▼ACTE DEUXIÈME▲
(Un salon chez Gardefeu. – Portes au fond, à droite et à gauche)
▼SCÈNE PREMIÈRE▲
(Alphonse, puis Frick, puis Gabrielle)
▼ALPHONSE▲
Ah çà! mais, le train de Trouville est en retard, il paraît… Monsieur m'avait dit qu'il rentrerait tout de suite…
(On sonne)
Ah! c'est lui…
(Il ouvre la porte du fond)
Non, c'est Frick, le bottier.
▼FRICK▲
(paraît, portant à la main une paire de bottes d'homme et une de femme. – Accent allemand très-prononcé)
Oui, c'est moi.
▼ALPHONSE▲
Bonjour, monsieur Frick. M. de Gardefeu n'est pas ici, mais il va rentrer.
▼FRICK▲
Mon ami…
▼ALPHONSE▲
Qu'est-ce que c'est?
▼FRICK▲
Je vous en prie, laissez-moi…
▼ALPHONSE▲
Comment?
▼FRICK▲
J'ai eu la bonne fortune de rencontrer mademoiselle Gabrielle, la gantière, dans l'escalier; elle vient ici. – J'ai quelque chose à lui dire… Je vous en prie, laissez-moi.
▼ALPHONSE▲
Voyez-vous ça?
▼FRICK▲
Je vous en prie… laissez-moi.. Je vous ferai des bottes… pour rien… de belles bottes…
▼ALPHONSE▲
Oh! alors… je vous laisse…
(Il sort)
▼FRICK▲
Gabrielle… la gantière… la jolie gantière.
Duo
▼FRICK▲
Entrez! entrez, jeune fille à l'œil bleu!
Chez l'homme adoré des cocottes,
Monsieur Raoul de Gardefeu,
Vous apportez des gants, moi j'apporte des bottes!
▼GABRIELLE▲
Oui, j'apporte des gants.
▼FRICK▲
Moi, j'apporte des bottes,
L'aimable gantière!
▼GABRIELLE▲
Ah! le beau bottier!
▼FRICK▲
La noble carrière!
▼GABRIELLE▲
Le joli métier!
Je suis des premières.
▼FRICK▲
Je suis des premiers.
▼GABRIELLE▲
Parmi les gantières!
▼FRICK▲
Parmi les bottiers!
(Ensemble)
Voilà la gantière!
Voilà le bottier!
On peut-être fière,
On peut-être altier,
Quand on est gantière,
Quand on est bottier!
(Reprise)
L'aimable gantière, etc., etc.
▼FRICK▲
C'est la botte
Qui dénote
L'homme vraiment élégant,
C'est la botte!
▼GABRIELLE▲
Nul jeune homme
N'est en somme,
Dans le monde bien noté
S'il n'est finement ganté.
▼FRICK▲
S'il n'est finement botté.
C'est la botte
Qui dénote, etc., etc…
▼GABRIELLE▲
C'est le gant!
▼FRICK▲
(s'animant)
C'est la botte!
▼GABRIELLE▲
(de même)
C'est le gant!
(Rondeau)
Autrefois plus d'un amant
Tendre et galant,
De sa maîtresse osait voler le gant;
Au plus vite il l'emportait,
Il le cachait,
Et de baisers ardents le dévorait.
Il couvait ce cher trésor
Mieux que son or;
Il l'embrassait et l'embrassait encor.
Et puis, quand on se quittait,
On conservait
Ce gant mignon, souvenir qui restait.
Et plus tard, on le trouvait,
Quand les amours étaient finies,
Dans le fond d'un vieux coffret,
A côté des lettres jaunies.
On gardait nos gants jadis,
En souvenir de nos menottes;
Maintenant nos bons amis
Pourront aussi garder nos bottes,
Et plus tard nos amoureux
Devenus vieux
En rempliront une armoire chez eux;
Tout rêveurs, ils l'ouvriront,
Contempleront,
Et les voyant, ces bottes, ils diront:
Celle-ci, c'était madame
Paméla de Sandoval,
A qui je donnai mon âme,
Par un soir de carnaval.
Celle-là, c'était Denise
La friponne aux blonds cheveux.
(Prenant deux bottes de femmes dans les mains de Frick)
La comtesse et la marquise,
Les voici toutes les deux.
O transport d'un cœur glacé!
Rêve effacé!
Ces bottes-là c'est tout notre passé!
Et voilà, messieurs, comment
Le sentiment
Peut réunir et la botte et le gant!
▼FRICK▲
Vous êtes charmante, il faut que je vous embrasse.
▼GABRIELLE▲
(se défendant)
Non, non!
▼FRICK▲
Et si vous voulez, je vous épouse.
▼GABRIELLE▲
Vous!
▼FRICK▲
Et notez qu'en m'épousant vous n'épouseriez pas un bottier ordinaire.
▼GABRIELLE▲
Comment cela?
▼FRICK▲
Je ne fais pas seulement des bottes pour les messieurs, moi, mais je fais aussi des bottes pour les dames.
▼GABRIELLE▲
Vraiment, monsieur Frick?
▼FRICK▲
Des bottes… des petites bottes… quand je dis des petites bottes, je veux dire des grandes bottes…
▼GABRIELLE▲
Eh bien?
▼FRICK▲
Je vous en ferai moi des grandes bottes…
Voulez-vous que je vous prenne mesure?…
Venez, je vais vous prendre mesure.
▼GABRIELLE▲
Mais je ne veux pas.
▼FRICK▲
Moi… je veux absolument… je vais vous prendre mesure.
(Entre Alphonse)
▼SCÈNE II▲
(Les Mêmes, Alphonse)
▼ALPHONSE▲
Voilà M. de Gardefeu. Il ne peut vous parler maintenant. Il vous parlera tout à l'heure… entrez là…
▼FRICK▲
(à Gabrielle)
Je vais vous prendre mesure.
▼GABRIELLE▲
Mais non!… mais non!…
▼FRICK▲
Si fait!
▼ALPHONSE▲
Entrez, entrez donc!
(Il les pousse et les fait entrer dans une pièce à gauche)
▼SCÈNE III▲
(Gardefeu, Alphonse)
▼GARDEFEU▲
(entrant)
Alphonse!
▼ALPHONSE▲
Monsieur!
▼GARDEFEU▲
Descends et aide les gens qui sont en bas à monter les bagages!
▼ALPHONSE▲
Les bagages!
▼GARDEFEU▲
Eh! oui, les bagages… dépêche-toi!
(Alphonse sort)
▼SCÈNE IV▲
▼GARDEFEU▲
(seul)
Je leur ai dit qu'ils étaient au Grand-Hôtel, et je les ai amenés chez moi. Elle est très-jolie, la Suédoise, et je la tiens. L'important est de la garder. Où en sont-ils, ce mari et cette femme? Je vais risquer une épreuve.
(Entrent le baron, la baronne, Alphonse et une femme de chambre)
▼SCÈNE V▲
(Gardefeu, le baron, la baronne, Alphonse, une femme de chambre)
▼LE BARON▲
C'est très-bien ici… c'est très-bien…
▼GARDEFEU▲
Alphonse?
▼ALPHONSE▲
Monsieur?
▼GARDEFEU,▲
(à Alphonse)
Prenez les bagages qui sont à monsieur, et portez-les là…Ce sera votre chambre, monsieur le baron.
(Il désigne une porte à gauche)
▼LE BARON▲
Très-bien!
(Alphonse sort)
▼GARDEFEU▲
(à la femme de chambre, désignant une porte à droite)
Et vous, mademoiselle, faites porter là ce qui est à madame… Ce sera votre chambre, madame! Ici, M. le baron, et là, madame la baronne.
(La femme de chambre sort)
▼LE BARON▲
Parfaitement.
▼LA BARONNE▲
(avec effusion)
Merci, monsieur!
(à part)
Ce garçon a de l'esprit.
(Elle entre à droite)
▼GARDEFEU▲
(à part)
Voilà où ils en sont… Je ne suis pas fâché de le savoir.
▼SCÈNE VI▲
(Gardefeu, le baron)
▼GARDEFEU▲
Et vous, monsieur le baron, vous n'entrez pas?
▼LE BARON▲
Tout à l'heure… tout à l'heure!… Dites-moi donc…
▼GARDEFEU▲
Quoi, monsieur le baron?
▼LE BARON▲
Vous m'avez dit que j'étais au Grand-Hôtel; il est tout petit cet hôtel!…
▼GARDEFEU▲
Mais oui… vous êtes dans un des petits hôtels du Grand-Hôtel.
▼LE BARON▲
Je ne comprends pas bien.
▼GARDEFEU▲
C'est fort simple: le Grand-Hôtel étant plein, l'administration a dû acheter une foule de petits hôtels pour y loger les voyageurs. C'est dans un de ces petits hôtels que se trouve logé monsieur le baron.
▼LE BARON▲
Ah! l'administration a dû acheter?…
▼GARDEFEU▲
Mais oui, monsieur, mais oui, et il est bien probable que, Paris devenant de plus en plus une ville d'étrangers, dans la suite des temps, le Grand-Hôtel finira par envahir la ville tout entière. Alors, on ne demeurera plus à Paris, mais selon la fortune qu'on aura, on viendra à Paris passer quelque temps pour faire de bons dîners, aller au théâtre…
▼LE BARON▲
Et présenter ses hommages à de petites femmes…
▼GARDEFEU▲
(froidement)
Oui, monsieur le baron.
▼LE BARON▲
Je ne voudrais pas quitter Paris sans avoir présenté mes hommages à une de ces petites femmes.
▼GARDEFEU▲
(à part)
Ah! ah! je te vois venir. Mais…
▼LE BARON▲
Il y a un de mes amis, le baron de Frascata…
▼GARDEFEU▲
(se rappelant confusément ce nom)
Frascata!…
▼LE BARON▲
Il a connu à Paris une jeune dame qui jouait la comédie… une certaine Métella…
▼GARDEFEU▲
Ah! j'y suis, je m'en étais toujours douté…
▼LE BARON▲
Vous dites?…
▼GARDEFEU▲
Je dis que je le savais…
▼LE BARON▲
Et il m'a donné une lettre de… recommandation pour elle. Savez-vous où elle demeure?
▼GARDEFEU▲
Si je sais où demeure Métella!…
▼LE BARON▲
Comment le savez-vous?
▼GARDEFEU▲
Nous autres guides…
▼LE BARON▲
Eh bien! vous lui ferez parvenir cette lettre.
▼GARDEFEU▲
Tout de suite?
▼LE BARON▲
Oui, le plus vite possible… car…
Couplets
▼I▲
Dans cette ville toute pleine
De plaisir, de joie et d'amour,
Dans cette ville souveraine
Je ne ferai qu'un court séjour!
J'y resterai trois mois peut-être!
Or, trois mois, c'est bien peu, je crois,
Surtout quand on veut tout connaître!
Aussi, je veux, dans ces trois mois,
Je veux m'en fourrer jusque-là,
Portez la lettre à Métella,
Je veux m'en fourrer jusque-là!
▼II▲
Mon père, un gentilhomme austère,
Tint ma jeunesse avec rigueur.
Il ne comprenait rien, mon père,
Aux exigences de mon cœur!
J'ai dû garder ma robe blanche
Jusqu'à mon mariage, mais
Je prétends prendre ma revanche;
C'est le moment, ou bien jamais!
Je veux m'en fourrer jusque-là!…
Portez la lettre à Métella,
Je veux m'en fourrer jusque-là…
▼GARDEFEU▲
(à part)
Il est enragé.
(haut)
C'est entendu, monsieur, je ferai porter cette lettre.
▼LE BARON▲
C'est très-bien! A quelle heure dîne-t-on?
▼GARDEFEU▲
Mais à l'heure que vous voudrez.
▼LE BARON▲
Comment, à l'heure que je voudrai…
▼GARDEFEU▲
Sans doute!
▼LE BARON▲
Il n'y a donc pas de table d'hôte?
▼GARDEFEU▲
Vous tenez à dîner à table d'hôte?
▼LE BARON▲
Mais certainement, je voyage pour m'amuser… je n'ai pas envie de dîner en tête-à-tête avec la baronne.
▼GARDEFEU▲
(à part)
Oh! j'aime ce mot!
▼LE BARON▲
Et puis, je veux voir du monde, observer, rire… et s'il n'y a pas de table d'hôte ici, je m'en vais.
▼GARDEFEU▲
(à part)
Comment, il s'en va!…
(haut)
Ne vous en allez pas… il y en aura une… il faut qu'il y en ait une à tout prix!
▼LE BARON▲
A la bonne heure! Mais qu'est-ce que vous entendez par ces mots: à tout prix?
▼GARDEFEU▲
J'entends que l'on peut payer plus ou moins… si l'on prend des suppléments, par exemple…
▼LE BARON▲
C'est juste! A propos de prix… qu'est-ce que je vais dépenser ici?
▼GARDEFEU▲
Combien de personnes êtes-vous?
▼LE BARON▲
Quatre: la baronne et moi, la femme de chambre et le domestique.
▼GARDEFEU▲
(à part)
Comment, je vais lui prendre de l'argent pour… oh! c'est indigne!
▼LE BARON▲
Eh bien, ça me coûtera?…
▼GARDEFEU▲
(à part)
Prenons-lui en très-peu, au moins.
▼LE BARON▲
(à part)
J'irai bien jusqu'à cent, cent vingt francs par jour.
(haut)
Eh bien?
▼GARDEFEU▲
Eh bien! mais ça sera dix-francs!
▼LE BARON▲
Dix francs!
▼GARDEFEU▲
Aimez-vous mieux cent sous?
▼LE BARON▲
Par tête?
▼GARDEFEU▲
Non, pour tout le monde!
▼LE BARON▲
C'est bien bon marché! Comment pouvez-vous vous en tirer?
▼GARDEFEU▲
Oh! je vais vous dire… c'est une compagnie… moi, je suis employé… j'ai un traitement fixe… alors, ça m'est bien égal… si la compagnie fait de mauvaises affaires… ça regarde ceux qui ont des actions… vous devez comprendre que je n'en ai pas, moi; j'ai un traitement fixe. Je ne tiens qu'à une chose: c'est à ce que mes voyageurs soient de bonne humeur. Pour cela, je les fais payer très- peu… ainsi, je vous ai dit cent sous… voulez-vous que ce soit quatre francs?… trois francs dix sous…
▼LE BARON▲
Non! non! je ne veux pas lésiner… pour une pièce de quinze sous…
▼GARDEFEU▲
C'est entendu, alors…
▼LE BARON▲
(à part)
Et on dit que la vie est chère à Paris!
(haut)
A quelle heure la table d'hôte?
▼GARDEFEU▲
La table d'hôte?
▼LE BARON▲
Eh bien, oui, la table d'hôte.
▼GARDEFEU▲
Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus… à sept heures, la table d'hôte… à sept heures… Voulez-vous huit heures? voulez-vous neuf heures?
▼LE BARON▲
Non! non! vous avez dit sept heures. C'est très-bien… J'entre dans ma chambre et je vais m'habiller! Et que le dîner soit bon, parce que… je veux m'en fourrer jusque-là.
(Il sort en fredonnant le refrain)
▼SCÈNE VII▲
▼GARDEFEU▲
(seul)
Une table d'hôte!… On peut tenir vingt dans ma salle à manger, à la rigueur… mais il faudrait trouver des gens pour cette table d'hôte… où en trouverai-je?
(Entre Gabrielle poursuivie par Frick)
▼SCÈNE VIII▲
(Gardefeu, Frick, Gabrielle)
▼GABRIELLE▲
(s'enfuyant)
Ah!
▼GARDEFEU▲
Qu'est-ce que c'est, monsieur Frick.
▼GABRIELLE▲
Voulez-vous bien me laisser, monsieur Frick?…
▼FRICK▲
J'apporte vos bottes.
▼GABRIELLE▲
Et moi vos gants.
▼GARDEFEU▲
(avec éclat)
Ah! quelle idée!
▼FRICK▲
Quoi donc?
▼GARDEFEU▲
Mes amis, écoutez-moi… vous ne remarquez pas une chose… c'est que nous n'avons jamais dîné ensemble…
▼FRICK▲
Tiens, c'est vrai!
▼GABRIELLE▲
Jamais! jamais!
▼FRICK▲
Mais quand vous voudrez…
▼GARDEFEU▲
Aujourd'hui, ça vous va-t-il?
▼FRICK▲
(hésitant)
Aujourd'hui?
▼GARDEFEU▲
Serais-tu déjà invité?
▼FRICK▲
Non… aujourd'hui, ça va.
▼GARDEFEU▲
Très-bien! mais ce n'est pas tout, vous devez avoir des amis et des amies?
▼FRICK▲
Sans doute!
▼GARDEFEU▲
Eh bien, si vous profitiez de l'occasion pour amener une dizaine des uns et des autres?
▼FRICK▲
Je veux bien, moi.
▼GABRIELLE▲
Je ne demande pas mieux.
▼GARDEFEU▲
Et puis, si vous voulez, pour que ce soit tout à fait drôle… au lieu de garder vos noms, vous prendrez ceux de vos clients et clientes. Mais, j'y pense, une table d'hôte! il n'y a pas de table d'hôte sans major! Il me faudrait absolument un major!
(A Frick)
Vous rappelez-vous celui dont je vous ai procuré la pratique?
▼FRICK▲
Parfaitement; il ne m'a pas payé… je l'ai fait saisir, et j'ai fini par en tirer une vieille redingote à brandebourgs.
▼GARDEFEU▲
C'est tout ce qu'il faut. Ce soir, vous mettrez cette redingote, et vous serez le major Èdouard.
▼FRICK▲
Le major… mais je ne saurai pas faire le major…
▼GARDEFEU▲
Bah! une fois que vous aurez la redingote… et les brandebourgs surtout!… Il me faudrait aussi la veuve d'un colonel.
▼GABRIELLE▲
J'en connais une, et si vous voulez, je me chargerai du rôle.
▼GARDEFEU▲
Voilà qui est entendu alors… vous serez le major… vous serez, vous, la veuve du colonel. A sept heures, revenez!…
▼FRICK ET GABRIELLE▲
A sept heures!
(Frick et Gabrielle sortent)
▼GARDEFEU▲
Ça va très-bien, j'aurai ma table d'hôte…
(Entre Bobinet, il a l'air navré, il traverse la scène et va tomber avec accablement sur un fauteuil)
▼SCÈNE IX▲
(Gardefeu, Bobinet)
▼GARDEFEU▲
Qu'est-ce que tu as, toi?
▼BOBINET▲
Et moi qui m'étais décidé à aller chez les femmes du monde parce que je n'avais plus le sou!… Ah! mon ami! J'arrive de la rue de Varennes…
▼GARDEFEU▲
La petite comtesse de la Roche-Trompette n'était pas chez elle…
▼BOBINET▲
Elle y était…
▼GARDEFEU▲
Elle ne t'a pas bien reçu?…
▼BOBINET▲
Elle m'a presque sauté au cou.
▼GARDEFEU▲
Eh bien, alors…
▼BOBINET▲
Je revenais aux femmes du monde parce que je commençais à trouver que les autres coûtaient trop cher… Eh bien! sais-tu ce qu'elle m'a dit, la comtesse Diane?… elle m'a dit… mon ami, vous pouvez me sauver, j'ai absolument besoin de cinquante mille francs.
▼GARDEFEU▲
Oh!
▼BOBINET▲
Prêtez-les moi, je vous les rendrai jeudi soir, à sept heures dix minutes; je lui ai répondu: Comtesse, vous les aurez dans deux heures, et je suis parti.
▼GARDEFEU▲
Comment tu vas?…
▼BOBINET▲
Moi…mais je n'ai pas le sou.
▼GARDEFEU▲
Eh bien alors tu n'aurais pas dû promettre.
▼BOBINET▲
Ça l'a rendue si heureuse… c'est un bonheur qui ne durera que deux heures… mais enfin, c'est toujours ça…
(Avec fureur)
Ah! les femmes du monde!…
▼GARDEFEU▲
N'en dis pas de mal… il y a là… une baronne suédoise… que j'ai trouvée à la gare…
▼BOBINET▲
Oui, je sais, ton domestique vient de me prévenir… j'aurais bien ri si j'avais été moins triste.
▼GARDEFEU▲
Tu es triste?…
▼BOBINET▲
Je suis navré, profondément navré!
▼GARDEFEU▲
Tant pis! si tu avais été gai, tu aurais pu me rendre service.
▼BOBINET▲
Ah! mon ami, que veux-tu, tu me prends dans un mauvais moment… Cependant pour un ami… Si j'avais été gai… distu… Attends un peu.
(Il se chatouille et se met à rire d'un rire forcé)
Ah! ah! ah!
(Puis ensuite très-froidement)
Je suis gai, maintenant je suis gai.
▼GARDEFEU▲
Comment il ne te faut que ça.
▼BOBINET▲
Pas autre chose.
▼GARDEFEU▲
Eh bien, ce soir, pour garder ici le baron et la baronne de Gondremarck, j'ai improvisé une table d'hôte. Demain, pour que la femme restât seule ici et que le baron restât dehors tard, très-tard… il faudrait…
▼BOBINET▲
Il faudrait?…
▼GARDEFEU▲
Eh! je ne sais pas ce qu'il faudrait, si je le savais!…
▼BOBINET▲
Ce soir, une table d'hôte, m'as-tu dit?
▼GARDEFEU▲
Oui!…
▼BOBINET▲
Mieux que cela, moi, demain, la même idée plus en grand, |une fête de nuit dans l'hôtel de Quimper-Karadec en l'honneur de ton Suédois.
▼GARDEFEU▲
Ah! se serait superbe! mais comment feras-tu?
▼BOBINET▲
Ma tante, la douairière de Quimper-Karadec, est absente… L'hôtel est à ma disposition… Il y a dans l'hôtel, avec moi, deux domestiques, Prosper et Urbain, deux drôles qui ont un esprit du diable. Il y a la femme de chambre et les six nièces du concierge. Voilà les invités… Comme c'est heureux que le frère du concierge ait eu ces six enfants-là? Nous n'aurions pas eu d'invités sans cela… Envoie-moi ton baron…
▼GARDEFEU▲
Et tu le retiendras très-tard à la fête…
▼BOBINET▲
Dame! ce sera l'affaire de ces dames…
▼GARDEFEU▲
Ah! mon ami, tu me sauves!…
▼BOBINET▲
Tu ne m'as demandé que de la gaieté, toi… Si madame de la Roche-Trompette ne m'avait demandé que ça… Ah! les femmes du monde!
(Entre la baronne)
▼GARDEFEU▲
(à Bobinet)
Chut!
▼SCÈNE X▲
(Gardefeu, Bobinet, la baronne)
▼LA BARONNE▲
(à Gardefeu)
Quel est ce monsieur?
▼BOBINET▲
(bas à Gardefeu)
Présente-moi…
▼GARDEFEU▲
(à la baronne)
Oh! madame la baronne, ce n'est rien du tout.
▼BOBINET▲
(piqué)
Comment…
▼GARDEFEU▲
C'est l'horloger de l'hôtel… c'est lui qui remonte les huit cents pendules du Grand-Hôtel…
(Poussant Bobinet vers la porte)
Allez, mon ami, allez…
▼BOBINET▲
Mon Dieu, oui, madame, je suis l'horloger du Grand-Hôtel…
(Il va à la cheminée, prend la pendule d'une main et de l'autre la remonte très-vivement)
Voyez-vous, madame, on a tort de se faire un monde de ces sortes de choses… Rien de plus simple… Il n'y a qu'à tourner jusqu'à ce qu'on rencontre une petite résistance.
(Le grand ressort se casse avec un bruit effroyable)
Vous voyez, madame, j'ai rencontré la petite résistance.
(Il salue et sort en emportant la pendule)
▼SCÈNE XI▲
(Gardefeu, la baronne)
▼LA BARONNE▲
Monsieur!…
▼GARDEFEU▲
Madame…
▼LA BARONNE▲
Voici ce que j'ai trouvé dans une coupe sur la cheminée!
▼GARDEFEU▲
Quoi donc, madame?…
▼LA BARONNE▲
Cinq bagues tres-jolies, ma foi…
▼GARDEFEU▲
Ah! c'est vrai… c'est à…
▼LA BARONNE▲
C'est à…
▼GARDEFEU▲
A la personne qui logeait là avant vous, madame.
▼LA BARONNE▲
Ah! il y avait une dame?…
▼GARDEFEU▲
Oui!
▼LA BARONNE▲
Jolie?…
▼GARDEFEU▲
Très-jolie…
▼LA BARONNE▲
Il y avait un monsieur aussi?…
▼GARDEFEU▲
Comment?
▼LA BARONNE▲
Oui, car j'ai trouvé ce billet… Oh! je n'ai lu que le premier… mot… Mon cher Raoul!
▼GARDEFEU▲
Raoul, c'est mon nom…
▼LA BARONNE▲
Comment, c'est à vous?…
▼GARDEFEU▲
(changeant de ton et amèrement)
A moi, non pas, madame, non pas!… Cette lettre est adressée à un autre Raoul… Est-ce qu'on m'écrirait
une lettre comme cela à moi?… Est-ce qu'on peut m'aimer, moi?..
(Regard étonné de la baronne… Gardefeu s'arrête et changeant de ton)
Si vous le voulez, madame, je ferai remettre à cette personne les bagues et la lettre.
▼LA BARONNE▲
C'est entendu…
▼SCÈNE XII▲
(Les mêmes, Métella)
▼ALPHONSE▲
(entrant)
Monsieur, monsieur!…
▼GARDEFEU▲
Qu'est-ce que c'est?
▼ALPHONSE▲
Mademoiselle Métella, monsieur…
▼GARDEFEU▲
Métella!
▼LA BARONNE▲
Eh bien! monsieur, qu'arrive-t-il encore?
▼GARDEFEU▲
Mais rien du tout, madame, rien du tout.
(Métella entre par le fond)
▼MÉTELLA,▲
(à part)
Qu'est-ce que je vois?
▼GARDEFEU▲
(essayant de se remettre)
Tenez, madame, voici justement la personne qui logeait là avant vous.
▼LA BARONNE▲
(saluant)
Madame…
▼MÉTELLA▲
(saluant)
Madame…
▼LA BARONNE▲
J'ai trouvé divers objets qui vous appartenaient madame… et je viens de charger monsieur de vous les remettre.
▼MÉTELLA▲
(à part)
Par exemple!
▼LA BARONNE▲
Je rentre chez moi…
▼MÉTELLA▲
(à part)
Chez elle!
▼LA BARONNE▲
A quelle heure le dîner?
▼GARDEFEU▲
A sept heures…
▼LA BARONNE▲
(saluant)
Madame.
▼MÉTELLA▲
(de même)
Madame…
(La baronne entre chez elle)
▼SCÈNE XIII▲
(Métella, Gardefeu)
▼MÉTELLA▲
Eh bien! mais, dites donc, je venais pour vous donner une explication… Il me semble que je ferais bien de commencer par vous en demander une.
▼GARDEFEU▲
A quoi bon?
▼MÉTELLA▲
Si j'y tenais pourtant…
▼GARDEFEU▲
Je vous dirais que je suis tombé dans la misère, et qu'alors l'idée m'est venue de louer mon hôtel en garni et de me faire guide.
▼MÉTELLA▲
Guide!
▼GARDEFEU▲
Oui, il y a ici un baron et une baronne, je suis leur guide.
▼MÉTELLA▲
Ah! enfin!
▼GARDEFEU▲
Voilà mon explication… à votre tour… Quel était ce monsieur tout à l'heure à la gare?…
▼MÉTELLA▲
A quoi bon?… c'est fini nous deux…
▼GARDEFEU▲
Oui, c'est fini!
▼MÉTELLA▲
Alors, je trouve bien inutile…
▼GARDEFEU▲
C'est vrai… voilà vos bagues…
▼MÉTELLA▲
Il n'y en a que cinq?
▼GARDEFEU▲
Est-ce que vous en avez laissé plus?
▼MÉTELLA▲
Je ne sais pas… je croyais…
▼GARDEFEU▲
Vous avez raison… il y en avait six; nous retrouverons la sixième.
▼MÉTELLA▲
Était-ce une bague?… c'était un bracelet peut-être!
▼GARDEFEU▲
Comme vous voudrez….
▼MÉTELLA▲
Un bracelet alors, avec des émeraudes…
▼GARDEFEU▲
Avec des émeraudes…
▼MÉTELLA▲
Adieu, alors!
▼GARDEFEU▲
Non, pas encore adieu!
▼MÉTELLA▲
Comment?
▼GARDEFEU▲
J'ai une lettre pour vous.
▼MÉTELLA▲
Une lettre de qui?…
▼GARDEFEU▲
Du baron de Frascata…
▼MÉTELLA▲
(se souvenant vaguement de ce nom et cherchant ce qu'il lui rappelle)
Le baron de Frascata…
▼GARDEFEU▲
Celui qui l'hiver dernier… Je m'en étais toujours douté!
▼MÉTELLA▲
Mais puisque je vous jure…
▼GARDEFEU▲
Eh! à quoi bon maintenant?
▼MÉTELLA▲
Tu es bête!… Et à quel propos m'écrit-il, ce baron de Frascata?
▼GARDEFEU▲
Mais lisez, vous allez voir.
▼MÉTELLA▲
(lisant)
Vous souvient-il, ma belle,
D'un homme qui s'appelle
Jean-Stanislas, baron de Frascata?
En la saison dernière,
Quelqu'un, sur ma prière,
Dans un grand bal, chez vous me présenta!
Je vous aimai, moi, cela va sans dire!
M'aimâtes-vous? je n'en crus jamais rien;
Vous le disiez, mais avec quel sourire!
De l'amour, non! mais ça le valait bien!
Ça dura six semaines,
Qui furent toutes pleines
Des passe-temps les plus extravagants!
Les verres qui se brisent,
Et les lèvres qui disent
Un tas de mots cavaliers et fringants!
Ah! le bon temps! six semaines d'ivresses!
Les longs soupers, les joyeuses chansons!
Et vous surtout, la perle des maîtresses,
Vous avant tout… mais sur ce point glissons!
Vous dirai-je, ma mie,
Qu'à présent je m'ennuie
Comme un perdu dans le fief paternel,
Et que ma seule joie,
Dans le noir que je broie,
Est de rêver d'un boudoir bleu de ciel!
Si vous saviez comme c'est chose rare,
Que le plaisir dans notre froid pays,
Si vous saviez surtout… mais je m'égare,
N'oublions pas pourquoi je vous écris!
Un digne gentilhomme,
Mon ami, que l'on nommo
De Gondremark, s'en va demain matin.
Son caprice l'entraîne,
Vers les bords de la Seine.
Je crois qu'il veut s'y divertir un brin.
Or, tout à l'heure, il m'a pris pour me dire:
Où dois-je aller pour m'amuser, mais là!
Moi souriant… pardonnez ce sourire,
J'ai répondu: Va-t'en chez Métella!
Écoutez ma prière,
Recevez-le, ma chère;
Comme autrefois, soyez bonne aujourd'hui!
Prenez pour le séduire,
Votre plus doux sourire,
Je vous réponds absolument de lui.
Je vous l'envoie, et quand plus tard, ma belle,
Il reviendra, car il doit revenir,
O Métella! faites qu'il se rappelle
Tout ce dont moi j'ai le ressouvenir!
En la saison dernière,
Quelqu'un, sur ma prière,
Dans un grand bal, chez vous me présenta.
Vous souvient-il, ma belle
De celui qui s'appelle
Jean-Stanislas, baron de Frascata?
▼MÉTELLA▲
Et qu'est-ce que c'est que ce baron de Gondremarck?
▼GARDEFEU▲
Mais c'est mon locataire.
▼MÉTELLA▲
Allons donc!
▼GARDEFEU▲
C'est celui que je dois guider…
▼MÉTELLA▲
Ah! c'est le mari de la dame qui…
▼GARDEFEU▲
Justement…
▼MÉTELLA▲
Elle est jolie… mes compliments…
▼GARDEFEU▲
Oh! je ne les mérite pas encore…
▼MÉTELLA▲
Tu es bête!
(à part)
Ah! brigand!
(Entre le baron)
▼SCÈNE XIV ▲
(Les mêmes, le baron)
▼LE BARON▲
Me voilà, moi!…
(voyant Métella)
Oh!
▼GARDEFEU▲
C'est elle!
▼LE BARON▲
(avec enthousiasme)
Ah! c'est elle!…
(très froidement)
Qui, elle?…
▼GARDEFEU▲
Métella!…
▼LE BARON▲
Oh! madame…
▼MÉTELLA▲
M. de Gondremarck?
▼LE BARON▲
Lui-même!
▼MÉTELLA,▲
(très digne)
Le baron de Frascata était de mes amis, monsieur, et je ne fermerai certes pas ma porte à une personne qui m'est recommandée par lui.
▼LE BARON▲
Vous avez lu la lettre?…
▼MÉTELLA▲
Oui…
▼LE BARON▲
Il y a une réponse.
▼MÉTELLA▲
(très-digne)
Mais je pense que vous me ferez l'amitié de venir la chercher chez moi…
(Gondremarck s'approche vivement de Métella, et lui offre le bras)
… dans quelques jours…
▼LE BARON▲
(affligé)
Dans quelques jours!… Pourquoi dans quelques jours?
▼MÉTELLA▲
Parce que je le veux ainsi…
(regardant Gardefeu)
Ah je me vengerai…
(Saluant le baron)
Monsieur…
▼LE BARON▲
Madame…
(Métella sort)
▼SCÈNE XV▲
(Le baron, Gardefeu)
▼LE BARON▲
Dans quelques jours!… j'aurais préféré… Enfin!… sept heures moins dix… dans dix minutes, la table d'hôte!
▼GARDEFEU▲
La table d'hôte… ah! oui.
(à part)
Mais je l'ai oubliée, moi… il n'y aura rien du tout pour dîner…
▼ALPHONSE▲
(annonçant)
Le major Èdouard…
(Entre Frick en major, tournure et physionomie entièrement changées, pantalon large, rédingote verte avec des brandebourgs)
▼SCÈNE XVI▲
(Les mêmes, Frick)
▼GARDEFEU▲
Ah! voilà les convives qui commencent à arriver!…
▼FRICK▲
(bas à Gardefeu)
Suis-je bien?…
▼GARDEFEU▲
Vous êtes superbe!
(haut)
M. le baron, je vous laisse avec le major… major, je vous laisse avec le baron, je vais m'occuper du dîner.
(Il sort)
▼LE BARON▲
Ainsi vous êtes major?…
▼FRICK▲
Je le suis…
▼LE BARON▲
Mais… pardonnez-moi cette ignorance, je suis étranger.. Qu'est-ce que c'est au juste qu'un major?…
▼FRICK▲
Un major…
▼LE BARON▲
Oui…
▼FRICK▲
Il y en a de différentes espèces… Il y a d'abord le major, un brave soldat, un soldat respectable… Ça n'est pas moi. Il y a aussi le tambour-major… Ça n'est pas moi non plus. Enfin, il y a le major de table d'hôte …
(avec orgueil)
Ça c'est moi…
▼LE BARON▲
Ah! ah! vous êtes…
▼FRICK▲
Écoutez…
Couplets
▼I▲
Pour découper adroitement,
Pour assaisonner savamment,
Pour faire sauter les bouchons
Et pour offrir les cornichons,
Pour décocher à tout propos
Des traits malins, de jolis mots,
C'est moi le coq. – Dans cet emploi
Nul ne peut lutter avec moi!
Je suis le major.
Partout où l'on dîne,
D'une façon fine
Paraît le major!
Je coupe,
Découpe,
Fais sauter la coupe,
Et possède encor
Mille autres talents. Je suis le major!
▼II▲
J'ai toujours, après dîner,
Pour avis qu'il faut cartonner;
Baccarat ou bien lansquenet,
J'ai dans ma poche un jeu tout prêt.
Mais c'est surtout à l'écarté
Que brille ma dextérité.
Et quand il faut tourner le roi
Nul ne peut lutter avec moi.
Je suis le major,
Partout où l'on joue,
Partout où l'on floue
Paraît le major!
Je coupe,
Découpe,
Fais sauter la coupe,
Et possède encor,
Mille autres talents. Je suis le major!
▼FRICK▲
Vous savez maintenant ce que c'est qu'un major.
▼LE BARON▲
Vous êtes un farceur… mais je comprends la plaisanterie.
▼FRICK▲
(regardant les bottes du baron)
Ah çà! mais…
▼LE BARON▲
Mais quoi?
▼FRICK▲
Qu'est-ce que vous avez là? qu'est-ce qui vous a fait ça?
▼LE BARON▲
Ça, quoi?
▼FRICK▲
Ça là!
▼LE BARON▲
Mes bottes?
▼FRICK▲
Vous appelez ça des bottes! Otez ça… ôtez!… ça n'est pas des bottes… ôtez ça.
▼LE BARON▲
Comment que j'ôte…
▼FRICK▲
Elles sont affreuses!
▼LE BARON▲
(regardant les bottes de Frick)
Avec ça que les vôtres…
▼FRICK▲
Moi, c'est différent… j'ai le droit d'être mal chaussé, moi.
▼LE BARON▲
Pourquoi ça?
▼FRICK▲
Il y a un proverbe… Enfin j'ai le droit d'être mal chaussé… mais je vous en ferai, moi, des bottes…
▼LE BARON▲
Vous, major?
▼FRICK▲
Oui je vous en ferai, et vous verrez ce que c'est que des bottes! Otez! ôtez!… je vais vous prendre mesure…
(Il tire de sa poche un compas de cordonnier et veut s'emparer de l'une des jambes du baron)
Laissez-moi faire…
▼LE BARON▲
(se débattant)
Mais qu'est-ce que c'est que ce major-là?
(Entre Gardefeu qui se jette entre eux et les sépare)
▼GARDEFEU▲
à Frick
Eh bien, major…
▼FRICK▲
Mais regardez donc ces bottes…
▼GARDEFEU▲
(au baron)
Voici les habitués de la table d'hôte.
▼SCÈNE XVII▲
(Les mêmes, bottiers, gantières, puis Gabrielle)
▼CHŒUR▲
Nous entrons dans cette demeure,
Avec un appétit d'enfer,
On y dîne à la septième heure,
Rien par tête… ce n'est pas cher.
(Vers la fin du chœur paraît Gabrielle. Gardefeu va la recevoir)
▼GARDEFEU▲
(au baron)
Permettez que je vous présente
Madame de Sainte-Amaranthe.
▼LE BARON▲
Je rends hommage
A sa beauté,
Mais pourquoi ce nuage
Sur son front attristé?
▼CHŒUR▲
Oui, pourquoi ce nuage
Sur son front attristé?
▼TOUS▲
(Parlé)
Oui, pourquoi? pourquoi?
▼GABRIELLE▲
▼I▲
Je suis veuve d'un colonel
Qui mourut à la guerre!
J'ai chez moi… regret éternel!
Son casque sous un verre!
Maintenant je vis à l'hôtel,
Mais de telle manière
Que de là-haut, du haut du ciel,
Sa demeure dernière,
Il est content, mon colonel,
Ou, du moins, je l'espère.
Es-tu content, mon colonel?
▼CHŒUR▲
(faisant le salut militaire)
Es-tu content, mon colonel?
▼GABRIELLE▲
▼II▲
Pour remplacer mon colonel,
Maint et maint téméraire
M'ont parlé d'amour, d'un ton tel,
Qu'ils m'ont mise en colère!
J'ai par un refus si formel
Repoussé leur prière,
Que de là-haut, du haut du ciel,
Sa demeure dernière,
Il est content, mon colonel,
Ou, du moins, je l'espère.
Es-tu content, mon colonel?
▼CHOEUR▲
Es-tu content, son colonel?
▼GARDEFEU▲
(parlé)
Mesdames et messieurs, le dîner est servi.
▼CHOEUR▲
Nous avons faim, nous avons faim.
▼GARDEFEU▲
Ne faites donc pas tant de train.
▼LE BARON▲
Monsieur le guide, regardez…
Vos convives, Dieu me pardonne!
Ne sont pas distingués.
▼GARDEFEU▲
Que voulez-vous que l'on vous donne
Pour ce que vous payez?
▼FRICK▲
Par saint Crépin!
Nous arrivons, et le chemin
Pour dîner nous a mis en train,
Par saint Crépin.
▼CHOEUR▲
Par saint Crépin!
Nous avons une faim du diable,
Et nous voulons nous mettre à table,
Par saint Crépin!
Tyrolienne
▼GABRIELLE▲
On est v'nu m'inviter
La la la la la la,
M'inviter à dîner,
La la la la la la,
Moi j'ai sans façon,
Dit que j'voulais bien,
Pourvu qu' ce fût bon
Et que ça n'coûtât rien.
La la la la la.
▼TOUS▲
La la la la la.
▼CHOEUR▲
A table, à table,
Nous avons une faim du diable.
A table! à table!
(Reprise de la Tyrolienne. Valse générale. Tableau)
ACTE DEUXIÈME
Un salon chez Gardefeu. – Portes au fond, à droite et à gauche
SCÈNE PREMIÈRE
Alphonse, puis Frick, puis Gabrielle
ALPHONSE
Ah çà! mais, le train de Trouville est en retard, il paraît… Monsieur m'avait dit qu'il rentrerait tout de suite…
On sonne
Ah! c'est lui…
Il ouvre la porte du fond
Non, c'est Frick, le bottier.
FRICK
paraît, portant à la main une paire de bottes d'homme et une de femme. – Accent allemand très-prononcé
Oui, c'est moi.
ALPHONSE
Bonjour, monsieur Frick. M. de Gardefeu n'est pas ici, mais il va rentrer.
FRICK
Mon ami…
ALPHONSE
Qu'est-ce que c'est?
FRICK
Je vous en prie, laissez-moi…
ALPHONSE
Comment?
FRICK
J'ai eu la bonne fortune de rencontrer mademoiselle Gabrielle, la gantière, dans l'escalier; elle vient ici. – J'ai quelque chose à lui dire… Je vous en prie, laissez-moi.
ALPHONSE
Voyez-vous ça?
FRICK
Je vous en prie… laissez-moi.. Je vous ferai des bottes… pour rien… de belles bottes…
ALPHONSE
Oh! alors… je vous laisse…
Il sort
FRICK
Gabrielle… la gantière… la jolie gantière.
Duo
FRICK
Entrez! entrez, jeune fille à l'œil bleu!
Chez l'homme adoré des cocottes,
Monsieur Raoul de Gardefeu,
Vous apportez des gants, moi j'apporte des bottes!
GABRIELLE
Oui, j'apporte des gants.
FRICK
Moi, j'apporte des bottes,
L'aimable gantière!
GABRIELLE
Ah! le beau bottier!
FRICK
La noble carrière!
GABRIELLE
Le joli métier!
Je suis des premières.
FRICK
Je suis des premiers.
GABRIELLE
Parmi les gantières!
FRICK
Parmi les bottiers!
Ensemble
Voilà la gantière!
Voilà le bottier!
On peut-être fière,
On peut-être altier,
Quand on est gantière,
Quand on est bottier!
Reprise
L'aimable gantière, etc., etc.
FRICK
C'est la botte
Qui dénote
L'homme vraiment élégant,
C'est la botte!
GABRIELLE
Nul jeune homme
N'est en somme,
Dans le monde bien noté
S'il n'est finement ganté.
FRICK
S'il n'est finement botté.
C'est la botte
Qui dénote, etc., etc…
GABRIELLE
C'est le gant!
FRICK
s'animant
C'est la botte!
GABRIELLE
de même
C'est le gant!
Rondeau
Autrefois plus d'un amant
Tendre et galant,
De sa maîtresse osait voler le gant;
Au plus vite il l'emportait,
Il le cachait,
Et de baisers ardents le dévorait.
Il couvait ce cher trésor
Mieux que son or;
Il l'embrassait et l'embrassait encor.
Et puis, quand on se quittait,
On conservait
Ce gant mignon, souvenir qui restait.
Et plus tard, on le trouvait,
Quand les amours étaient finies,
Dans le fond d'un vieux coffret,
A côté des lettres jaunies.
On gardait nos gants jadis,
En souvenir de nos menottes;
Maintenant nos bons amis
Pourront aussi garder nos bottes,
Et plus tard nos amoureux
Devenus vieux
En rempliront une armoire chez eux;
Tout rêveurs, ils l'ouvriront,
Contempleront,
Et les voyant, ces bottes, ils diront:
Celle-ci, c'était madame
Paméla de Sandoval,
A qui je donnai mon âme,
Par un soir de carnaval.
Celle-là, c'était Denise
La friponne aux blonds cheveux.
Prenant deux bottes de femmes dans les mains de Frick
La comtesse et la marquise,
Les voici toutes les deux.
O transport d'un cœur glacé!
Rêve effacé!
Ces bottes-là c'est tout notre passé!
Et voilà, messieurs, comment
Le sentiment
Peut réunir et la botte et le gant!
FRICK
Vous êtes charmante, il faut que je vous embrasse.
GABRIELLE
se défendant
Non, non!
FRICK
Et si vous voulez, je vous épouse.
GABRIELLE
Vous!
FRICK
Et notez qu'en m'épousant vous n'épouseriez pas un bottier ordinaire.
GABRIELLE
Comment cela?
FRICK
Je ne fais pas seulement des bottes pour les messieurs, moi, mais je fais aussi des bottes pour les dames.
GABRIELLE
Vraiment, monsieur Frick?
FRICK
Des bottes… des petites bottes… quand je dis des petites bottes, je veux dire des grandes bottes…
GABRIELLE
Eh bien?
FRICK
Je vous en ferai moi des grandes bottes…
Voulez-vous que je vous prenne mesure?…
Venez, je vais vous prendre mesure.
GABRIELLE
Mais je ne veux pas.
FRICK
Moi… je veux absolument… je vais vous prendre mesure.
Entre Alphonse
SCÈNE II
Les Mêmes, Alphonse
ALPHONSE
Voilà M. de Gardefeu. Il ne peut vous parler maintenant. Il vous parlera tout à l'heure… entrez là…
FRICK
à Gabrielle
Je vais vous prendre mesure.
GABRIELLE
Mais non!… mais non!…
FRICK
Si fait!
ALPHONSE
Entrez, entrez donc!
Il les pousse et les fait entrer dans une pièce à gauche
SCÈNE III
Gardefeu, Alphonse
GARDEFEU
entrant
Alphonse!
ALPHONSE
Monsieur!
GARDEFEU
Descends et aide les gens qui sont en bas à monter les bagages!
ALPHONSE
Les bagages!
GARDEFEU
Eh! oui, les bagages… dépêche-toi!
Alphonse sort
SCÈNE IV
GARDEFEU
seul
Je leur ai dit qu'ils étaient au Grand-Hôtel, et je les ai amenés chez moi. Elle est très-jolie, la Suédoise, et je la tiens. L'important est de la garder. Où en sont-ils, ce mari et cette femme? Je vais risquer une épreuve.
Entrent le baron, la baronne, Alphonse et une femme de chambre
SCÈNE V
Gardefeu, le baron, la baronne, Alphonse, une femme de chambre
LE BARON
C'est très-bien ici… c'est très-bien…
GARDEFEU
Alphonse?
ALPHONSE
Monsieur?
GARDEFEU,
à Alphonse
Prenez les bagages qui sont à monsieur, et portez-les là…Ce sera votre chambre, monsieur le baron.
Il désigne une porte à gauche
LE BARON
Très-bien!
Alphonse sort
GARDEFEU
à la femme de chambre, désignant une porte à droite
Et vous, mademoiselle, faites porter là ce qui est à madame… Ce sera votre chambre, madame! Ici, M. le baron, et là, madame la baronne.
La femme de chambre sort
LE BARON
Parfaitement.
LA BARONNE
avec effusion
Merci, monsieur!
à part
Ce garçon a de l'esprit.
Elle entre à droite
GARDEFEU
à part
Voilà où ils en sont… Je ne suis pas fâché de le savoir.
SCÈNE VI
Gardefeu, le baron
GARDEFEU
Et vous, monsieur le baron, vous n'entrez pas?
LE BARON
Tout à l'heure… tout à l'heure!… Dites-moi donc…
GARDEFEU
Quoi, monsieur le baron?
LE BARON
Vous m'avez dit que j'étais au Grand-Hôtel; il est tout petit cet hôtel!…
GARDEFEU
Mais oui… vous êtes dans un des petits hôtels du Grand-Hôtel.
LE BARON
Je ne comprends pas bien.
GARDEFEU
C'est fort simple: le Grand-Hôtel étant plein, l'administration a dû acheter une foule de petits hôtels pour y loger les voyageurs. C'est dans un de ces petits hôtels que se trouve logé monsieur le baron.
LE BARON
Ah! l'administration a dû acheter?…
GARDEFEU
Mais oui, monsieur, mais oui, et il est bien probable que, Paris devenant de plus en plus une ville d'étrangers, dans la suite des temps, le Grand-Hôtel finira par envahir la ville tout entière. Alors, on ne demeurera plus à Paris, mais selon la fortune qu'on aura, on viendra à Paris passer quelque temps pour faire de bons dîners, aller au théâtre…
LE BARON
Et présenter ses hommages à de petites femmes…
GARDEFEU
froidement
Oui, monsieur le baron.
LE BARON
Je ne voudrais pas quitter Paris sans avoir présenté mes hommages à une de ces petites femmes.
GARDEFEU
à part
Ah! ah! je te vois venir. Mais…
LE BARON
Il y a un de mes amis, le baron de Frascata…
GARDEFEU
se rappelant confusément ce nom
Frascata!…
LE BARON
Il a connu à Paris une jeune dame qui jouait la comédie… une certaine Métella…
GARDEFEU
Ah! j'y suis, je m'en étais toujours douté…
LE BARON
Vous dites?…
GARDEFEU
Je dis que je le savais…
LE BARON
Et il m'a donné une lettre de… recommandation pour elle. Savez-vous où elle demeure?
GARDEFEU
Si je sais où demeure Métella!…
LE BARON
Comment le savez-vous?
GARDEFEU
Nous autres guides…
LE BARON
Eh bien! vous lui ferez parvenir cette lettre.
GARDEFEU
Tout de suite?
LE BARON
Oui, le plus vite possible… car…
Couplets
I
Dans cette ville toute pleine
De plaisir, de joie et d'amour,
Dans cette ville souveraine
Je ne ferai qu'un court séjour!
J'y resterai trois mois peut-être!
Or, trois mois, c'est bien peu, je crois,
Surtout quand on veut tout connaître!
Aussi, je veux, dans ces trois mois,
Je veux m'en fourrer jusque-là,
Portez la lettre à Métella,
Je veux m'en fourrer jusque-là!
II
Mon père, un gentilhomme austère,
Tint ma jeunesse avec rigueur.
Il ne comprenait rien, mon père,
Aux exigences de mon cœur!
J'ai dû garder ma robe blanche
Jusqu'à mon mariage, mais
Je prétends prendre ma revanche;
C'est le moment, ou bien jamais!
Je veux m'en fourrer jusque-là!…
Portez la lettre à Métella,
Je veux m'en fourrer jusque-là…
GARDEFEU
à part
Il est enragé.
haut
C'est entendu, monsieur, je ferai porter cette lettre.
LE BARON
C'est très-bien! A quelle heure dîne-t-on?
GARDEFEU
Mais à l'heure que vous voudrez.
LE BARON
Comment, à l'heure que je voudrai…
GARDEFEU
Sans doute!
LE BARON
Il n'y a donc pas de table d'hôte?
GARDEFEU
Vous tenez à dîner à table d'hôte?
LE BARON
Mais certainement, je voyage pour m'amuser… je n'ai pas envie de dîner en tête-à-tête avec la baronne.
GARDEFEU
à part
Oh! j'aime ce mot!
LE BARON
Et puis, je veux voir du monde, observer, rire… et s'il n'y a pas de table d'hôte ici, je m'en vais.
GARDEFEU
à part
Comment, il s'en va!…
haut
Ne vous en allez pas… il y en aura une… il faut qu'il y en ait une à tout prix!
LE BARON
A la bonne heure! Mais qu'est-ce que vous entendez par ces mots: à tout prix?
GARDEFEU
J'entends que l'on peut payer plus ou moins… si l'on prend des suppléments, par exemple…
LE BARON
C'est juste! A propos de prix… qu'est-ce que je vais dépenser ici?
GARDEFEU
Combien de personnes êtes-vous?
LE BARON
Quatre: la baronne et moi, la femme de chambre et le domestique.
GARDEFEU
à part
Comment, je vais lui prendre de l'argent pour… oh! c'est indigne!
LE BARON
Eh bien, ça me coûtera?…
GARDEFEU
à part
Prenons-lui en très-peu, au moins.
LE BARON
à part
J'irai bien jusqu'à cent, cent vingt francs par jour.
haut
Eh bien?
GARDEFEU
Eh bien! mais ça sera dix-francs!
LE BARON
Dix francs!
GARDEFEU
Aimez-vous mieux cent sous?
LE BARON
Par tête?
GARDEFEU
Non, pour tout le monde!
LE BARON
C'est bien bon marché! Comment pouvez-vous vous en tirer?
GARDEFEU
Oh! je vais vous dire… c'est une compagnie… moi, je suis employé… j'ai un traitement fixe… alors, ça m'est bien égal… si la compagnie fait de mauvaises affaires… ça regarde ceux qui ont des actions… vous devez comprendre que je n'en ai pas, moi; j'ai un traitement fixe. Je ne tiens qu'à une chose: c'est à ce que mes voyageurs soient de bonne humeur. Pour cela, je les fais payer très- peu… ainsi, je vous ai dit cent sous… voulez-vous que ce soit quatre francs?… trois francs dix sous…
LE BARON
Non! non! je ne veux pas lésiner… pour une pièce de quinze sous…
GARDEFEU
C'est entendu, alors…
LE BARON
à part
Et on dit que la vie est chère à Paris!
haut
A quelle heure la table d'hôte?
GARDEFEU
La table d'hôte?
LE BARON
Eh bien, oui, la table d'hôte.
GARDEFEU
Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus… à sept heures, la table d'hôte… à sept heures… Voulez-vous huit heures? voulez-vous neuf heures?
LE BARON
Non! non! vous avez dit sept heures. C'est très-bien… J'entre dans ma chambre et je vais m'habiller! Et que le dîner soit bon, parce que… je veux m'en fourrer jusque-là.
Il sort en fredonnant le refrain
SCÈNE VII
GARDEFEU
seul
Une table d'hôte!… On peut tenir vingt dans ma salle à manger, à la rigueur… mais il faudrait trouver des gens pour cette table d'hôte… où en trouverai-je?
Entre Gabrielle poursuivie par Frick
SCÈNE VIII
Gardefeu, Frick, Gabrielle
GABRIELLE
s'enfuyant
Ah!
GARDEFEU
Qu'est-ce que c'est, monsieur Frick.
GABRIELLE
Voulez-vous bien me laisser, monsieur Frick?…
FRICK
J'apporte vos bottes.
GABRIELLE
Et moi vos gants.
GARDEFEU
avec éclat
Ah! quelle idée!
FRICK
Quoi donc?
GARDEFEU
Mes amis, écoutez-moi… vous ne remarquez pas une chose… c'est que nous n'avons jamais dîné ensemble…
FRICK
Tiens, c'est vrai!
GABRIELLE
Jamais! jamais!
FRICK
Mais quand vous voudrez…
GARDEFEU
Aujourd'hui, ça vous va-t-il?
FRICK
hésitant
Aujourd'hui?
GARDEFEU
Serais-tu déjà invité?
FRICK
Non… aujourd'hui, ça va.
GARDEFEU
Très-bien! mais ce n'est pas tout, vous devez avoir des amis et des amies?
FRICK
Sans doute!
GARDEFEU
Eh bien, si vous profitiez de l'occasion pour amener une dizaine des uns et des autres?
FRICK
Je veux bien, moi.
GABRIELLE
Je ne demande pas mieux.
GARDEFEU
Et puis, si vous voulez, pour que ce soit tout à fait drôle… au lieu de garder vos noms, vous prendrez ceux de vos clients et clientes. Mais, j'y pense, une table d'hôte! il n'y a pas de table d'hôte sans major! Il me faudrait absolument un major!
A Frick
Vous rappelez-vous celui dont je vous ai procuré la pratique?
FRICK
Parfaitement; il ne m'a pas payé… je l'ai fait saisir, et j'ai fini par en tirer une vieille redingote à brandebourgs.
GARDEFEU
C'est tout ce qu'il faut. Ce soir, vous mettrez cette redingote, et vous serez le major Èdouard.
FRICK
Le major… mais je ne saurai pas faire le major…
GARDEFEU
Bah! une fois que vous aurez la redingote… et les brandebourgs surtout!… Il me faudrait aussi la veuve d'un colonel.
GABRIELLE
J'en connais une, et si vous voulez, je me chargerai du rôle.
GARDEFEU
Voilà qui est entendu alors… vous serez le major… vous serez, vous, la veuve du colonel. A sept heures, revenez!…
FRICK ET GABRIELLE
A sept heures!
Frick et Gabrielle sortent
GARDEFEU
Ça va très-bien, j'aurai ma table d'hôte…
Entre Bobinet, il a l'air navré, il traverse la scène et va tomber avec accablement sur un fauteuil
SCÈNE IX
Gardefeu, Bobinet
GARDEFEU
Qu'est-ce que tu as, toi?
BOBINET
Et moi qui m'étais décidé à aller chez les femmes du monde parce que je n'avais plus le sou!… Ah! mon ami! J'arrive de la rue de Varennes…
GARDEFEU
La petite comtesse de la Roche-Trompette n'était pas chez elle…
BOBINET
Elle y était…
GARDEFEU
Elle ne t'a pas bien reçu?…
BOBINET
Elle m'a presque sauté au cou.
GARDEFEU
Eh bien, alors…
BOBINET
Je revenais aux femmes du monde parce que je commençais à trouver que les autres coûtaient trop cher… Eh bien! sais-tu ce qu'elle m'a dit, la comtesse Diane?… elle m'a dit… mon ami, vous pouvez me sauver, j'ai absolument besoin de cinquante mille francs.
GARDEFEU
Oh!
BOBINET
Prêtez-les moi, je vous les rendrai jeudi soir, à sept heures dix minutes; je lui ai répondu: Comtesse, vous les aurez dans deux heures, et je suis parti.
GARDEFEU
Comment tu vas?…
BOBINET
Moi…mais je n'ai pas le sou.
GARDEFEU
Eh bien alors tu n'aurais pas dû promettre.
BOBINET
Ça l'a rendue si heureuse… c'est un bonheur qui ne durera que deux heures… mais enfin, c'est toujours ça…
Avec fureur
Ah! les femmes du monde!…
GARDEFEU
N'en dis pas de mal… il y a là… une baronne suédoise… que j'ai trouvée à la gare…
BOBINET
Oui, je sais, ton domestique vient de me prévenir… j'aurais bien ri si j'avais été moins triste.
GARDEFEU
Tu es triste?…
BOBINET
Je suis navré, profondément navré!
GARDEFEU
Tant pis! si tu avais été gai, tu aurais pu me rendre service.
BOBINET
Ah! mon ami, que veux-tu, tu me prends dans un mauvais moment… Cependant pour un ami… Si j'avais été gai… distu… Attends un peu.
Il se chatouille et se met à rire d'un rire forcé
Ah! ah! ah!
Puis ensuite très-froidement
Je suis gai, maintenant je suis gai.
GARDEFEU
Comment il ne te faut que ça.
BOBINET
Pas autre chose.
GARDEFEU
Eh bien, ce soir, pour garder ici le baron et la baronne de Gondremarck, j'ai improvisé une table d'hôte. Demain, pour que la femme restât seule ici et que le baron restât dehors tard, très-tard… il faudrait…
BOBINET
Il faudrait?…
GARDEFEU
Eh! je ne sais pas ce qu'il faudrait, si je le savais!…
BOBINET
Ce soir, une table d'hôte, m'as-tu dit?
GARDEFEU
Oui!…
BOBINET
Mieux que cela, moi, demain, la même idée plus en grand, |une fête de nuit dans l'hôtel de Quimper-Karadec en l'honneur de ton Suédois.
GARDEFEU
Ah! se serait superbe! mais comment feras-tu?
BOBINET
Ma tante, la douairière de Quimper-Karadec, est absente… L'hôtel est à ma disposition… Il y a dans l'hôtel, avec moi, deux domestiques, Prosper et Urbain, deux drôles qui ont un esprit du diable. Il y a la femme de chambre et les six nièces du concierge. Voilà les invités… Comme c'est heureux que le frère du concierge ait eu ces six enfants-là? Nous n'aurions pas eu d'invités sans cela… Envoie-moi ton baron…
GARDEFEU
Et tu le retiendras très-tard à la fête…
BOBINET
Dame! ce sera l'affaire de ces dames…
GARDEFEU
Ah! mon ami, tu me sauves!…
BOBINET
Tu ne m'as demandé que de la gaieté, toi… Si madame de la Roche-Trompette ne m'avait demandé que ça… Ah! les femmes du monde!
Entre la baronne
GARDEFEU
à Bobinet
Chut!
SCÈNE X
Gardefeu, Bobinet, la baronne
LA BARONNE
à Gardefeu
Quel est ce monsieur?
BOBINET
bas à Gardefeu
Présente-moi…
GARDEFEU
à la baronne
Oh! madame la baronne, ce n'est rien du tout.
BOBINET
piqué
Comment…
GARDEFEU
C'est l'horloger de l'hôtel… c'est lui qui remonte les huit cents pendules du Grand-Hôtel…
Poussant Bobinet vers la porte
Allez, mon ami, allez…
BOBINET
Mon Dieu, oui, madame, je suis l'horloger du Grand-Hôtel…
Il va à la cheminée, prend la pendule d'une main et de l'autre la remonte très-vivement
Voyez-vous, madame, on a tort de se faire un monde de ces sortes de choses… Rien de plus simple… Il n'y a qu'à tourner jusqu'à ce qu'on rencontre une petite résistance.
Le grand ressort se casse avec un bruit effroyable
Vous voyez, madame, j'ai rencontré la petite résistance.
Il salue et sort en emportant la pendule
SCÈNE XI
Gardefeu, la baronne
LA BARONNE
Monsieur!…
GARDEFEU
Madame…
LA BARONNE
Voici ce que j'ai trouvé dans une coupe sur la cheminée!
GARDEFEU
Quoi donc, madame?…
LA BARONNE
Cinq bagues tres-jolies, ma foi…
GARDEFEU
Ah! c'est vrai… c'est à…
LA BARONNE
C'est à…
GARDEFEU
A la personne qui logeait là avant vous, madame.
LA BARONNE
Ah! il y avait une dame?…
GARDEFEU
Oui!
LA BARONNE
Jolie?…
GARDEFEU
Très-jolie…
LA BARONNE
Il y avait un monsieur aussi?…
GARDEFEU
Comment?
LA BARONNE
Oui, car j'ai trouvé ce billet… Oh! je n'ai lu que le premier… mot… Mon cher Raoul!
GARDEFEU
Raoul, c'est mon nom…
LA BARONNE
Comment, c'est à vous?…
GARDEFEU
changeant de ton et amèrement
A moi, non pas, madame, non pas!… Cette lettre est adressée à un autre Raoul… Est-ce qu'on m'écrirait
une lettre comme cela à moi?… Est-ce qu'on peut m'aimer, moi?..
Regard étonné de la baronne… Gardefeu s'arrête et changeant de ton
Si vous le voulez, madame, je ferai remettre à cette personne les bagues et la lettre.
LA BARONNE
C'est entendu…
SCÈNE XII
Les mêmes, Métella
ALPHONSE
entrant
Monsieur, monsieur!…
GARDEFEU
Qu'est-ce que c'est?
ALPHONSE
Mademoiselle Métella, monsieur…
GARDEFEU
Métella!
LA BARONNE
Eh bien! monsieur, qu'arrive-t-il encore?
GARDEFEU
Mais rien du tout, madame, rien du tout.
Métella entre par le fond
MÉTELLA,
à part
Qu'est-ce que je vois?
GARDEFEU
essayant de se remettre
Tenez, madame, voici justement la personne qui logeait là avant vous.
LA BARONNE
saluant
Madame…
MÉTELLA
saluant
Madame…
LA BARONNE
J'ai trouvé divers objets qui vous appartenaient madame… et je viens de charger monsieur de vous les remettre.
MÉTELLA
à part
Par exemple!
LA BARONNE
Je rentre chez moi…
MÉTELLA
à part
Chez elle!
LA BARONNE
A quelle heure le dîner?
GARDEFEU
A sept heures…
LA BARONNE
saluant
Madame.
MÉTELLA
de même
Madame…
La baronne entre chez elle
SCÈNE XIII
Métella, Gardefeu
MÉTELLA
Eh bien! mais, dites donc, je venais pour vous donner une explication… Il me semble que je ferais bien de commencer par vous en demander une.
GARDEFEU
A quoi bon?
MÉTELLA
Si j'y tenais pourtant…
GARDEFEU
Je vous dirais que je suis tombé dans la misère, et qu'alors l'idée m'est venue de louer mon hôtel en garni et de me faire guide.
MÉTELLA
Guide!
GARDEFEU
Oui, il y a ici un baron et une baronne, je suis leur guide.
MÉTELLA
Ah! enfin!
GARDEFEU
Voilà mon explication… à votre tour… Quel était ce monsieur tout à l'heure à la gare?…
MÉTELLA
A quoi bon?… c'est fini nous deux…
GARDEFEU
Oui, c'est fini!
MÉTELLA
Alors, je trouve bien inutile…
GARDEFEU
C'est vrai… voilà vos bagues…
MÉTELLA
Il n'y en a que cinq?
GARDEFEU
Est-ce que vous en avez laissé plus?
MÉTELLA
Je ne sais pas… je croyais…
GARDEFEU
Vous avez raison… il y en avait six; nous retrouverons la sixième.
MÉTELLA
Était-ce une bague?… c'était un bracelet peut-être!
GARDEFEU
Comme vous voudrez….
MÉTELLA
Un bracelet alors, avec des émeraudes…
GARDEFEU
Avec des émeraudes…
MÉTELLA
Adieu, alors!
GARDEFEU
Non, pas encore adieu!
MÉTELLA
Comment?
GARDEFEU
J'ai une lettre pour vous.
MÉTELLA
Une lettre de qui?…
GARDEFEU
Du baron de Frascata…
MÉTELLA
se souvenant vaguement de ce nom et cherchant ce qu'il lui rappelle
Le baron de Frascata…
GARDEFEU
Celui qui l'hiver dernier… Je m'en étais toujours douté!
MÉTELLA
Mais puisque je vous jure…
GARDEFEU
Eh! à quoi bon maintenant?
MÉTELLA
Tu es bête!… Et à quel propos m'écrit-il, ce baron de Frascata?
GARDEFEU
Mais lisez, vous allez voir.
MÉTELLA
lisant
Vous souvient-il, ma belle,
D'un homme qui s'appelle
Jean-Stanislas, baron de Frascata?
En la saison dernière,
Quelqu'un, sur ma prière,
Dans un grand bal, chez vous me présenta!
Je vous aimai, moi, cela va sans dire!
M'aimâtes-vous? je n'en crus jamais rien;
Vous le disiez, mais avec quel sourire!
De l'amour, non! mais ça le valait bien!
Ça dura six semaines,
Qui furent toutes pleines
Des passe-temps les plus extravagants!
Les verres qui se brisent,
Et les lèvres qui disent
Un tas de mots cavaliers et fringants!
Ah! le bon temps! six semaines d'ivresses!
Les longs soupers, les joyeuses chansons!
Et vous surtout, la perle des maîtresses,
Vous avant tout… mais sur ce point glissons!
Vous dirai-je, ma mie,
Qu'à présent je m'ennuie
Comme un perdu dans le fief paternel,
Et que ma seule joie,
Dans le noir que je broie,
Est de rêver d'un boudoir bleu de ciel!
Si vous saviez comme c'est chose rare,
Que le plaisir dans notre froid pays,
Si vous saviez surtout… mais je m'égare,
N'oublions pas pourquoi je vous écris!
Un digne gentilhomme,
Mon ami, que l'on nommo
De Gondremark, s'en va demain matin.
Son caprice l'entraîne,
Vers les bords de la Seine.
Je crois qu'il veut s'y divertir un brin.
Or, tout à l'heure, il m'a pris pour me dire:
Où dois-je aller pour m'amuser, mais là!
Moi souriant… pardonnez ce sourire,
J'ai répondu: Va-t'en chez Métella!
Écoutez ma prière,
Recevez-le, ma chère;
Comme autrefois, soyez bonne aujourd'hui!
Prenez pour le séduire,
Votre plus doux sourire,
Je vous réponds absolument de lui.
Je vous l'envoie, et quand plus tard, ma belle,
Il reviendra, car il doit revenir,
O Métella! faites qu'il se rappelle
Tout ce dont moi j'ai le ressouvenir!
En la saison dernière,
Quelqu'un, sur ma prière,
Dans un grand bal, chez vous me présenta.
Vous souvient-il, ma belle
De celui qui s'appelle
Jean-Stanislas, baron de Frascata?
MÉTELLA
Et qu'est-ce que c'est que ce baron de Gondremarck?
GARDEFEU
Mais c'est mon locataire.
MÉTELLA
Allons donc!
GARDEFEU
C'est celui que je dois guider…
MÉTELLA
Ah! c'est le mari de la dame qui…
GARDEFEU
Justement…
MÉTELLA
Elle est jolie… mes compliments…
GARDEFEU
Oh! je ne les mérite pas encore…
MÉTELLA
Tu es bête!
à part
Ah! brigand!
Entre le baron
SCÈNE XIV
Les mêmes, le baron
LE BARON
Me voilà, moi!…
voyant Métella
Oh!
GARDEFEU
C'est elle!
LE BARON
avec enthousiasme
Ah! c'est elle!…
très froidement
Qui, elle?…
GARDEFEU
Métella!…
LE BARON
Oh! madame…
MÉTELLA
M. de Gondremarck?
LE BARON
Lui-même!
MÉTELLA,
très digne
Le baron de Frascata était de mes amis, monsieur, et je ne fermerai certes pas ma porte à une personne qui m'est recommandée par lui.
LE BARON
Vous avez lu la lettre?…
MÉTELLA
Oui…
LE BARON
Il y a une réponse.
MÉTELLA
très-digne
Mais je pense que vous me ferez l'amitié de venir la chercher chez moi…
Gondremarck s'approche vivement de Métella, et lui offre le bras
… dans quelques jours…
LE BARON
affligé
Dans quelques jours!… Pourquoi dans quelques jours?
MÉTELLA
Parce que je le veux ainsi…
regardant Gardefeu
Ah je me vengerai…
Saluant le baron
Monsieur…
LE BARON
Madame…
Métella sort
SCÈNE XV
Le baron, Gardefeu
LE BARON
Dans quelques jours!… j'aurais préféré… Enfin!… sept heures moins dix… dans dix minutes, la table d'hôte!
GARDEFEU
La table d'hôte… ah! oui.
à part
Mais je l'ai oubliée, moi… il n'y aura rien du tout pour dîner…
ALPHONSE
annonçant
Le major Èdouard…
Entre Frick en major, tournure et physionomie entièrement changées, pantalon large, rédingote verte avec des brandebourgs
SCÈNE XVI
Les mêmes, Frick
GARDEFEU
Ah! voilà les convives qui commencent à arriver!…
FRICK
bas à Gardefeu
Suis-je bien?…
GARDEFEU
Vous êtes superbe!
haut
M. le baron, je vous laisse avec le major… major, je vous laisse avec le baron, je vais m'occuper du dîner.
Il sort
LE BARON
Ainsi vous êtes major?…
FRICK
Je le suis…
LE BARON
Mais… pardonnez-moi cette ignorance, je suis étranger.. Qu'est-ce que c'est au juste qu'un major?…
FRICK
Un major…
LE BARON
Oui…
FRICK
Il y en a de différentes espèces… Il y a d'abord le major, un brave soldat, un soldat respectable… Ça n'est pas moi. Il y a aussi le tambour-major… Ça n'est pas moi non plus. Enfin, il y a le major de table d'hôte …
avec orgueil
Ça c'est moi…
LE BARON
Ah! ah! vous êtes…
FRICK
Écoutez…
Couplets
I
Pour découper adroitement,
Pour assaisonner savamment,
Pour faire sauter les bouchons
Et pour offrir les cornichons,
Pour décocher à tout propos
Des traits malins, de jolis mots,
C'est moi le coq. – Dans cet emploi
Nul ne peut lutter avec moi!
Je suis le major.
Partout où l'on dîne,
D'une façon fine
Paraît le major!
Je coupe,
Découpe,
Fais sauter la coupe,
Et possède encor
Mille autres talents. Je suis le major!
II
J'ai toujours, après dîner,
Pour avis qu'il faut cartonner;
Baccarat ou bien lansquenet,
J'ai dans ma poche un jeu tout prêt.
Mais c'est surtout à l'écarté
Que brille ma dextérité.
Et quand il faut tourner le roi
Nul ne peut lutter avec moi.
Je suis le major,
Partout où l'on joue,
Partout où l'on floue
Paraît le major!
Je coupe,
Découpe,
Fais sauter la coupe,
Et possède encor,
Mille autres talents. Je suis le major!
FRICK
Vous savez maintenant ce que c'est qu'un major.
LE BARON
Vous êtes un farceur… mais je comprends la plaisanterie.
FRICK
regardant les bottes du baron
Ah çà! mais…
LE BARON
Mais quoi?
FRICK
Qu'est-ce que vous avez là? qu'est-ce qui vous a fait ça?
LE BARON
Ça, quoi?
FRICK
Ça là!
LE BARON
Mes bottes?
FRICK
Vous appelez ça des bottes! Otez ça… ôtez!… ça n'est pas des bottes… ôtez ça.
LE BARON
Comment que j'ôte…
FRICK
Elles sont affreuses!
LE BARON
regardant les bottes de Frick
Avec ça que les vôtres…
FRICK
Moi, c'est différent… j'ai le droit d'être mal chaussé, moi.
LE BARON
Pourquoi ça?
FRICK
Il y a un proverbe… Enfin j'ai le droit d'être mal chaussé… mais je vous en ferai, moi, des bottes…
LE BARON
Vous, major?
FRICK
Oui je vous en ferai, et vous verrez ce que c'est que des bottes! Otez! ôtez!… je vais vous prendre mesure…
Il tire de sa poche un compas de cordonnier et veut s'emparer de l'une des jambes du baron
Laissez-moi faire…
LE BARON
se débattant
Mais qu'est-ce que c'est que ce major-là?
Entre Gardefeu qui se jette entre eux et les sépare
GARDEFEU
à Frick
Eh bien, major…
FRICK
Mais regardez donc ces bottes…
GARDEFEU
au baron
Voici les habitués de la table d'hôte.
SCÈNE XVII
Les mêmes, bottiers, gantières, puis Gabrielle
CHŒUR
Nous entrons dans cette demeure,
Avec un appétit d'enfer,
On y dîne à la septième heure,
Rien par tête… ce n'est pas cher.
Vers la fin du chœur paraît Gabrielle. Gardefeu va la recevoir
GARDEFEU
au baron
Permettez que je vous présente
Madame de Sainte-Amaranthe.
LE BARON
Je rends hommage
A sa beauté,
Mais pourquoi ce nuage
Sur son front attristé?
CHŒUR
Oui, pourquoi ce nuage
Sur son front attristé?
TOUS
Parlé
Oui, pourquoi? pourquoi?
GABRIELLE
I
Je suis veuve d'un colonel
Qui mourut à la guerre!
J'ai chez moi… regret éternel!
Son casque sous un verre!
Maintenant je vis à l'hôtel,
Mais de telle manière
Que de là-haut, du haut du ciel,
Sa demeure dernière,
Il est content, mon colonel,
Ou, du moins, je l'espère.
Es-tu content, mon colonel?
CHŒUR
faisant le salut militaire
Es-tu content, mon colonel?
GABRIELLE
II
Pour remplacer mon colonel,
Maint et maint téméraire
M'ont parlé d'amour, d'un ton tel,
Qu'ils m'ont mise en colère!
J'ai par un refus si formel
Repoussé leur prière,
Que de là-haut, du haut du ciel,
Sa demeure dernière,
Il est content, mon colonel,
Ou, du moins, je l'espère.
Es-tu content, mon colonel?
CHOEUR
Es-tu content, son colonel?
GARDEFEU
parlé
Mesdames et messieurs, le dîner est servi.
CHOEUR
Nous avons faim, nous avons faim.
GARDEFEU
Ne faites donc pas tant de train.
LE BARON
Monsieur le guide, regardez…
Vos convives, Dieu me pardonne!
Ne sont pas distingués.
GARDEFEU
Que voulez-vous que l'on vous donne
Pour ce que vous payez?
FRICK
Par saint Crépin!
Nous arrivons, et le chemin
Pour dîner nous a mis en train,
Par saint Crépin.
CHOEUR
Par saint Crépin!
Nous avons une faim du diable,
Et nous voulons nous mettre à table,
Par saint Crépin!
Tyrolienne
GABRIELLE
On est v'nu m'inviter
La la la la la la,
M'inviter à dîner,
La la la la la la,
Moi j'ai sans façon,
Dit que j'voulais bien,
Pourvu qu' ce fût bon
Et que ça n'coûtât rien.
La la la la la.
TOUS
La la la la la.
CHOEUR
A table, à table,
Nous avons une faim du diable.
A table! à table!
Reprise de la Tyrolienne. Valse générale. Tableau