ACTE TROISIEME

Premier Tableau

(Les rochers de Sainte-Irène; paysage sombre et montagneux. Sur le devant, à droite, les ruines d'un temple antique, et des caveaux dont en voit l'entrée; à gauche, une croix en bois)

Scène Première

(Bertram, Raimbaut)

▼RAIMBAUT▲
Du rendez-vous voici l'heureux instant.

▼BERTRAM▲
(le regardant)
N'est-ce pas là ce troubadour normand?…

▼RAIMBAUT▲
Que le seigneur Robert,
ce matin voulait pendre.

▼BERTRAM▲
(riant)
Oui, jamais il ne fait les choses qu'à demi.
Qui l'amène?

▼RAIMBAUT▲
Je viens attendre
Alice, mes amours, que j'épouse aujourd'hui;
Alice qui n'a rien… et moi pas davantage;
Sans cela nous serions bien heureux en ménage.

▼BERTRAM▲
(lui jetant une bourse)
S'il en est ainsi… prends!

▼RAIMBAUT▲
(hors de lui)
En croirai-je mes yeux!
C'est de l'or!

▼BERTRAM▲
(le regardant avec mépris)
Voilà donc ce qu'on nomme un heureux!
J'en fais donc aussi quand je veux!

Duo

▼RAIMBAUT▲
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Le galant homme!
Mais voyez comme
Je me trompais!
Ah! désormais
Je lui promets
Obéissance,
Reconnaissance,
En récompense
De ses bienfaits.

▼BERTRAM▲
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Ah! le pauvre homme!
Mais voyez comme
En mes filets
Je le prendrais
Si je voulais!
Faiblesse humaine
Que l'on entraîne,
Que l'on enchaîne
Par des bienfaits!

▼BERTRAM▲
C'est aujourd'hui qu'on te marie?

▼RAIMBAUT▲
Oui, monseigneur.

▼BERTRAM▲
Quelle folie!

▼RAIMBAUT▲
Une folie!
Ma fiancée est si jolie!

▼BERTRAM▲
A ta place, moi j'attendrais,
Et sans façon je choisirais.

▼RAIMBAUT▲
Vous choisiriez?

▼BERTRAM▲
Je choisirais.
Te voilà riche, et, je le gage,
Toutes les filles du village
Voudront se disputer ta foi.

▼RAIMBAUT▲
Vous le croyez?

▼BERTRAM▲
Oui, je le crois.

▼RAIMBAUT▲
Au fait! Un si grand personnage
Doit s'y connaître mieux que moi.

Ensemble

▼RAIMBAUT▲
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Le galant homme!
Mais voyez comme
Je me trompais!
Ah! désormais
Je lui promets
Obéissance,
Reconnaissance,
En récompense
De ses bienfaits.

▼BERTRAM▲
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Ah! le pauvre homme!
Mais voyez comme
En mes filets
Je le prendrais
Si je voulais!
Faiblesse humaine
Que l'on entraîne,
Que l'on enchaîne
Par des bienfaits!

▼BERTRAM▲
Le bonheur est dans l'inconstance.

▼RAIMBAUT▲
Le bonheur est dans l'inconstance?

▼BERTRAM▲
Elle seule embellit nos jours.

▼RAIMBAUT▲
Elle seule embellit nos jours?

▼BERTRAM▲
Que gaîté, plaisir et bombance
Soient désormais tes seuls amours.

▼RAIMBAUT▲
Je pourrai donc tout me permettre?

▼BERTRAM▲
Oui, chaque faute est un plaisir,
Et l'on a pour s'en repentir
Le temps où l'on n'en peut commettre.

▼RAIMBAUT▲
Ce système me plaît beaucoup.
A tous mes compagnons,
afin de mieux vous croire,
Pour commencer, je vais payer à boire.

▼BERTRAM▲
(riant)
Boire!… c'est bien!
Cela peut te conduire à tout.

Ensemble

▼RAIMBAUT▲
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Le galant homme!
Mais voyez comme
Je me trompais!
Ah! désormais
Je lui promets
Obéissance,
Reconnaissance,
En récompense
De ses bienfaits.

▼BERTRAM▲
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Ah! le pauvre homme!
Mais voyez comme
En mes filets
Je le prendrais
Si je voulais!
Faiblesse humaine
Que l'on entraîne,
Que l'on enchaîne
Par des bienfaits!

(Raimbaut sort par la gauche)

Scène Seconde

▼BERTRAM▲
(seul)
Encore un de gagné!
Glorieuse conquête
Dont l'enfer doit se réjouir!
Mais je ris de ses maux et du sort qu'il s'apprête,
Lorsque dans un instant le mien va s'accomplir.
Roi des anges déchus,
mon souverain… je tremble!
Il est là!… qui m'attend… oui,
j'entends les éclats de leur joie infernale…
Ils se livrent ensemble,
Pour oublier leurs maux, à d'horribles ébats.

Valse infernale

▼LE CHOEUR▲
(dans la caverne)
Noirs démons, fantômes,
Oublions les cieux;
Des sombres royaumes
Célébrons les jeux.

▼BERTRAM▲
C'est en vain qu'on voudrait l'arracher de mes bras!
Non, non, Robert ne m'échappera pas.

▼LE CHOEUR▲
(dans la caverne)
Gloire au maître qui nous guide,
A la danse qu'il préside!

▼BERTRAM▲
O mon fils! O Robert!…
Pour toi, mon bien suprême,
J'ai bravé le ciel même,
Je braverais l'enfer!
De ma gloire éclipsée,
De ma splendeur passée,
Toi seul me consolais;
C'est par toi que j'aimais!
O mon fils! O Robert!…
Pour toi, mon bien suprême,
J'ai bravé le ciel même,
Je braverais l'enfer!

(Il entre dans la caverne à droite)

Scène Troisième

▼ALICE▲
(gravissant la montagne)
Raimbaut! Raimbaut! dans ce lieu solitaire
L'écho seul me répond et j'avance en tremblant.
Au rendez-vous serais-je la première?
Me faire attendre ainsi! c'est affreux, et pourtant
Il n'est encor que mon amant!

Premier Couplet
Quand je quittai la Normandie,
Un vieil ermite de cent ans
Dit: Tu seras un jour unie
Au plus fidèle des amants.
Hélas! j'attends.
O patronne des demoiselles,
Patronne des amants fidèles,
Notre-Dame de bon secours,
Daignez protéger mes amours!

(A la fin de ce couplet, la ritournelle de la scène précédente reprend Alice regarde avec effroi du côté de la caverne)

Mais le soleil soudain s'est obscurci,
D'où vient ce bruit dont mon âme est glacée?
De quelque orage, hélas! serais-je menacée?

(La ritournelle gaie reprend)

Non, non; ce n'est rien, Dieu merci!

Deuxième Couplet
Raimbaut disait: Gentille amie,
Crois à mes feux, ils sont constants!
En ce jour peut-être il oublie
Près d'une autre ses doux serments;
Et moi, j'attends!
O patronne des demoiselles,
Patronne des amants fidèles,
Notre-Dame de bon secours,
Daignez protéger mes amours!

(La ritournelle de l'air de Bertram reprend avec plus de force que la première fois)

O ciel le bruit redouble;
D'effroi mon cœur se trouble;
La terre tremble sous mes pas!
Fuyons!

▼CHOEUR SOUTERRAIN▲
Robert! Robert!

▼ALICE▲
(s'arrêtant)
Je ne me trompe pas.

▼CHOEUR SOUTERRAIN▲
Robert! Robert!

▼ALICE▲
C'est le nom de mon maître.
Quelque danger le menace peut-être!

(Montrant l'ouverture à droite entre les rochers)

D'ici l'on pourrait voir, je, crois,
Dans ce lieu souterrain.

(Elle fait un pas)

Ah! grand Dieu! l'éclair brille!
J'ai bien peur!… c'est égal… mon Dieu!
protège-moi!
Toi qui d'un faible enfant,
ou d'une pauvre fille,
Souvent te sers, dit-on,
pour accomplir ta loi!

(Elle s'avance en tremblant vers l'ouverture à droite, y jette les yeux; l'orchestre peint ce qu'elle voit; elle pousse un cri, se sauve vers la gauche, s'attache à la croix de bois, l'embrasse et s'évanouit)

Scène Quatrième

(Alice évanouie; Bertram, sortant de la caverne, pâle et en désordre)

▼BERTRAM▲
L'arrêt est prononcé! Fatal, irrévocable!
Je le perds à jamais!
On l'arrache à mes bras…
S'il ne se donne à moi, s'il ne m'appartient pas
Aujourd'hui même!

▼ALICE▲
(Alice, sortant de son évanouissement, et se rappelant ce qu'elle vient d'entendre)
A minuit!… misérable!

▼BERTRAM▲
Minuit! On a parlé!
Qui donc est dans ces lieux?
Qui donc a lu dans ma pensée?

(Apercevant Alice, et prenant un air riant)

C'est de Raimbaut l'aimable fiancée,
C'est Alice… D'où vient qu'elle baisse les yeux?

Duo

▼ALICE▲
La force m'abandonne.

▼BERTRAM▲
Qu'as-tu donc?

▼ALICE▲
(à part)
Ah grands dieux!

▼BERTRAM▲
Viens ici.

▼ALICE▲
Je frissonne!

▼BERTRAM▲
Viens vers moi.

▼ALICE▲
Je ne peux.

▼BERTRAM▲
Qu'as-tu donc entendu?

▼ALICE▲
Moi?… rien!… rien!

▼BERTRAM▲
Qu'as-tu vu?

▼ALICE▲
Rien! rien!…

Ensemble

▼ALICE▲
Je tremble, chancelle,
Et la voix cruelle
De l'ange rebelle
Me glace d'effroi.

▼BERTRAM▲
Triomphe que j'aime!
Ta frayeur extrême
Va, malgré toi-même,
Te livrer à moi.

(faisant un pas vers elle)

Approche donc, et que ces doux attraits…

▼ALICE▲
(Alice, reculant et embrassant la croix de bois)
Éloigne-toi, va-t'en!

▼BERTRAM▲
Tu me connais;
Ton œil a pénétré ce mystère effroyable
Aux mortels interdit… et si ta voix coupable
Osait le révéler… tu péris à l'instant.

▼ALICE▲
Le ciel est avec moi, je brave ta colère.

▼BERTRAM▲
Tu péris, toi, puis ton amant!

▼ALICE▲
O ciel!

▼BERTRAM▲
Puis ton vieux père,
Ainsi que tous les tiens.

(avec sourire ironique)

Tu l'as voulu, gentille Alice;
Par la vertu te voilà ma complice,
Et désormais tu m'appartiens.

Reprise du duo

▼ALICE▲
La force m'abandonne.

▼BERTRAM▲
Sauve ce qui t'est cher.
Viens ici.

▼ALICE▲
Je frissonne.

▼BERTRAM▲
Viens vers moi.

▼ALICE▲
(regardant au fond)
C'est Robert.

▼BERTRAM▲
Ainsi tu n'as rien vu?

▼ALICE▲
(tremblante)
Moi? rien!

▼BERTRAM▲
Rien entendu?

▼ALICE▲
Non, rien!

▼BERTRAM▲
Songes-y bien,
de toi dépend ton sort.
Voici Robert, tais-toi, sinon la mort!

Scène Cinquième

(Robert, Alice, Bertram. Robert s'avance jusqu'au milieu de la scène, plongé dans une profonde rêverie)

Trio

▼ALICE▲
Ses yeux sont baissés vers la terre,
Il est plongé dans la douleur;
Peut-être une secrète horreur
Cause ce trouble involontaire;
Et du danger qu'il va courir,
Hélas! je ne puis l'avertir.

▼BERTRAM▲
Ses yeux sont baissés vers la terre,
Profitons bien de sa douleur.
Mais d'où vient que mon faible cœur
Frémit d'un trouble involontaire?
Du piège où je le vois courir
Rien ne pourra le garantir.

▼ROBERT▲
Oui, j'ai tout perdu sur la terre,
Je m'abandonne à ma douleur.
D'où vient qu'une secrète horreur
Me cause un trouble involontaire?
Bertram seul peut me secourir,
Ou je n'aurai plus qu'à mourir.

(Bertram, d'un geste impératif, ordonne à Alice de se retirer; elle obéit en hésitant. Mais arrivée au bord de la coulisse, elle s'élance tout d'un coup au milieu du théâtre, vers Robert)

▼ALICE▲
Non, non, je brave le trépas, écoutez!

▼ROBERT▲
Parle donc!

▼ALICE▲
Hélas!

▼BERTRAM▲
Allons, parle, ma chère,
Au nom de ton amant, au nom de ton vieux père.

▼ALICE▲
Non, je ne pourrai jamais.
Fuyons, fuyons! ou je me trahirais.

(Elle s'enfuit)

Scène Sixième

(Bertram, Robert)

▼ROBERT▲
(étonné, la regardant sortir)
Qu'a-t-elle donc?

▼BERTRAM▲
(riant)
Qui sait? l'amour, la jalousie…
Ce messire Raimbaut qu'elle aime à la folie…

▼ROBERT▲
Parle; nous sommes seuls!
Perdu… déshonoré,
Je n'espère qu'en toi… du moins tu l'as juré.

▼BERTRAM▲
Et je tiens mes serments.
On nous tendit un piège.
Si pendant le tournoi, dans ces vastes forêts,
On égara tes pas… c'est par un sortilège:
C'est par là qu'un rival a détruit nos projets:
Des esprits infernaux il employa les charmes.

▼ROBERT▲
Que faire alors?

▼BERTRAM▲
Le vaincre par ses armes, l'imiter.

▼ROBERT▲
Eh! comment? Est-il donc des secrets
Pour conjurer les esprits invisibles?

▼BERTRAM▲
Oui.

▼ROBERT▲
Les connaîtrais-tu? réponds!

▼BERTRAM▲
Je les connais.
Et ces mystères si terribles
Ne sont rien quand on a du cœur. En auras-tu?

▼ROBERT▲
Bertram!…

▼BERTRAM▲
Je crois à ta valeur.
Écoute: on t'a parlé de l'antique abbaye
Que le courroux du ciel abandonne aux enfers;
Au milieu des cloîtres déserts
S'élève le tombeau de sainte Rosalie.

▼ROBERT▲
O ciel! Funeste souvenir!
C'était le nom de ma mère chérie.

▼BERTRAM▲
Tu ne dois point parler, si tu ne veux mourir,
Aux êtres inconnus de qui la destinée
A ce séjour est enchaînée.

▼ROBERT▲
Achève!

▼BERTRAM▲
Dans ce lieu qu'on ne saurait franchir
Sans exposer ses jours… auras-tu le courage
De pénétrer seul sans pâlir?

Duo

▼ROBERT▲
Des chevaliers de ma patrie
L'honneur fut toujours le soutien;
Et, dussé-je perdre la vie,
Marchons! marchons! Je ne crains rien.

▼BERTRAM▲
Des chevaliers de la Neustrie
L'honneur fut toujours le soutien.
Viens, sois digne de ta patrie!
Marchons! ton sort sera le mien.
Il est sur le tombeau, dans ce séjour terrible,
Un rameau toujours vert, talisman redouté…

▼ROBERT▲
Après?

▼BERTRAM▲
Par lui tout est possible;
Il donne la richesse et l'immortalité.

▼ROBERT▲
Après?

▼BERTRAM▲
Des saints autels malgré le privilège,
Robert, il faut qu'il soit ravi par toi.

▼ROBERT▲
Mais c'est un sacrilège!

▼BERTRAM▲
Quoi! déjà tu trembles d'effroi!

▼ROBERT▲
J'irai! Conquis par moi, ce rameau révéré
Va se changer en palme triomphale.

▼BERTRAM▲
Eh quoi! tu braverais cette enceinte fatale?

▼ROBERT▲
Oui, sans crainte je m'y rendrai;
Malgré le ciel je l'oserai.

Ensemble

▼BERTRAM▲
Des chevaliers de la Neustrie
L'honneur fut toujours le soutien.
Viens, sois digne de ta patrie!
Marchons! ton sort sera le mien.

▼ROBERT▲
Des chevaliers de ma patrie
L'honneur fut toujours le soutien;
Et, dussé-je perdre la vie,
Marchons, marchons! je ne crains rien.

(Robert sort par le sentier à gauche)

▼BERTRAM▲
(seul, le regardant sortir)
Avant toi j'y serai!… Qu'il cueille ce rameau,
Et sur lui je reprends un empire nouveau.
De ses propres désirs devenant la victime,
Dès qu'il pourra les satisfaire tous,
Ce pouvoir souverain va le conduire au crime,
Et le crime conduit à nous.

(Bertram rentre dans la caverne à droite)

Deuxième Tableau

(Des nuages couvrent ln scène, puis se dissipent. Une des galeries du cloître. A gauche, à travers les arcades, on aperçoit une cour remplie de pierres tumulaires dont quelques-unes sont couvertes de végétation, et au delà la perspective des autres galeries. A droite, entre plusieurs tombeaux sur lesquels sont couchées des figures de nonnes taillées en pierre, on remarque celui de sainte Rosalie. Sa statue en marbre est recouverte d'un habit religieux, et tient à la main une branche verte de cyprès. Au fond, une grande porte, et un escalier conduisant aux caveaux du couvent. Des lampes en fer rouillé sont suspendues à la voûte. Tout annonce que depuis longtemps ces lieux sont inhabités. Il fait nuit. Les étoiles brillent au ciel, et le cloître n'est éclairé que par les rayons de la lune)

Scène Septième

(Bertram arrive par la porte du fond. Il est enveloppé dans son manteau, avance lentement, et regarde les objets qui l'entourent. Les oiseaux de nuit, troublés dans leur solitude par ce bruit inaccoutumé, s'envolent au dehors)

Finale

▼BERTRAM▲
Voici donc les débris du monastère antique
Voué par Rosalie aux filles du Seigneur,
Ces prêtresses du ciel, dont l'infidèle ardeur,
Brûlant pour d'autres dieux un encens impudique,
Où régnaient les vertus fit régner le plaisir!

(Regardant la statue de Sainte-Rosalie)

Le céleste courroux, attiré par la sainte,
Au milieu de la joie est venu vous punir,
Imprudentes beautés!… Ici, dans, cette enceinte,
Vous dormez! le front pâle,
et, comme en vos beaux jours,
Ceint encore des fleurs qu'effeuillaient les amours.

(S'approchant des tombeaux)

Évocation

Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre,
M'entendez-vous?
Pour une heure quittez votre lit funéraire,
Relevez-vous!
Ne craignez plus d'une sainte immortelle,
Le terrible courroux!
Roi des enfers, c'est moi qui vous appelle,
Moi, damné comme vous!
Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre
M'entendez-vous?
Pour une heure quittez votre lit funéraire,
Relevez-vous!

(Pendant l'air précédent, des feux follets ont parcouru ces longues galeries, et s'arrêtent pour s'éteindre sur les tombeaux des nonnes ou sur les pierres tumulaires de la cour. Alors les figures de pierre, se soulevant avec effort, se dressent et glissent sur la terre. Des nonnes aux vêtements blancs apparaissent sur les degrés de l'escalier, montent et s'avancent en procession sur le devant du théâtre. Pas le moindre mouvement ne trahit encore leur nouvelle existence. Les murs qui supportent les arcades ne peuvent arrêter la marche de celles qui désertent les tombes de la cour. La pierre s'est amollie pour leur livrer passage: bientôt elles ont rejoint leurs compagnes, et s'arrêtent vers le tombeau de Sainte-Rosalie, qu'elles ne peuvent dépasser. Dans ce moment leurs yeux commencent à s'ouvrir, leurs membres reçoivent le mouvement, et si ce n'est leur pâleur mortelle, toutes les apparences de la vie leur sont rendues. Pendant ce temps le feu des lampes s'est aussi de lui-même rallumé. L'obscurité a cessé)

▼BERTRAM▲
(aux nonnes qui l'entourent)
Jadis filles du ciel, aujourd'hui de l'enfer,
Écoutez mon ordre suprême!
Voici venir vers vous un chevalier que j'aime…
Il doit cueillir ce rameau vert;
Mais si sa main hésite et trompe mon attente,
Par vos charmes qu'il soit séduit;
Forcez-le d'accomplir sa promesse imprudente,
En lui cachant l'abîme où ma main le conduit.

(Toutes les nonnes, par un salut, donnent leur assentiment à la demande de Bertram, qui se retire. Aussitôt l'instinct des passions revient à ces corps naguère inanimés. Les jeunes filles, après s'être reconnues, se témoignent le contentement de se revoir. Hélène, la supérieure, les invite à profiter des instants, et à se livrer au plaisir. Cet ordre aussitôt est exécuté. Les nonnes tirent des tombeaux les objets de leurs passions profanes; des amphores, des coupes, des dés sont retrouvés. Quelques-unes font des offrandes à une idole, tandis que d'autres arrachent leurs longues robes et se parent la tête de couronnes de cyprès pour se livrer à la danse avec plus de légèreté. Bientôt elles n'écoutent plus que l'attrait du plaisir, et la danse devient une bacchanale ardente. La ritournelle annonçant l'arrivée de Robert interrompt les jeux; toutes les nonnes se dérobent à sa vue, en se cachant derrière la colonnade et les tombeaux)

▼ROBERT▲
(avance en hésitant)
Voici le lieu témoin d'un terrible mystère!
Avançons… mais j'éprouve une secrète horreur:
Ces cloîtres, ces tombeaux font naître dans mon cœur un trouble involontaire.
J'aperçois ce rameau, talisman redouté,
Qui doit me donner en partage
Et la puissance et l'immortalité.
Quel trouble!… Vain effroi!… Grand Dieu! dans cette image, de ma mère en courroux,
oui, j'ai revu les traits!
Ah! c'en est fait,
fuyons, je ne pourrais jamais…

Ballet

(Au moment où Robert veut sortir, il se trouve entouré de toutes les nonnes; une d'elles lui présente une coupe, mois il la refuse. Hélène, qui s'en aperçoit, s'approche de lui, et par ses poses gracieuses cherche à le séduire. Robert la contemple avec admiration; bientôt il ne peut résister, et accepte la coupe offerte par sa main. Hélène, voyant qu'elle a réussi, l'entraîne vers le tombeau de Sainte-Rosalie; toutes les nonnes, croyant que Robert va détacher le rameau, se félicitent de leur triomphe; mais le chevalier recule avec effroi. Hélène cherche de nouveau, par ses charmes, à exciter les passions de Robert. D'autres jeunes filles lui présentent des dés; au premier moment, il est tenté de se mêler à leurs jeux; mais bientôt il s'éloigne avec répugnance. Hélène, qui ne cesse de l'observer, le ramène en dansant autour de lui avec grâce. Robert, subjugué par tant de charmes, oublie toutes ses craintes; elle le conduit insensiblement près du tombeau de Sainte-Rosalie, et se laisse ravir un baiser, en lui indiquant du doigt le rameau qu'il doit cueillir. Robert, enivré d'amour, saisit le talisman; alors toutes les nonnes forment autour de lui une chaîne désordonnée. Il se fraye un chemin au milieu d'elles, en agitant le rameau. Bientôt la vie qui les animait s'éteint par degrés, et chacune d'elles vient retomber auprès de son tombeau; un démon qui sort de chaque tombe s'assure de sa proie. En ce moment on entend au milieu des cloîtres un chœur infernal)

▼CHOEUR▲
Il est à nous.
Accourez tous;
Spectres, démons,
Nous triomphons!
ACTE TROISIEME

Premier Tableau

(Les rochers de Sainte-Irène; paysage sombre et montagneux. Sur le devant, à droite, les ruines d'un temple antique, et des caveaux dont en voit l'entrée; à gauche, une croix en bois)

Scène Première

(Bertram, Raimbaut)

RAIMBAUT
Du rendez-vous voici l'heureux instant.

BERTRAM
(le regardant)
N'est-ce pas là ce troubadour normand?…

RAIMBAUT
Que le seigneur Robert,
ce matin voulait pendre.

BERTRAM
(riant)
Oui, jamais il ne fait les choses qu'à demi.
Qui l'amène?

RAIMBAUT
Je viens attendre
Alice, mes amours, que j'épouse aujourd'hui;
Alice qui n'a rien… et moi pas davantage;
Sans cela nous serions bien heureux en ménage.

BERTRAM
(lui jetant une bourse)
S'il en est ainsi… prends!

RAIMBAUT
(hors de lui)
En croirai-je mes yeux!
C'est de l'or!

BERTRAM
(le regardant avec mépris)
Voilà donc ce qu'on nomme un heureux!
J'en fais donc aussi quand je veux!

Duo

RAIMBAUT
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Le galant homme!
Mais voyez comme
Je me trompais!
Ah! désormais
Je lui promets
Obéissance,
Reconnaissance,
En récompense
De ses bienfaits.

BERTRAM
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Ah! le pauvre homme!
Mais voyez comme
En mes filets
Je le prendrais
Si je voulais!
Faiblesse humaine
Que l'on entraîne,
Que l'on enchaîne
Par des bienfaits!

BERTRAM
C'est aujourd'hui qu'on te marie?

RAIMBAUT
Oui, monseigneur.

BERTRAM
Quelle folie!

RAIMBAUT
Une folie!
Ma fiancée est si jolie!

BERTRAM
A ta place, moi j'attendrais,
Et sans façon je choisirais.

RAIMBAUT
Vous choisiriez?

BERTRAM
Je choisirais.
Te voilà riche, et, je le gage,
Toutes les filles du village
Voudront se disputer ta foi.

RAIMBAUT
Vous le croyez?

BERTRAM
Oui, je le crois.

RAIMBAUT
Au fait! Un si grand personnage
Doit s'y connaître mieux que moi.

Ensemble

RAIMBAUT
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Le galant homme!
Mais voyez comme
Je me trompais!
Ah! désormais
Je lui promets
Obéissance,
Reconnaissance,
En récompense
De ses bienfaits.

BERTRAM
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Ah! le pauvre homme!
Mais voyez comme
En mes filets
Je le prendrais
Si je voulais!
Faiblesse humaine
Que l'on entraîne,
Que l'on enchaîne
Par des bienfaits!

BERTRAM
Le bonheur est dans l'inconstance.

RAIMBAUT
Le bonheur est dans l'inconstance?

BERTRAM
Elle seule embellit nos jours.

RAIMBAUT
Elle seule embellit nos jours?

BERTRAM
Que gaîté, plaisir et bombance
Soient désormais tes seuls amours.

RAIMBAUT
Je pourrai donc tout me permettre?

BERTRAM
Oui, chaque faute est un plaisir,
Et l'on a pour s'en repentir
Le temps où l'on n'en peut commettre.

RAIMBAUT
Ce système me plaît beaucoup.
A tous mes compagnons,
afin de mieux vous croire,
Pour commencer, je vais payer à boire.

BERTRAM
(riant)
Boire!… c'est bien!
Cela peut te conduire à tout.

Ensemble

RAIMBAUT
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Le galant homme!
Mais voyez comme
Je me trompais!
Ah! désormais
Je lui promets
Obéissance,
Reconnaissance,
En récompense
De ses bienfaits.

BERTRAM
(Par lui-même)
Ah! l'honnête homme!
Ah! le pauvre homme!
Mais voyez comme
En mes filets
Je le prendrais
Si je voulais!
Faiblesse humaine
Que l'on entraîne,
Que l'on enchaîne
Par des bienfaits!

(Raimbaut sort par la gauche)

Scène Seconde

BERTRAM
(seul)
Encore un de gagné!
Glorieuse conquête
Dont l'enfer doit se réjouir!
Mais je ris de ses maux et du sort qu'il s'apprête,
Lorsque dans un instant le mien va s'accomplir.
Roi des anges déchus,
mon souverain… je tremble!
Il est là!… qui m'attend… oui,
j'entends les éclats de leur joie infernale…
Ils se livrent ensemble,
Pour oublier leurs maux, à d'horribles ébats.

Valse infernale

LE CHOEUR
(dans la caverne)
Noirs démons, fantômes,
Oublions les cieux;
Des sombres royaumes
Célébrons les jeux.

BERTRAM
C'est en vain qu'on voudrait l'arracher de mes bras!
Non, non, Robert ne m'échappera pas.

LE CHOEUR
(dans la caverne)
Gloire au maître qui nous guide,
A la danse qu'il préside!

BERTRAM
O mon fils! O Robert!…
Pour toi, mon bien suprême,
J'ai bravé le ciel même,
Je braverais l'enfer!
De ma gloire éclipsée,
De ma splendeur passée,
Toi seul me consolais;
C'est par toi que j'aimais!
O mon fils! O Robert!…
Pour toi, mon bien suprême,
J'ai bravé le ciel même,
Je braverais l'enfer!

(Il entre dans la caverne à droite)

Scène Troisième

ALICE
(gravissant la montagne)
Raimbaut! Raimbaut! dans ce lieu solitaire
L'écho seul me répond et j'avance en tremblant.
Au rendez-vous serais-je la première?
Me faire attendre ainsi! c'est affreux, et pourtant
Il n'est encor que mon amant!

Premier Couplet
Quand je quittai la Normandie,
Un vieil ermite de cent ans
Dit: Tu seras un jour unie
Au plus fidèle des amants.
Hélas! j'attends.
O patronne des demoiselles,
Patronne des amants fidèles,
Notre-Dame de bon secours,
Daignez protéger mes amours!

(A la fin de ce couplet, la ritournelle de la scène précédente reprend Alice regarde avec effroi du côté de la caverne)

Mais le soleil soudain s'est obscurci,
D'où vient ce bruit dont mon âme est glacée?
De quelque orage, hélas! serais-je menacée?

(La ritournelle gaie reprend)

Non, non; ce n'est rien, Dieu merci!

Deuxième Couplet
Raimbaut disait: Gentille amie,
Crois à mes feux, ils sont constants!
En ce jour peut-être il oublie
Près d'une autre ses doux serments;
Et moi, j'attends!
O patronne des demoiselles,
Patronne des amants fidèles,
Notre-Dame de bon secours,
Daignez protéger mes amours!

(La ritournelle de l'air de Bertram reprend avec plus de force que la première fois)

O ciel le bruit redouble;
D'effroi mon cœur se trouble;
La terre tremble sous mes pas!
Fuyons!

CHOEUR SOUTERRAIN
Robert! Robert!

ALICE
(s'arrêtant)
Je ne me trompe pas.

CHOEUR SOUTERRAIN
Robert! Robert!

ALICE
C'est le nom de mon maître.
Quelque danger le menace peut-être!

(Montrant l'ouverture à droite entre les rochers)

D'ici l'on pourrait voir, je, crois,
Dans ce lieu souterrain.

(Elle fait un pas)

Ah! grand Dieu! l'éclair brille!
J'ai bien peur!… c'est égal… mon Dieu!
protège-moi!
Toi qui d'un faible enfant,
ou d'une pauvre fille,
Souvent te sers, dit-on,
pour accomplir ta loi!

(Elle s'avance en tremblant vers l'ouverture à droite, y jette les yeux; l'orchestre peint ce qu'elle voit; elle pousse un cri, se sauve vers la gauche, s'attache à la croix de bois, l'embrasse et s'évanouit)

Scène Quatrième

(Alice évanouie; Bertram, sortant de la caverne, pâle et en désordre)

BERTRAM
L'arrêt est prononcé! Fatal, irrévocable!
Je le perds à jamais!
On l'arrache à mes bras…
S'il ne se donne à moi, s'il ne m'appartient pas
Aujourd'hui même!

ALICE
(Alice, sortant de son évanouissement, et se rappelant ce qu'elle vient d'entendre)
A minuit!… misérable!

BERTRAM
Minuit! On a parlé!
Qui donc est dans ces lieux?
Qui donc a lu dans ma pensée?

(Apercevant Alice, et prenant un air riant)

C'est de Raimbaut l'aimable fiancée,
C'est Alice… D'où vient qu'elle baisse les yeux?

Duo

ALICE
La force m'abandonne.

BERTRAM
Qu'as-tu donc?

ALICE
(à part)
Ah grands dieux!

BERTRAM
Viens ici.

ALICE
Je frissonne!

BERTRAM
Viens vers moi.

ALICE
Je ne peux.

BERTRAM
Qu'as-tu donc entendu?

ALICE
Moi?… rien!… rien!

BERTRAM
Qu'as-tu vu?

ALICE
Rien! rien!…

Ensemble

ALICE
Je tremble, chancelle,
Et la voix cruelle
De l'ange rebelle
Me glace d'effroi.

BERTRAM
Triomphe que j'aime!
Ta frayeur extrême
Va, malgré toi-même,
Te livrer à moi.

(faisant un pas vers elle)

Approche donc, et que ces doux attraits…

ALICE
(Alice, reculant et embrassant la croix de bois)
Éloigne-toi, va-t'en!

BERTRAM
Tu me connais;
Ton œil a pénétré ce mystère effroyable
Aux mortels interdit… et si ta voix coupable
Osait le révéler… tu péris à l'instant.

ALICE
Le ciel est avec moi, je brave ta colère.

BERTRAM
Tu péris, toi, puis ton amant!

ALICE
O ciel!

BERTRAM
Puis ton vieux père,
Ainsi que tous les tiens.

(avec sourire ironique)

Tu l'as voulu, gentille Alice;
Par la vertu te voilà ma complice,
Et désormais tu m'appartiens.

Reprise du duo

ALICE
La force m'abandonne.

BERTRAM
Sauve ce qui t'est cher.
Viens ici.

ALICE
Je frissonne.

BERTRAM
Viens vers moi.

ALICE
(regardant au fond)
C'est Robert.

BERTRAM
Ainsi tu n'as rien vu?

ALICE
(tremblante)
Moi? rien!

BERTRAM
Rien entendu?

ALICE
Non, rien!

BERTRAM
Songes-y bien,
de toi dépend ton sort.
Voici Robert, tais-toi, sinon la mort!

Scène Cinquième

(Robert, Alice, Bertram. Robert s'avance jusqu'au milieu de la scène, plongé dans une profonde rêverie)

Trio

ALICE
Ses yeux sont baissés vers la terre,
Il est plongé dans la douleur;
Peut-être une secrète horreur
Cause ce trouble involontaire;
Et du danger qu'il va courir,
Hélas! je ne puis l'avertir.

BERTRAM
Ses yeux sont baissés vers la terre,
Profitons bien de sa douleur.
Mais d'où vient que mon faible cœur
Frémit d'un trouble involontaire?
Du piège où je le vois courir
Rien ne pourra le garantir.

ROBERT
Oui, j'ai tout perdu sur la terre,
Je m'abandonne à ma douleur.
D'où vient qu'une secrète horreur
Me cause un trouble involontaire?
Bertram seul peut me secourir,
Ou je n'aurai plus qu'à mourir.

(Bertram, d'un geste impératif, ordonne à Alice de se retirer; elle obéit en hésitant. Mais arrivée au bord de la coulisse, elle s'élance tout d'un coup au milieu du théâtre, vers Robert)

ALICE
Non, non, je brave le trépas, écoutez!

ROBERT
Parle donc!

ALICE
Hélas!

BERTRAM
Allons, parle, ma chère,
Au nom de ton amant, au nom de ton vieux père.

ALICE
Non, je ne pourrai jamais.
Fuyons, fuyons! ou je me trahirais.

(Elle s'enfuit)

Scène Sixième

(Bertram, Robert)

ROBERT
(étonné, la regardant sortir)
Qu'a-t-elle donc?

BERTRAM
(riant)
Qui sait? l'amour, la jalousie…
Ce messire Raimbaut qu'elle aime à la folie…

ROBERT
Parle; nous sommes seuls!
Perdu… déshonoré,
Je n'espère qu'en toi… du moins tu l'as juré.

BERTRAM
Et je tiens mes serments.
On nous tendit un piège.
Si pendant le tournoi, dans ces vastes forêts,
On égara tes pas… c'est par un sortilège:
C'est par là qu'un rival a détruit nos projets:
Des esprits infernaux il employa les charmes.

ROBERT
Que faire alors?

BERTRAM
Le vaincre par ses armes, l'imiter.

ROBERT
Eh! comment? Est-il donc des secrets
Pour conjurer les esprits invisibles?

BERTRAM
Oui.

ROBERT
Les connaîtrais-tu? réponds!

BERTRAM
Je les connais.
Et ces mystères si terribles
Ne sont rien quand on a du cœur. En auras-tu?

ROBERT
Bertram!…

BERTRAM
Je crois à ta valeur.
Écoute: on t'a parlé de l'antique abbaye
Que le courroux du ciel abandonne aux enfers;
Au milieu des cloîtres déserts
S'élève le tombeau de sainte Rosalie.

ROBERT
O ciel! Funeste souvenir!
C'était le nom de ma mère chérie.

BERTRAM
Tu ne dois point parler, si tu ne veux mourir,
Aux êtres inconnus de qui la destinée
A ce séjour est enchaînée.

ROBERT
Achève!

BERTRAM
Dans ce lieu qu'on ne saurait franchir
Sans exposer ses jours… auras-tu le courage
De pénétrer seul sans pâlir?

Duo

ROBERT
Des chevaliers de ma patrie
L'honneur fut toujours le soutien;
Et, dussé-je perdre la vie,
Marchons! marchons! Je ne crains rien.

BERTRAM
Des chevaliers de la Neustrie
L'honneur fut toujours le soutien.
Viens, sois digne de ta patrie!
Marchons! ton sort sera le mien.
Il est sur le tombeau, dans ce séjour terrible,
Un rameau toujours vert, talisman redouté…

ROBERT
Après?

BERTRAM
Par lui tout est possible;
Il donne la richesse et l'immortalité.

ROBERT
Après?

BERTRAM
Des saints autels malgré le privilège,
Robert, il faut qu'il soit ravi par toi.

ROBERT
Mais c'est un sacrilège!

BERTRAM
Quoi! déjà tu trembles d'effroi!

ROBERT
J'irai! Conquis par moi, ce rameau révéré
Va se changer en palme triomphale.

BERTRAM
Eh quoi! tu braverais cette enceinte fatale?

ROBERT
Oui, sans crainte je m'y rendrai;
Malgré le ciel je l'oserai.

Ensemble

BERTRAM
Des chevaliers de la Neustrie
L'honneur fut toujours le soutien.
Viens, sois digne de ta patrie!
Marchons! ton sort sera le mien.

ROBERT
Des chevaliers de ma patrie
L'honneur fut toujours le soutien;
Et, dussé-je perdre la vie,
Marchons, marchons! je ne crains rien.

(Robert sort par le sentier à gauche)

BERTRAM
(seul, le regardant sortir)
Avant toi j'y serai!… Qu'il cueille ce rameau,
Et sur lui je reprends un empire nouveau.
De ses propres désirs devenant la victime,
Dès qu'il pourra les satisfaire tous,
Ce pouvoir souverain va le conduire au crime,
Et le crime conduit à nous.

(Bertram rentre dans la caverne à droite)

Deuxième Tableau

(Des nuages couvrent ln scène, puis se dissipent. Une des galeries du cloître. A gauche, à travers les arcades, on aperçoit une cour remplie de pierres tumulaires dont quelques-unes sont couvertes de végétation, et au delà la perspective des autres galeries. A droite, entre plusieurs tombeaux sur lesquels sont couchées des figures de nonnes taillées en pierre, on remarque celui de sainte Rosalie. Sa statue en marbre est recouverte d'un habit religieux, et tient à la main une branche verte de cyprès. Au fond, une grande porte, et un escalier conduisant aux caveaux du couvent. Des lampes en fer rouillé sont suspendues à la voûte. Tout annonce que depuis longtemps ces lieux sont inhabités. Il fait nuit. Les étoiles brillent au ciel, et le cloître n'est éclairé que par les rayons de la lune)

Scène Septième

(Bertram arrive par la porte du fond. Il est enveloppé dans son manteau, avance lentement, et regarde les objets qui l'entourent. Les oiseaux de nuit, troublés dans leur solitude par ce bruit inaccoutumé, s'envolent au dehors)

Finale

BERTRAM
Voici donc les débris du monastère antique
Voué par Rosalie aux filles du Seigneur,
Ces prêtresses du ciel, dont l'infidèle ardeur,
Brûlant pour d'autres dieux un encens impudique,
Où régnaient les vertus fit régner le plaisir!

(Regardant la statue de Sainte-Rosalie)

Le céleste courroux, attiré par la sainte,
Au milieu de la joie est venu vous punir,
Imprudentes beautés!… Ici, dans, cette enceinte,
Vous dormez! le front pâle,
et, comme en vos beaux jours,
Ceint encore des fleurs qu'effeuillaient les amours.

(S'approchant des tombeaux)

Évocation

Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre,
M'entendez-vous?
Pour une heure quittez votre lit funéraire,
Relevez-vous!
Ne craignez plus d'une sainte immortelle,
Le terrible courroux!
Roi des enfers, c'est moi qui vous appelle,
Moi, damné comme vous!
Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre
M'entendez-vous?
Pour une heure quittez votre lit funéraire,
Relevez-vous!

(Pendant l'air précédent, des feux follets ont parcouru ces longues galeries, et s'arrêtent pour s'éteindre sur les tombeaux des nonnes ou sur les pierres tumulaires de la cour. Alors les figures de pierre, se soulevant avec effort, se dressent et glissent sur la terre. Des nonnes aux vêtements blancs apparaissent sur les degrés de l'escalier, montent et s'avancent en procession sur le devant du théâtre. Pas le moindre mouvement ne trahit encore leur nouvelle existence. Les murs qui supportent les arcades ne peuvent arrêter la marche de celles qui désertent les tombes de la cour. La pierre s'est amollie pour leur livrer passage: bientôt elles ont rejoint leurs compagnes, et s'arrêtent vers le tombeau de Sainte-Rosalie, qu'elles ne peuvent dépasser. Dans ce moment leurs yeux commencent à s'ouvrir, leurs membres reçoivent le mouvement, et si ce n'est leur pâleur mortelle, toutes les apparences de la vie leur sont rendues. Pendant ce temps le feu des lampes s'est aussi de lui-même rallumé. L'obscurité a cessé)

BERTRAM
(aux nonnes qui l'entourent)
Jadis filles du ciel, aujourd'hui de l'enfer,
Écoutez mon ordre suprême!
Voici venir vers vous un chevalier que j'aime…
Il doit cueillir ce rameau vert;
Mais si sa main hésite et trompe mon attente,
Par vos charmes qu'il soit séduit;
Forcez-le d'accomplir sa promesse imprudente,
En lui cachant l'abîme où ma main le conduit.

(Toutes les nonnes, par un salut, donnent leur assentiment à la demande de Bertram, qui se retire. Aussitôt l'instinct des passions revient à ces corps naguère inanimés. Les jeunes filles, après s'être reconnues, se témoignent le contentement de se revoir. Hélène, la supérieure, les invite à profiter des instants, et à se livrer au plaisir. Cet ordre aussitôt est exécuté. Les nonnes tirent des tombeaux les objets de leurs passions profanes; des amphores, des coupes, des dés sont retrouvés. Quelques-unes font des offrandes à une idole, tandis que d'autres arrachent leurs longues robes et se parent la tête de couronnes de cyprès pour se livrer à la danse avec plus de légèreté. Bientôt elles n'écoutent plus que l'attrait du plaisir, et la danse devient une bacchanale ardente. La ritournelle annonçant l'arrivée de Robert interrompt les jeux; toutes les nonnes se dérobent à sa vue, en se cachant derrière la colonnade et les tombeaux)

ROBERT
(avance en hésitant)
Voici le lieu témoin d'un terrible mystère!
Avançons… mais j'éprouve une secrète horreur:
Ces cloîtres, ces tombeaux font naître dans mon cœur un trouble involontaire.
J'aperçois ce rameau, talisman redouté,
Qui doit me donner en partage
Et la puissance et l'immortalité.
Quel trouble!… Vain effroi!… Grand Dieu! dans cette image, de ma mère en courroux,
oui, j'ai revu les traits!
Ah! c'en est fait,
fuyons, je ne pourrais jamais…

Ballet

(Au moment où Robert veut sortir, il se trouve entouré de toutes les nonnes; une d'elles lui présente une coupe, mois il la refuse. Hélène, qui s'en aperçoit, s'approche de lui, et par ses poses gracieuses cherche à le séduire. Robert la contemple avec admiration; bientôt il ne peut résister, et accepte la coupe offerte par sa main. Hélène, voyant qu'elle a réussi, l'entraîne vers le tombeau de Sainte-Rosalie; toutes les nonnes, croyant que Robert va détacher le rameau, se félicitent de leur triomphe; mais le chevalier recule avec effroi. Hélène cherche de nouveau, par ses charmes, à exciter les passions de Robert. D'autres jeunes filles lui présentent des dés; au premier moment, il est tenté de se mêler à leurs jeux; mais bientôt il s'éloigne avec répugnance. Hélène, qui ne cesse de l'observer, le ramène en dansant autour de lui avec grâce. Robert, subjugué par tant de charmes, oublie toutes ses craintes; elle le conduit insensiblement près du tombeau de Sainte-Rosalie, et se laisse ravir un baiser, en lui indiquant du doigt le rameau qu'il doit cueillir. Robert, enivré d'amour, saisit le talisman; alors toutes les nonnes forment autour de lui une chaîne désordonnée. Il se fraye un chemin au milieu d'elles, en agitant le rameau. Bientôt la vie qui les animait s'éteint par degrés, et chacune d'elles vient retomber auprès de son tombeau; un démon qui sort de chaque tombe s'assure de sa proie. En ce moment on entend au milieu des cloîtres un chœur infernal)

CHOEUR
Il est à nous.
Accourez tous;
Spectres, démons,
Nous triomphons!
最終更新:2021年10月24日 19:50