Entracte
DEUXIÈME ACTE
La taverne de Lillas Pastia. Tables à droite et à gauche. Carmen, Mercédès, Frasquita, le lieutenant Zuniga, Morales et un lieutenant. C'est la fin d'un dîner. La table est en désordre. Les officiers et les bohémiens raclent de la guitare dans un coin de la taverne et deux bohémiennes, au milieu de la scène, dansent. Carmen est assise regardant danser les bohémiennes, le lieutenant lui parle bas, mais elle ne fait aucune attention à lui. Elle se lève tout à coup et se met à chanter.
No 12 - Chanson bohème
CARMEN
Les tringles des sistres tintaient
Avec un éclat métallique.
Et sur cette étrange musique
Les zingarellas se levaient.
Tambours de basque allaient leur train.
Et les guitares forcenées
Grincaient sous des mains obstinées,
Même chanson, même refrain.
Tra la la la la la la, Tra la la la la.
Sur ce refrain, les bohémiennes dansent.
CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Tra la la la la, Tra la la la la.
CARMEN
Les anneaux de cuivre et d'argent
Reluisaient sur les peaux bistrées;
D'orange ou de rouge zébrées
Les étoffes flottaient au vent:
La danse au chant se mariait
D'abord indécise et timide.
Plus vive ensuite et plus rapide,
Cela montait, montait, montait!
Tra la la la la la la la, Tra la la la la la.
CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Tra la la la la, Tra la la la la.
CARMEN
Les bohémiens à tour de bras,
De leurs instruments faisaient rage,
Et cet éblouissant tapage,
Ensorcelait les zingaras!
Sous le rythme de la chanson,
Ardentes, folles, enfiévrées,
Elles se laissaient, enivrées,
Emporter par le tourbillon!
Tra la la la la la la, Tra la la la la.
CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Tra la la la la, Tra la la la la.
Mouvement de danse très rapide, très violent. Carmen elle-même danse et vient, avec les dernières notes de l'orchestre, tomber haletante sur un banc de la taverne. Après la danse, Lillas Pastia se met à tourner autour des officiers d'un air embarrassé.
Dialogue parlé
ZUNIGA
Vous avez quelque chose à nous dire, maître Lillas Pastia?
PASTIA
Mon Dieu, messieurs…
MORALÈS
Parle, voyons…
PASTIA
Il commence à se faire tard … et je suis, plus que personne, obligé d'observer les règlements. Monsieur le corrégidor étant assez mal disposé à mon égard … je ne sais pas pourquoi il est mal disposé …
ZUNIGA
Je le sais très bien, moi. C'est parce que ton auberge est le rendez-vous ordinaire de tous les contrebandiers de la province.
PASTIA
Que ce soit pour cette raison ou pour une autre, je suis obligé de prendre garde … or, je vous le répète, il commence à se faire tard.
MORALÈS
Cela veut dire que tu nous mets à la porte!…
PASTIA
Oh! non, messieurs les officiers … oh! non … je vous fais seulement observer que mon auberge devrait être fermée depuis dix minutes …
ZUNIGA
Dieu sait ce qui s'y passe dans ton auberge une fois qu'elle est fermée…
PASTIA
Oh! mon lieutenant …
ZUNIGA
Enfin, nous avons encore, avant l'appel, le temps d'aller passer une heure au théâtre … vous y viendrez avec nous, n'est-ce pas, les belles?
Pastia fait signe aux bohémiennes de refuser.
FRASQUITA
Non, messieurs les officiers, non, nous restons ici, nous.
ZUNIGA
Comment, vous ne viendrez pas
MERCÉDÈS
C'est impossible …
MORALÈS
Mercédès!
MERCÉDÈS
Je regrette …
MORALÈS
Frasquita! …
FRASQUITA
Je suis désolée…
ZUNIGA
Mais toi, Carmen, je suis bien sûr que tu ne refuseras pas …
CARMEN
C'est ce qui vous trompe, mon lieutenant … Je refuse et encore plus nettement qu'elles deux si c'est possible …
Pendant que le lieutenant parle à Carmen, Moralès et les deux autres lieutenants essayent de fléchir Frasquita et Mercédès.
ZUNIGA
Tu m'en veux?
CARMEN
Pourquoi vous en voudrais-je?
ZUNIGA
Parce qu'il y a un mois, j'ai eu la cruauté de t'envoyer à la prison …
CARMEN
comme si elle ne se rappelait pas
A la prison?
ZUNIGA
J'étais de service, je ne pouvais pas faire autrement.
CARMEN
même jeu
A la prison … je ne me souviens pas d'être allée à la prison …
ZUNIGA
Je sais pardieu bien que tu n'y es pas allée … le brigadier qui était chargé de te conduire ayant jugé à propos de te laisser échapper … et de se faire dégrader et emprisonner pour cela …
CARMEN
sérieuse
Dégrader et emprisonner? …
ZUNIGA
Mon Dieu oui … on n'a pas voulu admettre qu'une aussi petite main ait été assez forte pour renverser un homme…
CARMEN
Oh!
ZUNIGA
Cela n'a pas paru naturel …
CARMEN
Et ce pauvre garçon est redevenu simple soldat?
ZUNIGA
Oui … et il a passé un mois en prison …
CARMEN
Mais il en est sorti?
ZUNIGA
Depuis hier seulement!
CARMEN
faisant claquer ses castagnettes
Tout est bien, puisqu'il en est sorti, tout est bien.
ZUNIGA
À la bonne heure, tu te consoles vite …
CARMEN
à part
Et j'ai raison …
Haut
Si vous m'en croyez, vous ferez comme moi, vous voulez nous emmener, nous ne voulons pas vous suivre … vous vous consolerez …
MORALÈS
Il faudra bien.
La scène est interrompue par un choeur chanté dans la coulisse.
No 13 - Choeur
CHOEUR
Vivat! Vivat le torero!
Vivat! Vivat Escamillo!
Jamais homme intrépide
N'a par un coup plus beau
D'une main plus rapide
Terrassé le taureau!
Vivat! Vivat! Vivat!
ZUNIGA
Qu'est-ce que c'est que ça?
MERCÉDÈS
Une promenade aux flambeaux …
MORALÈS
Et qui promène-t-on?
FRASQUITA
Je le reconnais … c'est Escamillo … un torero qui s'est fait remarquer aux dernières courses de Grenade et qui promet d'égaler la gloire de Montes et de Pepe Illo …
ZUNIGA
Pardieu, il faut le faire venir… nous boirons en son honneur!
MORALÈS
C'est cela, je vais l'inviter.
Il va êi la fenêtre.
Monsieur le torero … voulez-vous nous faire l'amitié de monter ici? Vous y trouverez des gens qui aiment fort tous ceux qui, comme vous, ont de l'adresse et du courage …
Quittant la fenêtre
Il vient …
PASTIA
suppliant
Messieurs les officiers, je vous avais dit …
ZUNIGA
Ayez la bonté de nous laisser tranquilles, maître Lillas Pastia, et faites-nous apporter de quoi boire …
CHOEUR
Vivat! Vivat le torero!
Vivat! Vivat Escamillo!
Vivat! Vivat! vivat!
Paraît Escamillo.
Dialogue parlé
ZUNIGA
Ces dames et nous, vous remercions d'avoir accepté notre invitation; nous n'avons pas voulu vous laisser passer sans boire avec vous au grand art de la tauromachie.
ESCAMILLO
Messieurs les officiers, je vous remercie.
ESCAMILLO
Votre toast … je peux vous le rendre,
Señors, Señors, car avec les soldats
Oui les toreros peuvent s'entendre,
Pour plaisirs ils ont les combats.
Le cirque est plein, c'est jour de fête,
Le cirque est plein du haut en bas.
Les spectateurs perdant la tête,
Les spectateurs s'interpellent à grands fracas:
Apostrophes, cris et tapage
Poussés jusques à la fureur.
Car c'est la fête du courage,
C'est la fête des gens de cour.
Allons en garde! Allons! Allons! Ah!
Toréador, en garde,
Toréador, toréador,
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour,
L'amour t'attend!
TOUS
Toréador en garde,
Toréador, toréador
En combattant songe qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend,
Toréador, l'amour, l'amour t'attend!
ESCAMILLO
Tout d'un coup on fait silence;
On fait silence. Ah que se passe-t-il?
Plus de cris; c'est l'instant
Le taureau s'élance en bondissant hors du toril …
Il s'élance, il entre, il frappe, un cheval roule
Entraînant un picador.
«Ah bravo toro!», hurle la foule.
Le taureau va … il vient … il vient et frappe encor!
En secouant ses banderilles,
Plein de fureur, il court!
Le cirque est plein de sang;
On se sauve, on franchit les grilles;
C'est ton tour maintenant.
Allons en garde! Allons! Allons! Ah!
Toréador, en garde!
Toréador, toréador!
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour t'attend!
TOUS
Toréador en garde!
Toréador! Toréador!
En combattant songe qu'un oeil noir te regarde,
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour, l'amour t'attend!
MERCÉDÈS
L'amour!
ESCAMILLO
L'amour!
FRASQUITA
L'amour!
ESCAMILLO
L'amour!
CARMEN
L'amour!
ESCAMILLO
L'amour!
TOUS
Toréador, Toréador!
L'amour t'attend!
On boit, on échange des poignées de main avec le toréador.
Dialogue parlé
PASTIA
Messieurs les officiers, je vous en prie.
ZUNIGA
C'est bien, c'est bien, nous partons.
Les officiers commencent à se préparer à partir. - Escamillo se trouve près de Carmen.
ESCAMILLO
Dis-moi ton nom, et la première fois que je frapperai le taureau, ce sera ton nom que je prononcerai.
CARMEN
Je m'appelle la Carmencita.
ESCAMILLO
La Carmencita?
CARMEN
Carmen, la Carmencita, comme tu voudras.
ESCAMILLO
Eh bien! Carmen ou la Carmencita, si je m'avisais de t'aimer et d'être aimé de toi, qu'est-ce que tu me répondrais?
CARMEN
Je répondrais que tu peux m'aimer tout à ton aise, mais que quant à être aimé de moi pour le moment, il n'y faut pas songer!
ESCAMILLO
Ah!
CARMEN
C'est comme ça.
ESCAMILLO
J'attendrai alors et je me contenterai d'espérer …
CARMEN
Il n'est pas défendu d'attendre et il est toujours agréable d'espérer.
MORALÈS
à Frasquita et à Mercédès
Vous ne venez pas décidément?
MERCEDES et FRASQUITA
sur un nouveau signe de Pastia
Mais non, mais non …
MORALÈS
à Zuniga
Mauvaise campagne, lieutenant.
ZUNIGA
Bah! La bataille n'est pas encore perdue …
Bas à Carmen
Ecoute-moi, Carmen, puisque tu ne veux pas venir avec nous, c'est moi qui dans une heure reviendrai ici.
CARMEN
Ici?
ZUNIGA
Oui, dans une heure … après l'appel.
CARMEN
Je ne vous conseille pas de revenir …
ZUNIGA
riant
Je reviendrai tout de même.
haut
Nous partons avec vous, torero, et nous nous joindrons au cortège qui vous accompagne.
ESCAMILLO
C'est un grand honneur pour moi, je tâcherai de ne pas m'en montrer indigne lorsque je combattrai sous vos yeux.
Tout le monde sort, excepté Carmen, Frasquita, Mercédès et Lillas Pastia.
FRASQUITA
à Pastia
Pourquoi étais-tu si pressé de les faire partir et pourquoi nous as-tu fait signe de ne pas les suivre?
PASTIA
Le Dancaïre et le Remendado viennent d'arriver … ils ont à vous parler de vos affaires, des affaires d'Egypte.
CARMEN
Le Dancaïre et le Remendado?
PASTIA
ouvrant une porte et appelant du geste
Oui, les voici … tenez …
Entrent le Dancaïre et le Remendado. - Pastia ferme les portes, met les volets, etc.
FRASQUITA
Eh bien, les nouvelles?
LE DANCAÏRE
Pas trop mauvaises, les nouvelles; nous arrivons de Gibraltar …
LE REMENDADO
Jolie ville, Gibraltar! … On y voit des Anglais, beaucoup d'Anglais, de jolis hommes les Anglais; un peu froids, mais distingués.
LE DANCAÏRE
Remendado!
LE REMENDADO
Patron?
LE DANCAÏRE
mettant la main sur son couteau
Vous comprenez?
LE REMENDADO
Parfaitement, patron …
LE DANCAÏRE
Taisez-vous, alors. Nous arrivons de Gibraltar, nous avons arrangé, avec un patron de navire, l'embarquement de marchandises anglaises. Nous irons les attendre près de la côte, nous en cacherons une partie dans la montagne et nous ferons passer le reste. Tous nos camarades ont été prévenus … ils sont ici,
cachés, mais c'est de vous trois surtout dont nous avons besoin … vous allez partir avec nous…
CARMEN
riant
Pour quoi faire? Pour vous aider à porter des ballots?…
LE REMENDADO
Oh! Non … faire porter des ballots à des dames … ça ne serait pas distingué.
LE DANCAÏRE
menaçant
Remendado?
LE REMENDADO
Oui, patron.
LE DANCAÏRE
Nous ne vous ferons pas porter de ballots, mais nous avons besoin de vous pour autre chose.
No 15 - Quintette
LE DANCAÏRE
Nous avons en tête une affaire.
MERCÉDÈS et FRASQUITA
Est-elle bonne, dites-nous?
LE DANCAÏRE
Elle est admirable, ma chère
Mais nous avons besoin de vous.
LE REMENDADO
Oui, nous avons besoin de vous!
CARMEN
De nous?
LE DANCAÏRE
De vous!
FRASQUITA
De nous?
LE REMENDADO
De vous!
MERCÉDÈS
De nous?
FRASQUITA, MERCÉDÈS et CARMEN
Quoi! Vous avez besoin de nous?
LE REMENDADO et LE DANCAÏRE
Oui, nous avons besoin de vous!
Car nous l'avouons humblement,
Et fort respectueusement,
Oui nous l'avouons humblement:
Quand il s'agit de tromperie,
De duperie, de volerie,
Il est toujours bon, sur ma foi,
D'avoir les femmes avec soi,
Et sans elles,
Mes toutes belles,
On ne fait jamais rien de bien.
FRASQUITA, MERCÉDÈS et CARMEN
Quoi! Sans nous jamais rien
De bien?
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
N'êtes vous pas de cet avis?
FRASQUITA, MERCÉDÈS et CARMEN
Si fait, je suis de cet avis.
Si fait vraiment je suis de cet avis.
TOUS LES CINQ
Quand il s'agit de tromperie,
De duperie, de volerie
Il est toujours bon sur ma foi
D'avoir les femmes avec soi.
Et sans elles, les toutes belles,
On ne fait jamais rien de bien.
LE DANCAÏRE
C'est dit alors, vous partirez.
MERCÉDÈS et FRASQUITA
Quand vous voudrez.
LE REMENDADO
Mais tout de suite.
CARMEN
Ah! Permettez, permettez.
à Mercédès et à Frasquita
S'il vous plaît de partir, partez.
Mais je ne suis pas du voyage;
Je ne pars pas … je ne pars pas.
LE REMENDADO et LE DANCAÏRE
Carmen, mon amour, tu viendras,
Et tu n'auras pas le courage
De nous laisser dans l'embarras.
CARMEN
Je ne pars pas, je ne pars pas.
FRASQUITA et MERCÉDÈS
Ah! Ma Carmen tu viendras!
LE DANCAÏRE
Mais au moins la raison, Carmen tu la diras?
FRASQUJTA, MERCÉDÈS, LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
La raison! La raison! La raison! La raison!
CARMEN
Je la dirai certainement.
LE DANCAIRE, LE REMENDADO, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Voyons! Voyons! Voyons! Voyons!
CARMEN
La raison c'est qu'en ce moment …
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
Eh bien?
FRASQUITA et MERCÉDÈS
Eh bien?
CARMEN
Je suis amoureuse.
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
Qu'a-t-elle dit? Qu'a-t-elle dit?
FRASQUITA et MERCÉDÈS
Elle dit qu'elle est amoureuse!
LE DANCAÏRE, LE REMENDADO, FRASQUITA et MERCÉDÈS
Amoureuse! Amoureuse!
LE DANCAÏRE
Voyons, Carmen, sois sérieuse.
CARMEN
Amoureuse à perdre l'esprit.
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
La chose certes nous étonne,
Mais ce n'est pas le premier jour
Où vous aurez su, ma mignonne.
Faire marcher de front le devoir et l'amour.
CARMEN
Mes amis, je serais fort aise
De pouvoir partir avec vous ce soir,
Mais cette fois, ne vous déplaise,
Il faudra que l'amour passe avant le devoir.
LE DANCAÏRE
Ce n'est pas là ton dernier mot?
CARMEN
Absolument.
LE REMENDADO
Il faut que tu te laisses attendrir.
TOUS LES QUATRE
Il faut venir, Carmen, il faut venir.
Pour notre affaire,
C'est nécessaire,
Car entre nous …
CARMEN
Quant à cela, je l'admets avec vous.
TOUS LES CINQ
Quand il s'agit de tromperie,
De duperie, de volerie, etc.
Dialogue parlé
LE DANCAÏRE
En voilà assez; je t'ai dit qu'il fallait venir, et tu viendras … je suis le chef …
CARMEN
Comment dis-tu ça?
LE DANCAÏRE
Je te dis que je suis le chef …
CARMEN
Et tu crois que je t'obéirai?
LE DANCAÏRE
furieux
Carmen! …
CARMEN
très calme
Eh bien!
LE REMENDADO
se jetant entre le Dancaïre et Carmen
Je vous en prie … des personnes si distinguées …
LE DANCAÏRE
envoyant un coup de pied que le Remendado évite.
Attrape ça, toi …
LE REMENDADO
se redressant
Patron
LE DANCAÏRE
Qu'est-ce que c'est?
LE REMENDADO
Rien, patron!
LE DANCAÏRE
Amoureuse … ce n'est pas une raison, cela.
LE REMENDADO
Le fait est que ce n'en est pas une … moi aussi je suis amoureux et ça ne m'empêche pas de me rendre utile.
CARMEN
Partez sans moi … j'irai vous rejoindre demain, mais pour ce soir je reste…
FRASQUITA
Je ne t'ai jamais vue comme cela;
qui attends-tu donc?…
MERCÉDÈS
Ce soldat qui était en prison?
CARMEN
Oui
FRASQUITA
Et à qui, il y a quinze jours, le geôlier a remis de ta part un pain dans lequel il y avait une pièce d'or et une lime?
CARMEN
remontant vers la fenêtre
Oui.
LE DANCAÏRE
Il s'en est servi de cette lime?
CARMEN
Non.
LE DANCAÏRE
Tu vois bien! Ton soldat aura eu peur d'être puni plus rudement qu'il ne l'avait été; ce soir encore il aura peur … tu auras beau entr'ouvrir les volets et regarder s'il vient, je parierais qu'il ne viendra pas.
CARMEN
Ne parie pas, tu perdrais …
No 16 - Chanson
JOSÉ
la voix très éloignée
Halte-là!
Qui va là?
Dragon d'Almanza …
CARMEN
Écoutez! Le voilà!
JOSÉ
Où t'en vas-tu par là,
Dragon d'Almanza!
Moi je m'en vais faire
Mordre la poussière
À mon adversaire.
S'il en est ainsi,
Passez mon ami.
Affaire d'honneur,
Affaire de cour,
Pour nous tout est là.
Dragon d'Almanza!
JOSÉ
Halte là! qui va là?
Dragon d'Alcalà!
Où t'en vas-tu par là,
Dragon d'Alcalà!
Exact et fidèle,
je vais où m'appelle
L'amour de ma belle.
S'il en est ainsi,
passez mon ami.
Affaire d'honneur,
affaire de coeur,
Pour nous tout est là,
Dragons d'Alcalà!
Carmen, le Dancaïre, le Remendado, Mercédès et Frasquita, par les volets entr'ouverts, regardent venir Don José.
Dialogue parlé
MERCÉDÈS
C'est un dragon, ma foi.
FRASQUITA
Et un beau dragon.
LE DANCAÏRE
à Carmen
Eh bien, puisque tu ne veux venir que demain, sais-tu au moins ce que tu devrais faire?
CARMEN
Qu'est-ce que je devrais faire?
LE DANCAÏRE
Tu devrais décider ton dragon à venir avec toi et à se joindre à nous.
CARMEN
Ah! … Si cela se pouvait! … mais il n'y faut pas penser ce sont des bêtises . . . il est trop niais.
LE DANCAÏRE
Pourquoi l'aimes-tu puisque tu conviens toi-même …
CARMEN
Parce qu'il est joli garçon donc et qu'il me plaît.
LE REMENDADO
avec fatuité
Le patron ne comprend pas ça, lui … qu'il suffise d'être joli garçon pour plaire aux femmes …
LE DANCAÏRE
Attends un peu, toi, attends un peu …
Le Remendado se sauve et sort. Le Dancaïre le poursuit et sort à son tour entraînant Mercédès et Frasquita qui essaient de le calmer.
JOSÉ
la voix beaucoup plus rapprochée
Halte-là!
Qui va là?
Dragon d'Almanza!
Où t'en vas-tu par là,
Dragon d'Almanza?
Exact et fidèle, je vais où m'appelle
L'amour de ma belle.
S'il en est ainsi,
Passez mon ami,
Affaire d'honneur,
Affaire de coeur,
Pour nous tout est là.
Dragon d'Almanza!
CARMEN
Enfin … te voilà … C'est bien heureux!
JOSÉ
Il y a deux heures seulement que je suis sorti de prison.
CARMEN
Qui t'empêchait de sortir plus tôt? Je t'avais envoyé une lime et une pièce d'or … avec la lime il fallait scier le plus gros barreau de ta prison … avec la pièce d'or il fallait, chez le premier fripier venu, changer ton uniforme pour un habit bourgeois.
JOSÉ
En effet, tout cela était possible.
CARMEN
Pourquoi ne l'as-tu pas fait?
JOSÉ
Que veux-tu? J'ai encore mon honneur de soldat, et déserter me semblerait un grand crime … Oh! Je ne t'en suis pas moins reconnaissant… Tu m'as envoyé une lime et une pièce d'or … La lime me servira pour affiler ma lance et je la garde comme souvenir de toi.
Lui tendant la pièce d'or.
Quant à l'argent …
CARMEN
Tiens, il l'a gardé … Ça se trouve à merveille …
Criant et frappant
Holà! … Lillas Pastia, holà! … nous mangerons tout, tu me régales … Holà! Holà!
Entre Pastia
PASTIA
l'empêchant de crier
Prenez donc garde …
CARMEN
lui jetant la pièce
Tiens, attrape … et apporte-nous des fruits confits; apporte-nous des bonbons, apporte-nous des oranges, apporte-nous du Manzanilla … apporte-nous de tout ce que tu as, de tout, de tout …
PASTIA
Tout de suite, Mademoiselle Carmencita.
CARMEN
à José
Tu m'en veux alors et tu regrettes de t'être fait mettre en prison pour mes beaux yeux?
JOSÉ
Quant à cela non, par exemple.
CARMEN
Vraiment?
JOSÉ
L'on m'a mis en prison, l'on m'a ôté mon grade, mais ça m'est égal.
CARMEN
Parce que tu m'aimes?
JOSÉ
Oui, parce que je t'aime, parce que je t'adore.
CARMEN
mettant ses deux mains dans les mains de José
Je paie mes dettes … c'est notre loi à nous autres bohémiennes … Je paie mes dettes, je paie mes dettes …
Rentre Lillas Pastia apportant sur un plateau des oranges, des bonbons, des fruits confits, du Manzanilla.
CARMEN
Mets tout cela ici … un seul coup, n'aie pas peur …
Pastia obéit et la moitié des objets roule par terre.
Ça ne fait rien, nous ramasserons tout cela nous-mêmes.
Sauve-toi maintenant, sauve-toi, sauve-toi.
Pastia sort.
Mets-toi là et mangeons de tout! De tout! De tout!
Elle est assise; Don José s'assied en face d'elle.
JOSÉ
Tu croques les bonbons comme un enfant de six ans …
CARMEN
C'est que je les aime … Ton lieutenant était ici tout à l'heure, avec d'autres officiers, il nous ont fait danser la Romalis …
JOSÉ
Tu as dansé?
CARMEN
Oui; et quand j'ai eu dansé, ton lieutenant s'est permis de me dire qu'il m'adorait …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Qu'est-ce que tu as? … Est-ce que tu serais jaloux, par hasard?
JOSÉ
Mais certainement, je suis jaloux …
CARMEN
Ah bien! … Canari, va! . Tu es un vrai canari d'habit et de caractère … allons, ne te fâche pas … pourquoi es-tu jaloux? Parce que j'ai dansé
tout à l'heure pour ces officiers … Eh bien, si tu le veux, je danserai pour toi maintenant, pour toi seul.
JOSÉ
Si je le veux, je crois bien que je le veux …
CARMEN
Où sont mes castagnettes? … Qu'est-ce que j'ai fait de mes castagnettes?
en riant
C'est toi qui me les a prises, mes castagnettes?
JOSÉ
Mais non!
CARMEN
tendrement
Mais si, mais si … je suis sûre que c'est toi … ah bah! En voilà des castagnettes.
Elle casse une assiette, avec deux morceaux de faïence se fait des castagnettes et les essaie …
Ah! Ça ne vaudra jamais mes castagnettes … Où sont-elles donc?
JOSÉ
trouvant les castagnettes sur la table à droite
Tiens, les voici .
CARMEN
riant
Ah! Tu vois bien … c'est toi qui les avais prises …
JOSÉ
Ah! Que je t'aime, Carmen, que je t'aime!
CARMEN
Je l'espère bien.
No 17 - Duo
CARMEN
Je vais danser en votre honneur
Et vous verrez, seigneur,
Comment je sais moi-même accompagner ma danse,
Mettez-vous là, Don José, je commence.
La la la la la la la la la la la la …
Elle fait asseoir Don José dans un coin du théâtre. Petite danse. Carmen du bout des lèvres fredonne un air qu'elle accompagne avec ses castagnettes. Don José la dévore des yeux. On entend au loin, très loin, des clairons qui sonnent la retraite. Don José prête l'oreille. Il croit entendre les clairons, mais les castagnettes de Carmen claquent très bruyamment. Don José s'approche de Carmen, lui prend le bras, et l'oblige à s'arrêter.
JOSÉ
Attends un peu, Carmen, rien qu'un moment, arrête.
CARMEN
Et pourquoi, s'il te plaît?
JOSÉ
Il me semble, là-bas …
Oui, ce sont nos clairons qui sonnent la retraite.
Ne les entends-tu pas?
CARMEN
Bravo! Bravo! J'avais beau faire …
Il est mélancolique
De danser sans orchestre. Et vive la musique qui nous tombe du ciel!
La la la la la la la la la la …
Elle reprend sa chanson qui rythme sur la retraite sonnée au dehors par les clairons. Carmen se remet à danser et Don José se remet à regarder Carmen. La retraite approche … approche… approche… passe sous les fenêtres de l'auberge … puis s'éloigne … Le son des clairons va s'affaiblissant. Nouvel effort de Don José pour s'arracher à cette contemplation de Carmen … Il lui prend le bras et l'oblige encore à s'arrêter.
JOSÉ
Tu ne m'a pas compris … Carmen, c'est la retraite …
Il faut que, moi, je rentre au quartier pour l'appel.
Le bruit de la retraite cesse tout à coup.
CARMEN
regardant Don José qui remet sa giberne et rattache le ceinturon de son sabre.
Au quartier! Pour l'appel!
Ah! j'étais vraiment trop bête!
Je me mettais en quatre et je faisais des frais
Pour amuser monsieur, je chantais … je dansais .
Je crois, Dieu me pardonne,
Qu'un peu plus, je l'aimais
Ta ta ta ta, c'est le clairon qui sonne!
Il part! Il est parti!
Va-t'en donc, canari.
Avec fureur, lui envoyant son shako à la volée.
Prends ton shako, ton sabre, ta giberne.
Et va-t'en, mon garçon,
Va-t'en,
Retourne à ta caserne.
JOSÉ
C'est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi;
Je souffre de partir … car jamais,
Jamais femme,
Jamais femme avant toi
Non, non jamais, jamais femme avant toi
Aussi profondément n'avait troublé mon âme.
CARMEN
Il souffre de partir
Car jamais femme avant moi
Aussi profondément
N'avait troublé son âme!
Ta ta ta ta, mon Dieu … c'est la retraite.
Ta ra ta ta, je vais être en retard,
Ô mon Dieu, ô mon Dieu c'est la retraite!
Je vais être en retard. Il perd la tête.
Il court, et voilà son amour.
JOSÉ
Ainsi tu ne crois pas
À mon amour?
CARMEN
Mais non!
JOSÉ
Eh bien! Tu m'entendras.
CARMEN
Je ne veux rien entendre …
JOSÉ
Tu m'entendras!
CARMEN
Tu vas te faire attendre!
Non! Non! Non! Non!
JOSÉ
violemment
Tu m'entendras! Oui, tu m'entendras!
Je le veux, Carmen, tu m'entendras!
De la main gauche il a saisi brusquement le bras de Carmen; de la main droite, il va chercher sous sa veste d'uniforme la fleur de cassie que Carmen lui a jetée au premier acte. Il montre cette fleur à Carmen.
JOSÉ
La fleur que tu m'avais jetée,
Dans ma prison m'était restée,
Flétrie et sèche, cette fleur
Gardait toujours sa douce odeur;
Et pendant des heures entières,
Sur mes yeux fermant mes paupières
De cette odeur je m'enivrais
Et dans la nuit je te voyais.
Je me prenais à te maudire
À te détester, à me dire:
Pourquoi faut-il que le destin
L'ait mise là sur mon chemin?
Puis je m'accusais de blasphème
Et je ne sentais en moi-même
Qu'un seul désir, un seul espoir,
Te revoir, ô Carmen, oui te revoir! …
Car tu n'avais eu qu'à paraître,
Qu'à jeter un regard sur moi
Pour t'emparer de tout mon être,
Ô ma Carmen.
Et j'étais une chose à toi.
Carmen, je t'aime!
CARMEN
Non, tu ne m'aimes pas.
JOSÉ
Que dis-tu?
CARMEN
Non, tu ne m'aimes pas, non!
Car si tu m'aimais,
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Oui! Là-bas, là-bas dans la montagne …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Là-bas, là-bas tu me suivrais,
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et comme un brave à travers la campagne,
En croupe, tu m'emporterais.
Là-bas, là-bas dans la montagne …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
Tu me suivrais, si tu m'aimais.
Tu n'y dépendrais de personne,
Point d'officier à qui tu doives obéir,
Et point de retraite qui sonne
Pour dire à l'amoureux qu'il est temps de partir.
Le ciel ouvert, la vie errante,
Pour pays l'univers, et pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante,
La liberté! La liberté!
JOSÉ
Mon Dieu!
CARMEN
Là-bas, là-bas dans la montagne …
JOSÉ
Carmen!
CARMEN
Là-bas, là-bas, si tu m'aimais …
JOSÉ
Tais-toi!
CARMEN
Là-bas, là-bas tu me suivrais!
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et comme un brave à travers la campagne,
Oui, tu m'emporterais
Si tu m'aimais!
JOSÉ
Ah! Carmen, hélas, tais-toi! Tais-toi!
Mon Dieu!
Hélas! Hélas! Pitié! Carmen!
Pitié!
Ô mon Dieu! Hélas!
CARMEN
Oui, n'est-ce pas?
Là-bas, là-bas tu me suivras.
Là-bas, là-bas tu me suivras.
Tu m'aimes et tu me suivras.
Là-bas, là-bas emporte-moi!
JOSÉ
Ah! Tais-toi! Tais-toi!
S'arrachant brusquement des bras de Carmen.
Non, je ne veux plus t'écouter
Quitter mon drapeau … déserter
C'est la honte, c'est l'infamie,
je n'en veux pas!
CARMEN
Eh bien, pars!
JOSÉ
Carmen, je t'en prie .
CARMEN
Non, je ne t'aime plus, va! Je te hais!
JOSÉ
Écoute! Carmen!
CARMEN
Adieu! Mais adieu pour jamais.
JOSÉ
Eh bien, soit! … Adieu, adieu pour jamais.
CARMEN
Va-t'en!
JOSÉ
Carmen! Adieu, adieu pour jamais!
CARMEN
Adieu!
Il va en courant jusqu'à la porte… Au moment où il y arrive, on frappe… Don José s'arrête. Silence. On frappe encore.
No 18 - Final
ZUNIGA
Holà! Carmen! Holà! Holà!
JOSÉ
Qui frappe? Qui vient là?
CARMEN
Tais-toi! … Tais-toi!
ZUNIGA
faisant sauter la porte.
J'ouvre moi-même et j'entre.
II entre et voit Don José. A Carmen.
Ah fi! Ah! Fi la belle,
Le choix n'est pas heureux; c'est se mésallier
de prendre le soldat quand on a l'officier.
à Don José
Allons! Décampe.
JOSÉ
Non.
ZUNIGA
Si fait, tu partiras.
JOSÉ
Je ne partirai pas.
ZUNIGA
le frappant
Drôle!
JOSÉ
sautant sur son sabre
Tonnerre! Il va pleuvoir des coups.
Zuniga dégaine à moitié.
CARMEN
se jetant entre eux deux
Au diable le jaloux!
appelant
À moi! À moi!
Le Dancaïre, le Remendado et les bohémiens paraissent de tous les côtés. Carmen d'un geste montre Zuniga aux bohémiens; le Dancaïre et le Remendado se jettent sur lui, le désarment.
CARMEN
Bel officier, bel officier, l'amour
Vous joue en ce moment un assez vilain tour,
Vous arrivez fort mal et nous sommes forcés,
Ne voulant être dénoncés,
De vous garder au moins pendant une heure.
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
Mon cher monsieur, mon cher monsieur,
Nous allons s'il vous plaît quitter cette demeure.
Vous viendrez avec nous?
Vous viendrez avec nous?
CARMEN
C'est une promenade.
LE DANCAÏRE et LE REMENDADO
Consentez-vous? Consentez-vous?
Répondez camarade!
ZUNIGA
Certainement,
D'autant plus que votre argument
Est un de ceux auxquels
On ne résiste guère.
Mais gare à vous plus tard.
LE DANCAÏRE
avec philosophie
La guerre, c'est la guerre.
En attendant, mon officier,
Passez devant sans vous faire prier.
LE REMENDADO et LE CHOEUR
Passez devant sans vous faire prier.
L'officier sort, emmené par quatre bohémiens, le pistolet à la main.
CARMEN
à Don José
Es-tu des nôtres maintenant?
JOSÉ
Il le faut bien.
CARMEN
Ah! Le mot n'est pas galant,
Mais qu'importe, va, tu t'y feras
Quand tu verras
Comme c'est beau la vie errante,
Pour pays l'univers,
Pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante:
La liberté! La liberté!
FRASQUITA, MERCÉDÈS, CARMEN et LES FEMMES
Suis-nous à travers la campagne,
Viens avec nous dans la montagne,
Suis-nous et tu t'y feras, tu t'y feras
Quand tu verras, là-bas,
Comme c'est beau la vie errante,
Pour pays l'univers;
Et pour loi sa volonté!
Et surtout la chose enivrante:
La liberté!
LE REMENDADO, LE DANCAÏRE et LES HOMMES
Ami, suis-nous dans la campagne,
Viens avec nous à la montagne, etc.
JOSÉ
Ah!
TOUS
Le ciel ouvert, la vie errante,
Pour pays tout l'univers
Pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante:
La liberté! La liberté!