines s'approchent de Jean et le plaisantent)
LES MOINES
Oh! Frère Jean! Quelles paresse!
Comme il engraisse!
Oh! Frère Jean! voyez,
voyez, comme il engraisse!
Oh! Sentez-vous son ventre pousser?
BONIFACE
(intervenant avec bienveillance)
Eh bien quoi!
Frère Jean aimes les bonnes choses.
LE PRIEUR
(doucement, avec malice)
A la Vierge sans doute il offre ce matin,
Comme un bouquet, la fraîcheur de son teint
Tout fleuri de lis et de roses.
(Tous les Moines autour de Jean, sauf Boniface et les 4 Moines artistes)
LES MOINES
Frère Jean, dormez-vous…
JEAN
(avec sentiment)
Ah! mes frères je connais
ma triste indignité
Jour et nuit je la pleure.
(avec sincérité et emportement)
Vous me raillez, c'est peu.
Votre courroux, sur l'heure, devrait
(à volonté)
m'anéantir: je l'ai bien mérité.
Hélas!
Depuis qu'en ce convent prospère,
Me guidant de sa blanche main,
La Vierge, secourable Mère,
Permet que je mange à ma faim.
Ai-je un seul jour gagné mon pain?
Non, non, jamais ouvre méritoire…
(expressif)
jamais…
Ne témoigne au ciel mon amour.
(en s'accusant avec un ton de reproche)
Moine ignorant,
(de même)
Moine balourd,
(avec nonchalance)
Je ne sais rien qu'au réfectoire
Boire et manger, manger et boire,
TOUS LES MOINES
(sauf Le Prieur, Boniface et les 4 Moines artistes, avec nonchalance)
Jean ne sait rien qu'au réfectoire
Boire et manger, manger et boire.
JEAN
Chacun, dans la sainte maison,
Sert Notre Dame d'un grand zèle;
Il n'est pas si petit clergeon
Qui ne sache entonner pour Elle
Verset ou psaume à la chapelle.
(expressif, douloureux)
Et moi, qui recevrais la mort
D'un coeur si joyeux, pour sa gloire,
Hélas, hélas, quel affreux sort!
LES MOINES
(avec nonchalance)
Jean ne sait rien qu'au réfectoire…
JEAN
(s'accusant)
Boire et manger, manger et boire.
LES MOINES
Boire et manger, manger et boire.
JEAN
(au Prieur, avec un chaleureuse décision)
Ah! chassez-moi, chassez-moi, mon Père,
(tristement)
Je crains de vous porter malheur…
(rude et avec une amère bravoure)
Allons, Jongleur, reprends ta besace
(découragé)
et reprends ta misère!
LE MOINE SCULPTEUR
(avec dédain)
Jongleur, piteux métier.
(ironique)
Deviens plutôt sculpteur.
Tu seras mon élève.
(désignant une statuette qu'il tient dans ses mains)
Vois:
Des flancs du marbre se lève.
Eveillé d'un ciseau pieux,
Le charme de la Reine au front délicieux.
Vois… Je la crée à mon tour, moi, sa créature,
Gagnant la Gloire avec les cieux.
(hautain)
Rien ne vaut la sculpture!
LE MOINE PEINTRE
Vous oubliez, mon frère, la Peinture…
(à Jean)
Jean, sois mon élève,
Le marbre inanimé ne peut donner la vie;
Mais sous le pinceau tout puissant,
(désignant la statue de la Vierge qu'il est en train de peindre)
Tu la vois palpiter, frémissante… asservie
Aux lèvres qu'elle empourpre,
aux yeux dans le regard.
LE MOINE SCULPTEUR
(avec emportement et dédain)
Le grand art, c'est la Sculpture.
LE MOINE POÈTE
Non pas, à la place d'honneur
ne doit s'asseoir que Poésie.
(avec religion)
C'est ma Dame et je suis son fervent serviteur.
Votre art est bien grossier;
D'essence plus choisie
Le Piète, fixant le vol de l'esprit pur,
L'enferme, tout vibrant, aux vers d'or et d'azur.
Gloire à la poésie!
LE MOINE PEINTRE
(fièrement)
Le grand art, c'est la Peinture!
LE MOINE SCULPTEUR
(rudement)
Le grand art, c'est la Sculpture! la Sculpture!
LE MOINE PEINTRE
… la Peinture!
LE MOINE SCULPTEUR
… la Sculpture!
LE MOINE PEINTRE
… la Peinture!
LE MOINE SCULPTEUR
Non! non!
LE MOINE PEINTRE
Non!
LE PRIEUR
(intervenant)
Mes frères, calmons-nous.
LE MOINE MUSICIEN
(approchant)
Pour moi, je me figure que mon art
seul peut vous mettre d'accord…
(comme extasié)
Voyez de quel ardent essor,
Tandis que vous rampez à terre,
La musique va droit au ciel…
Voix de l'inexprimable,
écho du grand Mystère,
C'est l'Oiseau Bleu
qui vient du Rivage Eternel,
Et c'est la Blanche
Nef sur l'océan du Rêve…
Que fait aux cieux un Séraphin?
Il chante, encore, et toujours, et sans trêve.
La Musique est un Art divin!
LE MOINE PEINTRE
(avec suffisance)
Non, le grand Art, c'est la Peinture!
LE MOINE SCULPTEUR
(avec suffisance)
Non, le grand Art, c'est la Sculpture!
LE MOINE MUSICIEN
(avec conviction)
O Musique, Reine des arts!
LE MOINE PEINTRE
(avec dédain)
Des maçons, les sculpteurs!
Non! non! Le grand art, c'est la Peinture!
LE MOINE SCULPTEUR
Des barbouilleurs, les peintres!
Non! le grand art, c'est la Sculpture!
LE MOINE MUSICIEN
(avec dédain)
Un bavard, le Poète!
Bavard!
Bavard! Bavard! Bavard!
O Poète!! bavard!
LE MOINE POÈTE
(avec conviction)
Poésie, ô Reine des arts!
(ironique)
La musique adoucit les moeurs! voyez!
O musique, Reine des arts!
JEAN
(avec effroi)
Grand Dieu, grand Dieu,
quelle tempête! quelle tempête!
LE PRIEUR
(suppliant)
Mes frères! mes frères!
(avec autorité)
Calmons-nous! calmons-nous!
Quoi, mes frères, dans cet asile la discorde!
«Agitans discordia fratres, »
c'est le mot de Virgile.
Par ordre d'Apollon, par ordre de Prieur,
Que la Muse à la Muse offre un baiser de sœur;
(Les quatre rivaux s'embrassent, mais de mauvais gré)
Et venez tous à la chapelle,
Aux pieds de Notre Dame,
et plus humbles de cœur,
La prier d'accueillir son Image nouvelle.
(Emportant la statue de la Vierge les Moines se retirent avec Le Prieur en rechantant l'hymne; le Moine Musicien bat la mesure)
LES MOINES
(sauf Le Prieur, Boniface et Jean)
Ave coeleste lilium,
Ave rosa speciosa,
In hac valle lacrymarum
Da robur, fer auxilium.
(Les Voix se perdent dans le silence du monastère. Jean et Boniface restent seuls. Jean assis, la tête dans ses mains. Boniface reprenant sa tâche en épluchant des légumes)
JEAN
(vague et pensif)
Seul, je n'offre rien à Marie.
BONIFACE
Va, ne les envie.
Tous vois-tu,
(en s'animant)
des orgueilleux:
Et le Paradis, ça n'est pas pour eux!
JEAN
(avec un geste découragé)
Le paradis!
BONIFACE
S'il faut s'enfler de gloire
Quand je prépare un bon repas,
Je fais œuvre aussi méritoire,
Sculpteur, je le suis en nougats;
Peintre, par la couleur si douce de mes crèmes;
Un chapon cuit à point vaut, seul, mille poèmes,
Et quelle symphonie à ravir terre et cieux
Qu'une table où préside un ordre harmonieux!
JEAN
(très convaincu)
Certainement.
BONIFACE
(un peu fat)
Mais pour plaire à Marie,
Je reste simple.
JEAN
Simple, hélas,
Je le suis trop…
Elle aime qu'on la prie
En ce latin que je ne connais pas.
BONIFACE
Et moi si peu…
Latin de cuisine…
Est-ce là ton souci?
(naïvement)
La Vierge entend fort bien, va, le français aussi;
Sa tendresse au besoin devine.
Pour les humbles, Marie a des bontés de soeur;
Et j'ai lu dans un livre une histoire divine
Où l'on voit clairement qu'elle a donné son coeur
A la plus simple, à la plus humble fleur.
Légende du "sagebush"
«Marie avec l'Enfant Jésus
Par les monts, par les plaines fuit…»
«Mais l'âme essoufflé n'en peut plus;
«Et voici que là-bas, là-bas,
au versant de la côte,
ont apparu soudain
Les sanglants cavaliers
du Roi tueur d'enfants.»
(déchirant)
«Mon fils, ô mon fils,
où cacher ta faiblesse!»
«Fleurissait une Rose
au bord de chemin:»
«Sois bonne, belle Rose,
à mon enfant pour s'y blottir,
Ouvre tout large ton calice.
«Sauve mon Jésus de mourir.»
«Mais de peur de froisser
l'incarnat de sa robe,
L'orgueilleuse répond:
«Je ne veux pas m'ouvrir.»
«Fleurissait une sauge au bord du chemin:
«Sauge ma petite saugette,
Ouvre ta feuille à mon enfant.
Ouvre à mon enfant.»
«Et la bonne fleurette ouvre si bien sa feuille
Qu'au fond de ce berceau Jésus va s'endormir…»
JEAN
(tendrement, à part)
O miracle d'amour!
BONIFACE
«Et la Vierge bénie entre toutes les femmes
A béni l'humble sauge entre toutes les fleurs.»
(à part, très convaincu)
La sauge est en effet précieuse en cuisine.
JEAN
(à part, les yeux au ciel, s'exaltant)
Si votre blanche main me bénissait un jour!
(ardent)
Vienne la mort, mourir sous vos yeux,
quelle fête!
BONIFACE
(de belle humeur)
Nous fêterons d'abord le dîner que j'apprête.
(avec précipitation)
Mais je cours à mon dindonneau…
(revenant aussitôt)
Car je plais à la Vierge en veillant au fourneau.
Jésus n'a-t-il pas, d'un égal sourire,
Reçu des Mages Rois l'or, l'encens et la myrrhe,
Et du pauvre berger un air de chalumeau.
(Il sort en courant)
JEAN
(resté seul et répétant vaguement les paroles de Boniface)
Et du pauvre berger un air de chalumeau…
(en extase, comme écoutant des voix célestes, à lui-même, à voix basse, avec une profonde émotion, parlé)
Quel trait de soudaine lumière…
(de même)
et dans mon cœur quel émoi!
(plus accentué dans l'émotion)
Il a raison… La Vierge n'est pas fière:
Le Berger, le jongleur
vaut à ses yeux le Roi.
(avec ferveur et conviction)
Vierge, mère d'amour,
Vierge, Bonté suprême,
Comme à l'air du berger
souriait l'Enfant-Dieu,
(palpitant)
Si le jongleur osait vous honorer de même,
Daignez sourire au seuil des cieux!
O Vierge! ô Vierge, mère d'amour!
(Jean reste dans cette attitude de pieuse invocation. Rideau. L'Orchestre continue et l'on enchaîne la Pastorale avec le 3e Acte)