ACTE PREMIER
(Le théâtre représente le château de Moldaw. Par une brèche faite à la muraille, le comte de Luddorf et ses chevaliers viennent de s'élancer portant des glaives et des flambeaux. Le baron de Moldaw, debout, l'épée à la main, et suivi de ses vassaux, vient de repousser une partie des assiégeants. Il tient sous ses pieds un des principaux chefs, tandis que le comte de Luddorf lève sa hache d'armes sur un des assiégés, qu'il a renversé. Une partie du château est en flammes, tandis que des galeries supérieures, les vassaux du baron s'apprêtent a faire pleuvoir le fer et le feu sur leurs ennemis. En ce moment, au milieu des flammes qui déjà s'élèvent, et au milieu des combattants, un moine, vêtu d'une robe blanche et tenant une croix à la main, paraît sur la brèche: c'est Pierre l'Ermite)
Scène Première
(Le Baron de Moldaw et ses vassaux, Le Comte de Luddorf et ses chevaliers, Pierre L'ermite, s'élançant entre les combattants)
▼PIERRE▲
Arrêtez, chrétiens! arrêtez!
Craignez la foudre qui s'apprête
A frapper vos fronts révoltés!
▼TOUS▲
(s'arrêtant avec crainte et respect)
Pierre le saint anachorète!
Pierre L'ermite!
▼PIERRE▲
Oui, Pierre qui maudit
Vos haines de famille et cette guerre impie
Dont la Bohême entière et s'émeut et frémit!
Bas les armes, chrétiens! que chacun se rallie
(Montrant la croix qu'il tient à la main)
A ce saint étendard,
par qui Dieu m'a conduit!
(Les combattants s'éloignent les uns des autres et baissent la tête, mais tiennent encore leurs glaives dans leurs mains)
Air
Dieu puissant, daigne m'entendre,
Et d'un céleste rayon
Dans leurs âmes fais descendre
La clémence et le pardon!
(Aux combattants)
Avant que le ciel ne tonne
Courbez vos fronts prosternés,
Et pour que Dieu vous pardonne,
A vos frères pardonnez!
▼PIERRE▲
Dieu puissant, daigne m'entendre,
Et d'un céleste rayon
Dans leurs âmes fais descendre
La clémence et le pardon!
▼TOUS▲
(se prosternant)
C'est Dieu que je crois entendre;
C'est un céleste rayon
Qui dans mon cœur fait descendre
La clémence et le pardon!
(Ils jettent tous leurs armes; le comte et le baron s'empressent autour de Pierre)
▼PIERRE▲
Si longtemps ennemis,
jurez vous d'être frères!
▼LE COMTE, LE BARON▲
Mon père, qu'il soit fait ainsi que Dieu l'a dit!
▼PIERRE▲
Pour éteindre à jamais ces haines centenaires,
Voici ce que ce Dieu, par ma voix,
vous prescrit:
Vous ne formerez plus
qu'une même famille!
Vous, baron de Moldaw, donnerez votre fille,
Agnès, à Théobald…
(Montrant Luddorf)
L'aîné de ses deux fils.
(Le baron et le comte étendent tous deux la main)
Vous le jurez?… c'est bien!…
(Leur prenant les mains qu'il joint)
que vos cœurs soient unis…
Comme vos mains!…
(Avec exaltation)
Chez l'Infidèle, O vaillant Théobald,
pour la croix tu combats!…
Et demain, mes amis,
nous suivrons tous ses pas!
▼CHŒUR▲
Oui, tous!
▼PIERRE▲
(Cabalette de l'air)
C'est Dieu qui vous appelle;
C'est contre l'infidèle
Qu'il faut, dans un saint zèle,
Marcher et vous unir!
A ceux qui savent croire,
Dieu promet, pour victoire,
La palme de la gloire
ou celle du martyr!
Oui, vers vous du Jourdain,
les tribus opprimées
Étendent leurs bras suppliants;
Marchons à leur secours,
et le Dieu des armées
Conduira nos pas triomphants!
▼CHŒUR▲
C'est Dieu qui nous appelle;
C'est contre l'Infidèle
Qu'il faut, dans un saint zèle,
Marcher et nous unir!
A ceux qui savent croire,
Dieu promet, pour victoire,
La palme de la gloire
Ou celle du martyr!
(A la fin de cet ensemble, on entend un bruit de marche)
▼LE BARON DE MOLDAW▲
Quel est ce bruit?
▼LE COMTE DE LUDDORF▲
C'est la marche guerrière
Des Luddorf courant aux combats!
Mon second fils, Rodolphe
au secours de son père,
Amenait, de nouveaux soldats!
▼LE BARON DE MOLDAW▲
Il assistera, comte,
à l'hymen de son frère!
(Donnant la main au comte)
Venez!
à mon Agnès je veux
Apprendre le lien qui nous unit tous deux!
(Aux soldats de Luddorf)
Et vous, amis, aux combats faisant trêves,
Entrez, avec sécurité,
Dans ce château, que défendaient nos glaives,
Et qui vous est ouvert par l'hospitalité!
▼CHŒUR▲
Compagnons, bas les armes!
Plus de sang! plus de larmes!
Pleins d'un joyeux transport,
Buvons… chantons en frères;
Et que le choc des verres
Succède aux cris de mort!
(Ils entrent tous dans l'intérieur du château)
Scène Seconde
(Pierre, puis Rodolphe)
▼RODOLPHE▲
(entrant vivement et regardant autour de lui la tour, qui dans ce moment est déserte)
Nos ennemis vaincus
ont fui loin de ce lieu!
La victoire est à nous!
▼PIERRE▲
La victoire est à Dieu!
La paix va, grâce à lui,
succéder au carnage!
▼RODOLPHE▲
(avec joie)
Quoi! la paix?…
▼PIERRE▲
Oui; la main d'Agnès
en est le gage.
▼RODOLPHE▲
(troublé)
Ah! grand Dieu!
▼PIERRE▲
Votre frère, au retour des combats,
Doit l'épouser!
▼RODOLPHE▲
Cela ne sera pas!
Romance
Premier Couplet
En vain la discorde inhumaine
Habitait ce sombre séjour;
Mon cœur, à leurs serments de haine,
Répondait par des vœux d'amour!
(Avec chaleur)
Agnès, ma douce idole!
Ange qui me console,
On prétend que j'immole
L'espoir que j'ai formé!
(Avec exaltation)
Non, non, plutôt la guerre,
L'exil et la misère…
(A Pierre)
Car je l'aime, mon père!
Je l'aime et suis aimé!
▼PIERRE▲
Qu'as-tu dit?
▼RODOLPHE▲
Deuxième Couplet
(Plus animé)
Contre moi, le courroux céleste
A formé ces nœuds que je hais!
Malgré moi, déjà, je déteste
Ce frère qu'autrefois j'aimais!
Si l'âme de ma vie,
Mon père, m'est ravie,
Si par la tyrannie
Mon cœur est opprimé,
D'un père et du ciel même
Je brave l'anathème!
Car je l'aime… je l'aime…
Je l'aime et suis aimé!
▼PIERRE▲
Amour coupable que j'abhorre!
▼RODOLPHE▲
Qui veut contraindre Agnès
est plus coupable encore!
▼PIERRE▲
Et le salut de tous,
et la voix du devoir…
▼RODOLPHE▲
Est muette en un cœur en proie au désespoir!
(Pierre le prenant par la main avec compassion, et l'amenant au bord du théâtre, sur la ritournelle du morceau suivant)
Duo
▼PIERRE▲
Dieu nous commande l'espérance,
Et Dieu vous soutiendra, mon fils!
On est fort contre la souffrance
Quand on souffre pour son pays!
▼RODOLPHE▲
(avec désespoir)
C'est contre moi qu'ils ont tourné leurs armes…
▼PIERRE▲
A sa patrie, il faut tout immoler!
▼RODOLPHE▲
(de même)
Que me restera-t-il?
▼PIERRE▲
Moi, pour sécher les larmes
Que l'amour aura fait couler!
▼RODOLPHE▲
Rien ne calme les maux
dont mon cœur est victime!
▼PIERRE▲
Ici-bas, excepté du crime,
De tout on peut se consoler!
▼RODOLPHE▲
Non, non, en proie à la souffrance,
Je ne puis suivre vos avis!
Et désormais, sans espérance,
Mes jours sont proscrits et maudits!
▼PIERRE▲
Dieu nous commande l'espérance,
Et Dieu vous soutiendra, mon fils!
On est fort contre la souffrance
Quand on souffre pour son pays!
(Pierre sort par la droite. Rodolphe tombe anéanti sur un quartier de rocher. Agnès sort de l'intérieur du château)
Scène Troisième
(Rodolphe et Agnès)
▼AGNÈS▲
(s'avance timidement, aperçoit Rodolphe et pousse un cri)
Rodolphe!…
▼RODOLPHE▲
(levant la tête)
Agnès!…
(Courant à elle et l'amenant par la main)
Dans tes yeux pleins de larmes,
Ah! je lis ton sort, et le mien!
Tu sais tout!
▼AGNÈS▲
Oui!… oui… la vie est sans charmes
Pour ce cœur abattu, qui n'espère plus rien!
Duo
Mon père, d'un ton inflexible,
Hélas! a proscrit nos amours!
Et dans ce ciel sombre et terrible,
Pour nous il n'est plus de beaux jours!
▼RODOLPHE▲
A l'amour, rien n'est impossible!…
Si ton cœur m'appartient toujours,
Pour nous, le ciel sombre et terrible,
Conserve encor quelques beaux jours!
▼AGNÈS▲
Au malheur comment nous soustraire?
▼RODOLPHE▲
Tous les deux fuyons dès ce soir…
▼AGNÈS▲
Braver l'autorité d'un père!…
▼RODOLPHE▲
Tout est permis au désespoir…
Sous le rempart du nord,
quand la nuit sera sombre,
Je t'attendrai!
▼AGNÈS▲
(tremblante)
Non, non!
▼RODOLPHE▲
A minuit!
▼AGNÈS▲
(avec effroi)
A minuit!
▼RODOLPHE▲
Quoi! tu frissonnes?…
▼AGNÈS▲
Cette nuit
Est celle où tous les ans son ombre
Parcourt ces murs épouvantés.
▼RODOLPHE▲
Quelle ombre?
▼AGNÈS▲
Écoutez! écoutez!
Avant minuit, les portes sont ouvertes
Pour le fantôme en habits blancs;
La Nonne sanglante, à pas lents,
Traîne ses pieds sur les dalles désertes.
Dans l'ombre on l'entend s'avancer;
La foudre roule, l'air se glace!
Respectez la Nonne qui passe!
Vivants, laissez la mort passer!
▼RODOLPHE▲
Comment! tu crois à cette fable?
▼AGNÈS▲
Rodolphe en vain vous en doutez,
On l'a vu, ce spectre effroyable!
▼RODOLPHE▲
Erreur!
▼AGNÈS▲
Écoutez! écoutez!
Sur ses habits, le sang tombe et ruisselle;
Son œil est fixe et sans regard;
Sa main droite tient un poignard,
Et dans la gauche une lampe étincelle.
Livide on la voit s'avancer;
La foudre roule, l'air se glace:
Respectez la Nonne qui passe!
Vivants, laissez la mort passer!
▼RODOLPHE▲
Et tu peux croire à cette fable?…
▼AGNÈS▲
Rodolphe nous y croyons tous:
On l'a vu, ce spectre effroyable…
Eh bien, que me répondrez-vous?
▼RODOLPHE▲
A l’amour rien n’est impossible!
Si ton cœur répond à mon cœur,
Dans cette nuit sombre et terrible,
Pour nous peut briller le bonheur!
▼AGNÈS▲
Non, non! du destin inflexible
N'allons point braver la rigueur!
Redoutons la Nonne terrible
Dont le nom seul porte malheur!
▼RODOLPHE▲
Cette fable qui t'épouvante
Nous sauve, si tu veux te fier à ma foi!
▼AGNÈS▲
Je devrais mon bonheur
à la Nonne sanglanteNon, non!
▼RODOLPHE▲
Agnès, écoute-moi!
Lorsqu'a minuit les portes sont ouvertes,
En habits blancs, l’œil sans regard,
Tenant la lampe et le poignard,
Ose marcher sur les dalles désertes!…
Quand ils la verront s'avancer,
Fais, grand Dieu! que l'effroi les glace;
Grand Dieu! c'est mon Agnès qui passe!
Sous tes ailes fais-la passer!
▼AGNÈS▲
Braver le spectre au sortir de sa tombe!
▼RODOLPHE▲
Mais ce spectre n'existe pas!
▼AGNÈS▲
Je crois me sentir dans ses bras!
En y pensant, de terreur je succombe…
▼RODOLPHE▲
Si tu m'aimes, tu l'oseras!
Ensemble
▼RODOLPHE▲
(vivement)
O toi que j'adore!
O toi que j'implore!
Bien avant l'aurore
Il faut fuir tous deux!
L'amour, qui m'inspire,
Saura nous conduire.
Consens, ou j'expire
D'amour à tes yeux!
▼AGNÈS▲
Mon cœur qui t'adore,
Te prie et t'implore!
Quand viendra l'aurore
Fuis seul de ces lieux!
Tu vas me maudire…
Et dans mon délire
Je t'aime!… et j'expire
De crainte à tes yeux!
Jamais!
▼RODOLPHE▲
A tes genoux je tombe!
▼AGNÈS▲
Jamais!
▼RODOLPHE▲
Surmonte cet effroi!
A minuit!…
▼AGNÈS▲
Prends-pitié de moi!
C'est insulter et le ciel et la tombe…
Laisse-moi! laisse-moi!
▼RODOLPHE▲
O toi que j'adore!
O toi que j’implore!
Bien avant l'aurore
Il faut fuir tous deux!
L'amour, qui m'inspire,
Saura nous conduire.
Consens, ou j'expire
D'amour à tes yeux!
▼AGNÈS▲
Mon cœur, qui t'adore,
Te prie et t'implore!
Quand viendra l'aurore
Fuis seul de ces lieux!
Tu vas me maudire…
Et dans mon délire
Je t'aime!… et j'expire
De crainte à tes yeux!
(Rodolphe est aux genoux d'Agnès et redouble ses instances)
Scène Quatrième
(Les précédents, le comte de Luddorf, le Baron De Moldaw, chevaliers, vassaux et vassales)
▼LUDDORF, MOLDAW▲
Que vois-je?…
▼AGNÈS▲
Il est perdu!
▼RODOLPHE▲
Mon père!
▼LUDDORF▲
Qui, lui! mon fils… aux genoux
De l'épouse de son frère!
▼RODOLPHE▲
C'est moi qui suis son époux!
Moi qu’elle aimait! moi qu'elle aime!
Je le déclare à la face de tous!
A la face de Dieu, notre juge suprême!
▼LUDDORF▲
(à Rodolphe)
Renonce à cet amour!
▼RODOLPHE▲
Plutôt cent fois mourir!
Dussé-je être frappé par la main de mon frère,
Plus encor… par votre colère,
Plutôt mourir que d'obéir!
▼LUDDORF▲
Eh bien donc,
sur ton front que tombe l'anathème!
Scène Cinquième
(Les precedents, Pierre, qui est entré pendant ces derniers vers)
▼PIERRE▲
(à Rodolphe)
Ah! prêt à l'accabler, sur toi-même frémis!
L'anathème d’un père est celui de Dieu même!
▼AGNÈS▲
Et Rodolphe est votre fils!
▼LUDDORF▲
Un fils coupable! un fils rebelle!
Que la maison paternelle,
Que mon cœur et mes bras
lui soient donc interdits!…
Va-t'en, je te maudis!
▼PIERRE, AGNÈS, CHŒUR▲
O terreur qui m'accable!
Arrêt inexorable
Qui punit un coupable
Sur qui mon cœur gémit!
Qui prendra sur la terre
Pitié de sa misère,
Quand la voix de son père
Le frappe et le maudit?
▼LUDDORF, MOLDAW▲
Malheur au fils coupable!
D'un arrêt redoutable
C'est le ciel qui l'accable,
C'est Dieu qui le punit!
Loin de nous sur la terre
Qu'il traîne sa misère;
Le courroux de son père
Le frappe et le maudit!
▼RODOLPHE▲
C'en est fait, tout m'accable!
Par l'arrêt redoutable
Qui punit un coupable
Mon espoir est détruit.
Nul ami sur la terre
Ne reste à ma misère,
Car Agnès et mon père
M'ont proscrit et maudit!
▼RODOLPHE▲
Eh bien, je pars chassé…
je pars chassé loin d'elle!
Désespéré, maudit par la voix paternelle!
Mais contre tant de maux où vous m'avez réduit,
Bientôt la mort…
▼AGNÈS▲
(tremblante et s'approchant de Rodolphe lui dit à voix basse)
A minuit!
▼RODOLPHE▲
(avec transport)
A minuit!…
(avec joie)
O bonheur ineffable!
En mon sort misérable,
Quelle voix secourable
Tout à coup retentit!
Doux rayon qui m'éclaire,
Un ange tutélaire
Me reste sur la terre…
Je ne suis plus maudit!
▼AGNÈS▲
Je dois, quand tout l'accable,
Partager du coupable
Le destin misérable.
Il le sait… je l'ai dit!
Hélas! j’ai dû le faire:
Il n’a que moi sur terre,
Le courroux de son père
Le frappe et le maudit!
▼LUDDORF, MOLDAW▲
Malheur au fils coupable!
D'un arrêt redoutable
C'est le ciel qui l'accable,
C'est Dieu qui le punit.
Loin de nous sur la terre
Qu'il traîne sa misère;
Le courroux de son père
Le frappe et le maudit!
▼PIERRE, CHŒUR▲
O terreur qui m'accable!
Arrêt inexorable,
Qui punit un coupable
Sur qui mon cœur gémit!
Qui prendra sur la terre
Pitié de sa misère,
Quand la voix de son père
L'a proscrit et maudit?
(Moldaw entraîne sa fille; Luddorf renouvelle à Rodolphe l'ordre de s'éloigner, tandis que les soldats et vassaux de Luddorf, à genoux ou tendant les bras vers lui, semblent intercéder pour son fils, qui part accompagné et soutenu par Pierre. La toile tombe)
ACTE PREMIER
(Le théâtre représente le château de Moldaw. Par une brèche faite à la muraille, le comte de Luddorf et ses chevaliers viennent de s'élancer portant des glaives et des flambeaux. Le baron de Moldaw, debout, l'épée à la main, et suivi de ses vassaux, vient de repousser une partie des assiégeants. Il tient sous ses pieds un des principaux chefs, tandis que le comte de Luddorf lève sa hache d'armes sur un des assiégés, qu'il a renversé. Une partie du château est en flammes, tandis que des galeries supérieures, les vassaux du baron s'apprêtent a faire pleuvoir le fer et le feu sur leurs ennemis. En ce moment, au milieu des flammes qui déjà s'élèvent, et au milieu des combattants, un moine, vêtu d'une robe blanche et tenant une croix à la main, paraît sur la brèche: c'est Pierre l'Ermite)
Scène Première
(Le Baron de Moldaw et ses vassaux, Le Comte de Luddorf et ses chevaliers, Pierre L'ermite, s'élançant entre les combattants)
PIERRE
Arrêtez, chrétiens! arrêtez!
Craignez la foudre qui s'apprête
A frapper vos fronts révoltés!
TOUS
(s'arrêtant avec crainte et respect)
Pierre le saint anachorète!
Pierre L'ermite!
PIERRE
Oui, Pierre qui maudit
Vos haines de famille et cette guerre impie
Dont la Bohême entière et s'émeut et frémit!
Bas les armes, chrétiens! que chacun se rallie
(Montrant la croix qu'il tient à la main)
A ce saint étendard,
par qui Dieu m'a conduit!
(Les combattants s'éloignent les uns des autres et baissent la tête, mais tiennent encore leurs glaives dans leurs mains)
Air
Dieu puissant, daigne m'entendre,
Et d'un céleste rayon
Dans leurs âmes fais descendre
La clémence et le pardon!
(Aux combattants)
Avant que le ciel ne tonne
Courbez vos fronts prosternés,
Et pour que Dieu vous pardonne,
A vos frères pardonnez!
PIERRE
Dieu puissant, daigne m'entendre,
Et d'un céleste rayon
Dans leurs âmes fais descendre
La clémence et le pardon!
TOUS
(se prosternant)
C'est Dieu que je crois entendre;
C'est un céleste rayon
Qui dans mon cœur fait descendre
La clémence et le pardon!
(Ils jettent tous leurs armes; le comte et le baron s'empressent autour de Pierre)
PIERRE
Si longtemps ennemis,
jurez vous d'être frères!
LE COMTE, LE BARON
Mon père, qu'il soit fait ainsi que Dieu l'a dit!
PIERRE
Pour éteindre à jamais ces haines centenaires,
Voici ce que ce Dieu, par ma voix,
vous prescrit:
Vous ne formerez plus
qu'une même famille!
Vous, baron de Moldaw, donnerez votre fille,
Agnès, à Théobald…
(Montrant Luddorf)
L'aîné de ses deux fils.
(Le baron et le comte étendent tous deux la main)
Vous le jurez?… c'est bien!…
(Leur prenant les mains qu'il joint)
que vos cœurs soient unis…
Comme vos mains!…
(Avec exaltation)
Chez l'Infidèle, O vaillant Théobald,
pour la croix tu combats!…
Et demain, mes amis,
nous suivrons tous ses pas!
CHŒUR
Oui, tous!
PIERRE
(Cabalette de l'air)
C'est Dieu qui vous appelle;
C'est contre l'infidèle
Qu'il faut, dans un saint zèle,
Marcher et vous unir!
A ceux qui savent croire,
Dieu promet, pour victoire,
La palme de la gloire
ou celle du martyr!
Oui, vers vous du Jourdain,
les tribus opprimées
Étendent leurs bras suppliants;
Marchons à leur secours,
et le Dieu des armées
Conduira nos pas triomphants!
CHŒUR
C'est Dieu qui nous appelle;
C'est contre l'Infidèle
Qu'il faut, dans un saint zèle,
Marcher et nous unir!
A ceux qui savent croire,
Dieu promet, pour victoire,
La palme de la gloire
Ou celle du martyr!
(A la fin de cet ensemble, on entend un bruit de marche)
LE BARON DE MOLDAW
Quel est ce bruit?
LE COMTE DE LUDDORF
C'est la marche guerrière
Des Luddorf courant aux combats!
Mon second fils, Rodolphe
au secours de son père,
Amenait, de nouveaux soldats!
LE BARON DE MOLDAW
Il assistera, comte,
à l'hymen de son frère!
(Donnant la main au comte)
Venez!
à mon Agnès je veux
Apprendre le lien qui nous unit tous deux!
(Aux soldats de Luddorf)
Et vous, amis, aux combats faisant trêves,
Entrez, avec sécurité,
Dans ce château, que défendaient nos glaives,
Et qui vous est ouvert par l'hospitalité!
CHŒUR
Compagnons, bas les armes!
Plus de sang! plus de larmes!
Pleins d'un joyeux transport,
Buvons… chantons en frères;
Et que le choc des verres
Succède aux cris de mort!
(Ils entrent tous dans l'intérieur du château)
Scène Seconde
(Pierre, puis Rodolphe)
RODOLPHE
(entrant vivement et regardant autour de lui la tour, qui dans ce moment est déserte)
Nos ennemis vaincus
ont fui loin de ce lieu!
La victoire est à nous!
PIERRE
La victoire est à Dieu!
La paix va, grâce à lui,
succéder au carnage!
RODOLPHE
(avec joie)
Quoi! la paix?…
PIERRE
Oui; la main d'Agnès
en est le gage.
RODOLPHE
(troublé)
Ah! grand Dieu!
PIERRE
Votre frère, au retour des combats,
Doit l'épouser!
RODOLPHE
Cela ne sera pas!
Romance
Premier Couplet
En vain la discorde inhumaine
Habitait ce sombre séjour;
Mon cœur, à leurs serments de haine,
Répondait par des vœux d'amour!
(Avec chaleur)
Agnès, ma douce idole!
Ange qui me console,
On prétend que j'immole
L'espoir que j'ai formé!
(Avec exaltation)
Non, non, plutôt la guerre,
L'exil et la misère…
(A Pierre)
Car je l'aime, mon père!
Je l'aime et suis aimé!
PIERRE
Qu'as-tu dit?
RODOLPHE
Deuxième Couplet
(Plus animé)
Contre moi, le courroux céleste
A formé ces nœuds que je hais!
Malgré moi, déjà, je déteste
Ce frère qu'autrefois j'aimais!
Si l'âme de ma vie,
Mon père, m'est ravie,
Si par la tyrannie
Mon cœur est opprimé,
D'un père et du ciel même
Je brave l'anathème!
Car je l'aime… je l'aime…
Je l'aime et suis aimé!
PIERRE
Amour coupable que j'abhorre!
RODOLPHE
Qui veut contraindre Agnès
est plus coupable encore!
PIERRE
Et le salut de tous,
et la voix du devoir…
RODOLPHE
Est muette en un cœur en proie au désespoir!
(Pierre le prenant par la main avec compassion, et l'amenant au bord du théâtre, sur la ritournelle du morceau suivant)
Duo
PIERRE
Dieu nous commande l'espérance,
Et Dieu vous soutiendra, mon fils!
On est fort contre la souffrance
Quand on souffre pour son pays!
RODOLPHE
(avec désespoir)
C'est contre moi qu'ils ont tourné leurs armes…
PIERRE
A sa patrie, il faut tout immoler!
RODOLPHE
(de même)
Que me restera-t-il?
PIERRE
Moi, pour sécher les larmes
Que l'amour aura fait couler!
RODOLPHE
Rien ne calme les maux
dont mon cœur est victime!
PIERRE
Ici-bas, excepté du crime,
De tout on peut se consoler!
RODOLPHE
Non, non, en proie à la souffrance,
Je ne puis suivre vos avis!
Et désormais, sans espérance,
Mes jours sont proscrits et maudits!
PIERRE
Dieu nous commande l'espérance,
Et Dieu vous soutiendra, mon fils!
On est fort contre la souffrance
Quand on souffre pour son pays!
(Pierre sort par la droite. Rodolphe tombe anéanti sur un quartier de rocher. Agnès sort de l'intérieur du château)
Scène Troisième
(Rodolphe et Agnès)
AGNÈS
(s'avance timidement, aperçoit Rodolphe et pousse un cri)
Rodolphe!…
RODOLPHE
(levant la tête)
Agnès!…
(Courant à elle et l'amenant par la main)
Dans tes yeux pleins de larmes,
Ah! je lis ton sort, et le mien!
Tu sais tout!
AGNÈS
Oui!… oui… la vie est sans charmes
Pour ce cœur abattu, qui n'espère plus rien!
Duo
Mon père, d'un ton inflexible,
Hélas! a proscrit nos amours!
Et dans ce ciel sombre et terrible,
Pour nous il n'est plus de beaux jours!
RODOLPHE
A l'amour, rien n'est impossible!…
Si ton cœur m'appartient toujours,
Pour nous, le ciel sombre et terrible,
Conserve encor quelques beaux jours!
AGNÈS
Au malheur comment nous soustraire?
RODOLPHE
Tous les deux fuyons dès ce soir…
AGNÈS
Braver l'autorité d'un père!…
RODOLPHE
Tout est permis au désespoir…
Sous le rempart du nord,
quand la nuit sera sombre,
Je t'attendrai!
AGNÈS
(tremblante)
Non, non!
RODOLPHE
A minuit!
AGNÈS
(avec effroi)
A minuit!
RODOLPHE
Quoi! tu frissonnes?…
AGNÈS
Cette nuit
Est celle où tous les ans son ombre
Parcourt ces murs épouvantés.
RODOLPHE
Quelle ombre?
AGNÈS
Écoutez! écoutez!
Avant minuit, les portes sont ouvertes
Pour le fantôme en habits blancs;
La Nonne sanglante, à pas lents,
Traîne ses pieds sur les dalles désertes.
Dans l'ombre on l'entend s'avancer;
La foudre roule, l'air se glace!
Respectez la Nonne qui passe!
Vivants, laissez la mort passer!
RODOLPHE
Comment! tu crois à cette fable?
AGNÈS
Rodolphe en vain vous en doutez,
On l'a vu, ce spectre effroyable!
RODOLPHE
Erreur!
AGNÈS
Écoutez! écoutez!
Sur ses habits, le sang tombe et ruisselle;
Son œil est fixe et sans regard;
Sa main droite tient un poignard,
Et dans la gauche une lampe étincelle.
Livide on la voit s'avancer;
La foudre roule, l'air se glace:
Respectez la Nonne qui passe!
Vivants, laissez la mort passer!
RODOLPHE
Et tu peux croire à cette fable?…
AGNÈS
Rodolphe nous y croyons tous:
On l'a vu, ce spectre effroyable…
Eh bien, que me répondrez-vous?
RODOLPHE
A l’amour rien n’est impossible!
Si ton cœur répond à mon cœur,
Dans cette nuit sombre et terrible,
Pour nous peut briller le bonheur!
AGNÈS
Non, non! du destin inflexible
N'allons point braver la rigueur!
Redoutons la Nonne terrible
Dont le nom seul porte malheur!
RODOLPHE
Cette fable qui t'épouvante
Nous sauve, si tu veux te fier à ma foi!
AGNÈS
Je devrais mon bonheur
à la Nonne sanglanteNon, non!
RODOLPHE
Agnès, écoute-moi!
Lorsqu'a minuit les portes sont ouvertes,
En habits blancs, l’œil sans regard,
Tenant la lampe et le poignard,
Ose marcher sur les dalles désertes!…
Quand ils la verront s'avancer,
Fais, grand Dieu! que l'effroi les glace;
Grand Dieu! c'est mon Agnès qui passe!
Sous tes ailes fais-la passer!
AGNÈS
Braver le spectre au sortir de sa tombe!
RODOLPHE
Mais ce spectre n'existe pas!
AGNÈS
Je crois me sentir dans ses bras!
En y pensant, de terreur je succombe…
RODOLPHE
Si tu m'aimes, tu l'oseras!
Ensemble
RODOLPHE
(vivement)
O toi que j'adore!
O toi que j'implore!
Bien avant l'aurore
Il faut fuir tous deux!
L'amour, qui m'inspire,
Saura nous conduire.
Consens, ou j'expire
D'amour à tes yeux!
AGNÈS
Mon cœur qui t'adore,
Te prie et t'implore!
Quand viendra l'aurore
Fuis seul de ces lieux!
Tu vas me maudire…
Et dans mon délire
Je t'aime!… et j'expire
De crainte à tes yeux!
Jamais!
RODOLPHE
A tes genoux je tombe!
AGNÈS
Jamais!
RODOLPHE
Surmonte cet effroi!
A minuit!…
AGNÈS
Prends-pitié de moi!
C'est insulter et le ciel et la tombe…
Laisse-moi! laisse-moi!
RODOLPHE
O toi que j'adore!
O toi que j’implore!
Bien avant l'aurore
Il faut fuir tous deux!
L'amour, qui m'inspire,
Saura nous conduire.
Consens, ou j'expire
D'amour à tes yeux!
AGNÈS
Mon cœur, qui t'adore,
Te prie et t'implore!
Quand viendra l'aurore
Fuis seul de ces lieux!
Tu vas me maudire…
Et dans mon délire
Je t'aime!… et j'expire
De crainte à tes yeux!
(Rodolphe est aux genoux d'Agnès et redouble ses instances)
Scène Quatrième
(Les précédents, le comte de Luddorf, le Baron De Moldaw, chevaliers, vassaux et vassales)
LUDDORF, MOLDAW
Que vois-je?…
AGNÈS
Il est perdu!
RODOLPHE
Mon père!
LUDDORF
Qui, lui! mon fils… aux genoux
De l'épouse de son frère!
RODOLPHE
C'est moi qui suis son époux!
Moi qu’elle aimait! moi qu'elle aime!
Je le déclare à la face de tous!
A la face de Dieu, notre juge suprême!
LUDDORF
(à Rodolphe)
Renonce à cet amour!
RODOLPHE
Plutôt cent fois mourir!
Dussé-je être frappé par la main de mon frère,
Plus encor… par votre colère,
Plutôt mourir que d'obéir!
LUDDORF
Eh bien donc,
sur ton front que tombe l'anathème!
Scène Cinquième
(Les precedents, Pierre, qui est entré pendant ces derniers vers)
PIERRE
(à Rodolphe)
Ah! prêt à l'accabler, sur toi-même frémis!
L'anathème d’un père est celui de Dieu même!
AGNÈS
Et Rodolphe est votre fils!
LUDDORF
Un fils coupable! un fils rebelle!
Que la maison paternelle,
Que mon cœur et mes bras
lui soient donc interdits!…
Va-t'en, je te maudis!
PIERRE, AGNÈS, CHŒUR
O terreur qui m'accable!
Arrêt inexorable
Qui punit un coupable
Sur qui mon cœur gémit!
Qui prendra sur la terre
Pitié de sa misère,
Quand la voix de son père
Le frappe et le maudit?
LUDDORF, MOLDAW
Malheur au fils coupable!
D'un arrêt redoutable
C'est le ciel qui l'accable,
C'est Dieu qui le punit!
Loin de nous sur la terre
Qu'il traîne sa misère;
Le courroux de son père
Le frappe et le maudit!
RODOLPHE
C'en est fait, tout m'accable!
Par l'arrêt redoutable
Qui punit un coupable
Mon espoir est détruit.
Nul ami sur la terre
Ne reste à ma misère,
Car Agnès et mon père
M'ont proscrit et maudit!
RODOLPHE
Eh bien, je pars chassé…
je pars chassé loin d'elle!
Désespéré, maudit par la voix paternelle!
Mais contre tant de maux où vous m'avez réduit,
Bientôt la mort…
AGNÈS
(tremblante et s'approchant de Rodolphe lui dit à voix basse)
A minuit!
RODOLPHE
(avec transport)
A minuit!…
(avec joie)
O bonheur ineffable!
En mon sort misérable,
Quelle voix secourable
Tout à coup retentit!
Doux rayon qui m'éclaire,
Un ange tutélaire
Me reste sur la terre…
Je ne suis plus maudit!
AGNÈS
Je dois, quand tout l'accable,
Partager du coupable
Le destin misérable.
Il le sait… je l'ai dit!
Hélas! j’ai dû le faire:
Il n’a que moi sur terre,
Le courroux de son père
Le frappe et le maudit!
LUDDORF, MOLDAW
Malheur au fils coupable!
D'un arrêt redoutable
C'est le ciel qui l'accable,
C'est Dieu qui le punit.
Loin de nous sur la terre
Qu'il traîne sa misère;
Le courroux de son père
Le frappe et le maudit!
PIERRE, CHŒUR
O terreur qui m'accable!
Arrêt inexorable,
Qui punit un coupable
Sur qui mon cœur gémit!
Qui prendra sur la terre
Pitié de sa misère,
Quand la voix de son père
L'a proscrit et maudit?
(Moldaw entraîne sa fille; Luddorf renouvelle à Rodolphe l'ordre de s'éloigner, tandis que les soldats et vassaux de Luddorf, à genoux ou tendant les bras vers lui, semblent intercéder pour son fils, qui part accompagné et soutenu par Pierre. La toile tombe)